REVUE
LINGUISTIQUE
PHILOLOGIE COMPARÉE
Paris. — Typ. Alcan-Lévy, boul. de Clichy, G2.
REVUE
DE
LINGUISTIQUE
ET DE
PHILOLOGIE COMPARÉE
Recueil trimestriel
DE DOCUMENTS POUR SERVIR A LA SCIENCE POSITIVE
DES LANGUES, A l' ETHNOLOGIE,
A LA MYTHOLOGIE ET A l'hISTOIRE
TOME PREMIER
/'"■ Fascicule — Juillet iSôj.
PA R I S
MAISONNEUVE ET C^ LIBRAIRES-ÉDITEURS
l5 , QUAI VOLTAIRE
AVANT -PROPOS
Personne n ignore que, jusqu'au dix-neuvième
siècle, la linguistique a subi le sort des autres
sciences naturelles : née comme elles de concepts
a priori et non de l'observation des faits, elle se
résumait en un monde d'ingénieuses conjectures et
d'étymologies hasardées.
^ On sait comment, à laide du parallèle scienti-
fique du sanskrit et du zend avec le grec et le latin,
le gothique et le tudesque, le lithuanien et Tescla-
von, M. Bopp fonda, il y a cinquante ans, la lin-
guistique indo-européenne.
On sait aussi comment cette méthode histo-
rico-comparative, appliquée ensuite aux langues
syro-arabes dites sémitiques, puis aux idiomes
finno-tatares, etc., etc.. créa des branches nou-
velles et spéciales sur larbrc de la science des
VI
langues, pour produire enfin la première esquisse
d'une linguistique générale.
Bien que, dans les premières années de notre
publication, la plupart de nos articles doivent avoir
pour objet lun ou Tautre rameau de la linguistique
indo-européenne, nous ne négligerons pourtant
aucun autre organisme syllabique de la pensée dès
que la morphologie de ses organes ou la contexture
de ses appareils pourra jeter quelque lumière sur
la structure et les transformations des langues de
l'Europe et de Tlnde.
En dehors des études originales, la Revue pu-
bliera des résumés de tous les travaux importants
relatifs à la linguistique et à la philologie comparée;
car, pour être une œuvre d'actualité, elle veut être
à la fois une œuvre de progrès et de propagande,
sans autre préoccupation qu'un amour exclusif de
la vérité.
Il importe même que, durant toute cette pé-
riode des premiers développements de la science
nouvelle, la Revue soit encore une œuvre d'initia-
tion. C'est ainsi que l'avenir de la philologie indo-
européenne nous impose le devoir de multiplier les
sanskritistes par la séduction des études lexiolo-
giques et grammaticales faites sur des textes choi-
— VII —
sis, soit dans les Védas, soit dans les grandes épo-
pées indiennes.
Enfin, nous n'oublierons jamais quel vif inté-
rêt s'attache aux conclusions historiques et philo-
sophiques des deux sciences auxquelles nous con-
sacrons ce recueil.
LA SCIENCE POSITIVE
DES
LANGUES INDO-EUROPÉENNES
SON PRÉSENT, SON AVENIR
Pour tout penseur habitué à tenir compte de l'influence
des grandes découvertes scientifiques sur le progrès des
idées, il n'est peut-être pas d'étude plus attachante que
celle du mouvement imprimé aux branches les plus éle-
vées du savoir humain par les développements actuels de
la science des langues.
Et pourtant, elles ne sont nées que d'hier, cette lin-
guistique positive et cette philologie comparée qui,
à elles deux, viennent de transformer l'histoire !
On avait bien, durant de longs siècles, philosophé sur
les langues et le langage; mais ici, comme dans les
autres sciences naturelles, on voulait toujours partir de
concepts a 'priori^ jamais de l'observation comparative
des faits.
Il y a cinquante ans que parut à Francfort-sur-le-Mein
l'ouvrage où, pour la première fois, fut appliquée la
méthode qui élève à la dignité de science positive la con-
naissance des organismes syllabiques de la pensée. Ce
livre de M. Franz Bopp est intitulé : Du système de
conjugaison de la langue sanslirite, comparé avec celui
~ 2 -
des langues grecque^ latine, persane et germanique. Il
fut le prodrome d'une œuvre plus vaste et qui acheva de
faire de tous les linguistes contemporains autant de dis-
ciples enthousiastes du célèbre professeur. Entrant ré-
solument dans les voies que Jacques Griram avait
ouvertes à la constatation des lois qui régissent les va-
riations phoniques, M. Bopp publia, de 1883 à 1837, sa
Oo'ammaire comparative du sanskrit, du zend, du grec,
du latin, du lithuanien, de Vesclavon, du gothique et du
tudesque (ancien-haut-allemand).
Avant l'apparition de ces ouvrages, on connaissait
déjà l'affinité de la langue sacrée des Brahmanes avec le
zend, le grec, le latin, le gothique et les autres langues
que l'on appela successivement indo-germaniques et
indo-européennes. Après un examen comparatif de leurs
idiomes, le P. Cœurdoux, en 1767, avait conclu à la
parenté orig-inaire des Hindous, des Grecs et des Latins.
En parlant des variétés d'une même langue commune à
ces trois peuples, William Jones avait dit en 1786 :
• Aucun philologue , après avoir examiné ces trois
idiomes , ne pourra s'empêcher de reconnaître qu'ils
sont dérivés de quelque source commune qui peut-être
n'existe plus. » Eu 1798 et 1802, Jean-Philippe Wesdin,
en relig'ion Fra Paolino da San Bartolomeo, avait publié
deux traités sur l'affinité du sanskrit, du zend, du ger-
manique et du latin. Enfin, l'Europe lettrée avait lu, en
i808, le livre de Frédéric Schlegel Sur la langue et la
sagesse des Hindous^ œuvre remarquable que domine
cette grande et féconde idée de l'unité originaire des
langues de l'Europe et de l'Inde.
Démontrer l'identité primitive des langues indo-
européennes n'était donc pas le but de M. Bopp. Il par-
tait au contraire du fait évident de leur unité radicale
I
— 3 —
pour arriver, à force de rapprochements et d'inductions,
à \-à découverte des lois qui présidèrent au devenir de
chacun des idiomes congénères. Le premier, il comprit
que chaque langue est un tout vivant, doué d'un déve-
loppement continu, et dont chaque mode d'être succes-
sif est inexplicable sans la connaissance des phases ou
des états antérieurs traversés déjà par le même orga-
nisme.
Bientôt la linguistique indo-eurepéenne prêta la ri-
gueur de ses procédés historico-comparatifs à l'étude
des langues dites sémitiques, et nous assistâmes à la
naissance d'une phonologie et d'une lexiologie syro-
arabe avec l'hébreu pour clef de voûte, j'allais dire pour
sanskrit.
En 1836, et mieux encore en 1849, les travaux de
M. Schott fondèrent la linguistique finno-tartare.
Je m'arrête car ce n'est pas ici le lieu d'esquisser l'his-
toire de chaque linguistique spéciale, ni de montrer
comment elle concourt, pour sa part, à la formation de
la science des langues ou de la linguistique générale.
Je me hâte donc de rentrer dans le sujet déjà trop vaste
de cet article.
Ce qui frappe tout d'abord, dans la linguistique
indo-européenne, c'est l'état d'admirable conservation
où nous est parvenu le sanskrit, celui des épopées
comme celui des Védas. Son frère de l'ancienne Bac-
triane, le zend , le suit de très près sous ce rapport. Le
grec vient ensuite, surtout par son dialecte éolien. Le
latin, lui, semble tenir le milieu entre le grec et le gaé-
lique. Aux derniers confins des langues celtiques et sur
les limites du germanisme, se trouve placé le kymrique
(gallois et bas-breton). Voici maintenant les langues
germaniques ou teuto -Scandinaves, confinant elles-
_ 4 -^
mêmes, par plus d'un côté, aux idiomes lithuano-sla-
vons, si rapprochés à leur tour du sanskrit par la richesse
et la pureté de leurs formes.
Toutes ces langues ont perdu çà et là quelque chose de
leur intégrité organique primordiale ; mais ces altérations
sont loin d'atteindre toujours le même vocable de la
même manière dans chaque élément du vaste parallèle.
Ici c'est le sanskrit qui, ayant le moins souffert des exi-
gences d'une prononciation facile et rapide, est resté le
plus complet; là c'est le latin, le gothique ou le lithua-
nien qui prouve que le sanskrit lui-même, d'habitude si
bien conservé, a, dans telle ou telle forme, perdu l'un ou
l'autre de leurs éléments essentiels.
Lorsque, possédant bien les lois des variations phoni-
ques qui régissent le devenir de chaque langue sœur, on
avance d'un pas ferme dans ce vaste système de compa-
raison, on se trouve forcément conduit à un ensemble de
formes organiques premières et communes constituant le
fonds commun du parler des tribus aryennes avant leur
séparation pour la colonisation de l'Inde et de l'Europe.
Par leur contrôle mutuel, et en se complétant ainsi
l'une par l'autre, les langues sœurs permettent à la
science de reconstituer la langue mère dont elle ne sont
que des modes variés de devenir.
A ce parler primordial de notre race indo-européenne
les Allemands donnent d'ordinaire le nom de langue
indo-germanique primitive {indo-germaniscîie Urspra-
che). Pour plus de concision, et peut-être aussi pour plus
de justesse, nous l'appellerons la plupart du temps aryen
'primitif OM aryaque tout court. Le nom de ârya, véné-
rable, excellent, noble, a très probablement représenté
les diverses tribus de la race indo-européenne avant
toute séparation. Les Védas, les Lois de Manou, toute la
I
— 5 —
tradition brahmanique nous montrent la dénomination
d'ârya comme la plus ancienne appellation de la race
conquérante de l'Inde entière. Sa forme corrélative en
Zend est airya, respectable, vénérable, et cette épithète y
est donnée aussi bien au pays (Ap'.a) qu'au peuple (Aptoi).
Le dérivé airyana nous est surtout connu par sa
forme moderne Iran, pour Éo'an, et par sa forme grec-
que Aptava. Mais, en dehors des Aryo-Hindous et des
Aryo-Persans, nous avons encore les Aryo-Celtes ; car,
comme l'a fort bien montré M. Adolphe Pictet, les Eri
de l'Espag-ne, les /r-landais, ou les habitants de la verte
Erin ou Eirin, portent encore, sous une forme qu'ex-
plique leur phonologie spéciale, le vieux nom à'ârya
venu du berceau commun. Il n'en faut certes pas davan-
tage pour justifier une appellation que motiveraient
d'ailleurs suffisamment les convenances du discours.
Que l'idée de cette langue aryaque ye retrouve au fond
de tous les travaux non-seulement de M. Bopp, mais
encore de ses premiers disciples, cela est incontestable.
Ce qui n'est pas moins sûr, c'est que, par suite d'un vice
habituel de méthode, ces grands maîtres de la linguisti-
que indo-européenne ont induit l'Europe entière en er-
reur. Qui de nous n"a entendu répéter « le grec vient du
» sanskrit ; le sanskrit est la langue mère des langues
» indo-européennes; nos langues viennent de l'Inde, etc.?»
A force d'être répétées sans contradiction, ces grosses
balourdises passèrent bientôt pour d'augustes vérités.
On vit, par exemple, en 1852, un érudit fort distingué,
traduisant en français le livre de M. Auguste Schleicher
SUT Les langues de r Europe (Bonn, 1850), trouver moyen
de glisser dans sa traduction l'erreur qu'il avait dans la
tête, la mettant ainsi sur le compte do l'auteur qui n'en
pouvait mais. M. H. Ewerbeck (p. 310) traduit ainsi les
— 6 —
lignes 12-19 de la page 237 de Die Sprachen Europas :
« La branche indo-germanique qui porte le nom des Cel-
> tes a évidemment la première entrepris le long voyage
» depuis les montagnes Himalaya. Sa langue aussi s'est
> éloignée, plus que celle des autres branches, de la gran-
j) diose langue sanskrite, de cette mire commune, de ce
» prototype qui se reflète plus ou moins dans l'orga-
» nisme de chacune de ses filles (1). »
Que voulez-vous ? cette erreur-là courait les écoles et
les salons. Elle se glissa même au Collège de France où
le jeune savant chargé du cours de grammaire comparée
disait en 1864, danssondiscoursd'ouverture (lignes 15-19
de la page 17, édition Germer-Baillère) : « La langue
indo-européenne primitive, autant que nous en pouvons
juger par le monument le plus ancien qui nous en est
resté, c'est-à-dire par les Védas, n'est pas, comme on
pourrait être tenté de le croire, une langue pauvre et
grossière. » Or les Védas sont écrits en sanskrit, en vieux
sanskrit sans doute, mais enfin c'est toujours du sans-
krit. Et, dans ce sanskrit védique, il y a une foule d'a-
phérèses et d'altérations syllabiques dont n'eut jamais à
souffrir son frère et non son fils du Latium. Un seul
exemple : La science rétablissant, à l'aide du parallèle
général des langues sœurs et des lois de variation pho-
(1) A côté de la traduction, voici l'original : « Als westlicher
Vorposlen der Indogermanen hat sich das Celti^che muthmass-
lich am ersten von dem gemeinsamen indo-germanischen Mut-
tervolke losgetrennt und seine weite Wandcrung angetrelen.
Daher hal auch dièse Spracho unler allen am meisten eigcn-
tliuemliche Wege eingeschlagcn waehrend wirbisher nur bei ein-
zelnen Gliederndieser und jener Familie einer vom gemeinsamen
Typus mehr oder minder abweichenden Form begegnetcn. »
- 7 —
nique qui les régissent, le singulier et [le pluriel du pré-
sent de l'indicatif du verbe AS, être, nous donne :
Aryaque.
Sanskrit
ASiMi, je suis,
asmi.
ASsi, tu es,
asi.
ASti, il est,
asti.
ASmasi, nous sommes,
smas.
AStasi, vous êtes,
stha.
ASanti, ils sont,
santi.
Or, devant la forme organique ou aryaque AStasi,
vous êtes (EStes), lequel est le plus complet, le mieux
conservé du sanskrit Stha ou du latin EStis? Et com-
ment , je vous prie , l'incomplet , l'inorganique stlia,
pour astasi, aurait-il pu donner ce qu'il n'avait pas, c'est-
à-dire les éléments organiques du latin estisl. Ceci, bien
entendu, n'empêche pas le sanskrit de jeter à lui seul
beaucoup plus de lumière sur ses frères qu'il n'en reçoit
d'eux tous réunis.
Au demeurant, je me fais un plaisir et un devoir de
constater que, dans le premier volume de son excellente
traduction de la Grammaire comparée^ de M. Bopp (In-
troduction, p. xLiii), M. Bréal, citant des paroles écrites
en 1820 par l'illustre linguiste dans les Annales de litté-
rature orientale, les accompagne de commentaires qui
équivalent à un retrait de l'opinion professée parle tra-
ducteur au Collège de France en 1864. Voici ces paro-
les : « Je ne crois pas, dit M. Bopp, qu'il faille considé-
rer comme issus du sanskrit le grec, le latin et les autres
langues de l'Europe Je suis plutôt porté à regarder
tous ces idiomes sans exception comme les modifications
graduelles d'une seule et même laugue primitive. Le sans-
krit s'en est tenu plus prè.j que les dialectes congénères...
— 8 -
Mais il y a des exemples de formes grammaticales perdues
en sanskrit et qui se sont conservées en grec et en la»
tin. »
Voilà qui est fort bien dit et, si j'avais connu en 1848
ces lignes quelque peu cachées de l'illustre professeur
berlinois, je n'aurais certes pas alors attaché tant d'im-
portance à la déclaration suivante : « On comprend assez
par ce que nous venons de dire que, pour nous, le sans-
krit n'est, pas plus que le Zend, etc., la langue mire des
autres langues de l'Inde et de l'Europe. Seulement ces
langues sanskrite, grecque, latme, esclavonne, gothi-
que, etc., sont autant de sœurs plus ou moins savamment
développées, plus ou moins intégralement conservées,
issues les unes et les autres d'une mère commune qui ne
vit plus que dans ses filles, et dont la science seule peut
nous retracer le portrait (1). »
Si j'ai tant insisté, si j'insiste encore sur la réalité au-
jourd'hui incontestable du fait paléontologique d'une
langue aryaque, c'est que la reconstruction aussi com-
plète que possible du parler des Aryas primitifs doit être
le but immédiat de la science positive des langues indo-
européennes.
Mais quel sera donc le but réel ou définitif du rétablis-
sement scientifique des formes orales composant la lan-
gue commune des tribus aryennes, avant toute sépara-
tion? Ce sera l'anatomie physiologique de cette langue
et, par suite, l'histoire naturelle de ses développements
successifs. Exécutée sur un organisme sain, cette dis-
section ne courra pas le risque de prendre pour un or-
gane simple l'ankylose née de la contraction de deux
membres différents. Elle ne confondra pas une monstruo-
(1) H. Chavée, Lexiologie indo-européenne^ p. 40.
— 9 —
site avec une forme normale, un accident avec la
règle.
Elle ne demandera pas les lois de la santé à un orga-
nisme malade plus ou moins mutilé. Elle pourra, sans
crainte de se tromper, retrouver et isoler les organes di-
vers absorbés dans les formes supérieures d'un appareil
plus ou moins complexe. Elle verra commentées organes
monosyllabiques, — verbes simples ou pronoms sim-
ples (1), — ont pu suffire à la race aryenne dans la pre-
mière période de son développement intellectuel.
Succédant alors aux investigations analytiques, le tra-
vail de synthèse ou de réorganisation partira de ce mo-
nosyllabisme primitif, accusé partout dans l'aryaque
comme un moment de sa vie première, pour refaire en
quelque sorte toutes les combinaisons successives de
ces monosyllabes verbaux et pronominaux, soumis dès
lors aux lois bien connues de la dérivation et de la com-
position.
En somme, reconstruire l'aryaque pour rendre possible
la physiologie et la pathologie des langues de notre race,
tel est l'objet de la liguistique indo-européenne.
Déjà, dans cette science de la vie et des maladies de la
parole aryenne, il est une foule de données certaines du
plus haut intérêt. Je voudrais les résumer ici. Pour plus
de concision ou, ce qui est la même chose, pour plus de
clarté, je demande la permission de remplacer la méthode
inventive des chercheurs par la méthode didactique qui,
voyant de haut les résultats obtenus et les applications
heureuses et fécondes des lois déjà découvertes, les coor-
(1) Les cris ou interjections constituent un langage à part, in
férieur ot peut-ôlrc antérieur au langage analytique, né du per-
pétuel contraste des idées do substance et d'action.
— 10 —
donne et les soumet à une pensée qui en domine l'en-
semble.
Ce sera donc dans l'unité de l'aryaque et de sa physio-
logie que nous étudierons les principaux faits relatifs :
1° A la phonologie et à la morphologie des syllabes;
2° A la lexiologie, c'est-à-dire à la formation et aux
développements des vocables ;
3^ A la phraséologie, c'est-à-dire à la syntaxe et à la
grammaire qui n'en est que l'instrument.
PHONOLOGIE ET MORPHOLOGIE.
La phonologie est la connaissance des sons et des
bruits de la parole considérés en eux-mêmes et dans leurs
variations.
Qu'elle soit faite d'un ou de plusieurs sons, accompa-
gnée ou non d'un ou de plusieurs bruits, la syllabe, abs-
traction faite de toute signification, est l'objet de la mor-
phologie. La morphologie tue donc cet être vivant qu'on
appelle mot, pour n'étudier que son corps syllabique sous
le rapport de sa forme (jj^opfrj et de la disposition des élé-
ments phonétiques absorbés par cette forme alors qu'elle
est complexe (sa, sar, sarp), au lieu d'être constituée par
une voyelle simple (a, i, u).
Nés des proportions variables du tube vocal et des di
vers moulages exécutés par le pharynx, la bouche et les
fosses nasales, les sons du langage peuvent être consi-
dérés comme les couleurs de la voix, ce produit du la-
rynx indifférent par soi aux modulations que lui imprime
— 11 —
la parole humaine a, i, u (prononcez toujours ou), ê, é,
0, etc. Le nom de voyelles [vocales de vox, voix) leur con-
vient parfaitement.
Explosions, souffles, mugissements ou roulements
produits à l'aide de l'air expulsé des poumons, les bruits
de la parole ont une existence propre et constituent par
eux-mêmes autant de fonctions physiologiques distinctes.
Soufflez longuement F, s ou ch, bourdonnez durant quel-
ques secondes et d'un seul trait v, z ou j : tant que durera
le bruit, sifflement ou bourdonnement, il vous sera de
toute impossibilité de prononcer aucun son, aucune
voyelle. Fort mal définis d'ailleurs par nos g'rammaires,
ces bruits fonctionnels de l'appareil oral ont reçu le nom
de consonnes.
1. — Voyelles.
Pour peindre aux yeux les sons des langues indo-euro-
péennes, il est indispensable de partir du connu, c'est-à-
dire des voyelles françaises et de leurs représentations
graphiques. Or, nous savons tous que notre langue pos-
sède vingt voyelles. Ce que tous ne savent peut-être pas
aussi bien, c'est le classement naturel de ces couleurs de
la voix. On y distingue :
1° Sept paires de voyelles contrastées ou bi-sexuelles,
soumises qu'elles sont à la loi de polarité. Le ^ole femelle
ou mineur est faible, doux, long et chantant; le pôle
mâle ou majeur est fort, rude, sec et bref. En faisant sui-
vre, pour chaque couple, le pôle doux et chantant du pôle
rude et sèchement articulé, nous aurons :
1. La paire â-a (âme, dame),
2. La paire i-i (île, il),
— 12 -
3. La paire oil-ou (roue, roux),
4. La paire ê-è (tête, tes),
5. La paire ô-o (côte, cotte),
6. La paire œû-e (sœur, seul),
7. La paire û-u (flûte, flux).
Vous reconnaîtrez aisément le procédé physiologique
de production de ces voyelles en les prolongeant cha-
cune durant quelques secondes. En émettant, par exem-
ple, devant un miroir, le son a prolongé, vous n'obser-
verez pas seulement l'ouverture la plus grande de la
bouche, l'immobilité de la langue et des lèvres; vous
remarquerez bientôt que cette voyelle, moulée parle pha-
rynx ou g-osier, parcourt librement le reste de la trompe
vocale. En comparant coup sur coup le pôle majeur [a
bref et sec) avec le pôle mineur (a long et chantant), en
répétant cette comparaison pour les six autres paires, il
vous sera toujours facile de sentir où. la force et le bruit
l'emportent sur la grâce et le son pur.
2° Après les quatorze voyelles contrastées, les deux
voyelles neutres, éet eu;
3® Et, enfin , les quatre voyelles nasales : an^ in, on^
un.
De ces vingt voyelles, l'aryaque en avait six. Il possé-
dait seulement :
1° La paire gutturale â-a ,
2° La paire palatale î-i,
S» La paire labiale û-u (1).
Mais il avait en outre la voyelle de la force par excel-
lence, une voyelle que garde le sanskrit, mais que nous
n'avonsplusenEurope, la voyellel],néederunion delà voix
indifi^érente ou laryngienne, avec les vibrations précipi-
(1) Prononcez toujours ou quand il ne s'agit pas du français.
— 13 -
tées et indéfiniment prolongealles de la langue. Assez
souvent ce R se change, soit en a, soit en u, même sur le
terrain de la langue mère; et c'est ainsi que BHIjG, flé-
chir, rompre, devient BHAG et BHUG. Mais le plus
souvent, au lieu de s'affaiblir ainsi , le R se remforce en
R demi-consonne dans les groupes RA, ri, ru (ro?^), ar, ir,
UR. Vous trouverez, par exemple, à côté de Ruh, s'éten-
dre fortement, croître, s'élever non-seulement ARDH et
URDH, mais encore RUDH, avecla même origine et la
même signication.
A son tour, la demi-consonne R s'affaiblit parfois en
R vocal.
Aux sept voyelles que nous venons de voir l'aryaque
ajoute quatre diphthongues, ou voyelles doubles : ai et
aï, au et au (proncez partout les deux voyelles compo-
santes : aï, aou, etc).
La diphthongue ai est d'ordinaire un renforcement de
i, comme dans la prononciation de Vi anglais terminant
une syllabe ou la constituant à lui seul , tandis que ai
est souvent une pure augmentation de ai, équivalant h
a-\-ai. Du monosyllabe verbal i, aller, par exemple, l'a-
ryaque fait ai-mi, je vais.
La diphthongue aïo (prononcez toujours aou avec un a
très rapide) est à u {ou), comme ai {aï) est à i : c'est un
renforcement de cet u par l'appoggiature vocale a.
Ici encore l'augmentation de durée amène le chant de
la voyelle et par conséquent le changement de pôle :
a + au = au, comme a + â = a, comme a + â = â. Ainsi
le verbe BHUG, fléchir, rompre, fera, par renforcement
de u en ati; bhaug-â-mi, je fléchis (première pers. sing.
du prés, de l'indicatif), tandis qu'il ofl'rira, au parfait,
une augmentation de cet au dans bu-lhâug-ma, j'ai flé-
chi.
-. 14 -
Dans la combinaison des syllabes, les voyelles i et u,
placées devant une autre voyelle , ne sauraient faire
hiatus : elles adoucissent le passage en se dédoublant en
quelque sorte et en donnant ainsi naissance, i h un y
furtif (lA, par exemple, se prononçant i-yA), u k w furtif
(UA équivalent au — wa). Ainsi su, arroser, féconder,
engendrer, uni à -t, suftîxe du participe présent actif, à
l'aide de Ya de la conjugaison vocale, donna la forme
aryaque su-a-t, le fécondant, le générateur (le ciel lumi-
neux), devenu successivement su-a-s et su-a-r. Parfois
ce w (prononcez toujours ce \v aryaque à la manière du
w anglais), au li( u de se cacher pour ainsi dire, s'installe
franchement dans l'articulation et donne, par exemple,
suw-a-ti pour su-a-ti, il lance il jette, de SU ; duv-as
"pouT du-as, devoir religieux, de DU, serrer, lier.
Très souvent la voyelle extrême tout entière se change
en y on en w devant une autre voyelle : de là ya pour ia,
yu pour lu, fvapour ua. Vous trouverez ainsi swar pour
suar, tvam pour tuam, etc. Cette métamorphose de
la voyelle extrême du palais en la demi-consonne y et
de la voyelle extrême des lèvres en la demi-consonne m
a lieu coup sur coup après le renforcement de i en oie et
de u en au lorsqu'une autre voyelle suit ces diphthon-
gues. Le groupe ai -^ a devient aya, comme le groupe
au -\- a devient awa : je citerai seulement jtray-a-ti^ il
réjouit, il rend gai, de pri, contenter, satisfaire, réjouir,
aimer, se renforçant Qnprai; saw-a-ii, il féconde, il pro-
crée, de su, arroser, féconder, engendrer, devenant d'a-
bord sau par le renforcement, puis sam devant a-ti.
Telles sont les grandes lignes du tableau des voyelles
aryaques.
Et maintenant, que sont devenues, à travers les temps
et les lieux, les sept voyelles et les quatre diphthongues
— 15 —
de la langue aryenne primordiale ? Que devinrent-elles
dans le sanskrit ? Comment se modifièrent-elles dans leur
passage au zend ? Quelles variations ont-elles subies en
se faisant latines, grecques, gothiques, etc., etc. ?
Grâce aux recherches phonologiques de Jacques
Grimm sur le terrain des langues germaniques (1) et de
M. Pott, sur le domaine des langues indo-européennes (2),
recherches poursuivies et contrôlées par les études de
MM. Bopp, Benfey (3), Ebel, Ahrens, Léo Meyer, Cur-
tius, Kuhn, Diefenbach, Spiegel, Pictet, Ascoli (4) et
d'autres encore; grâce, dis-je, à tous ces travaux si bien
résumés et parfois si heureusement complétés par
M. Schleicher (5), la science peut aujourd'hui répondre à
cette importante question de l'histoire naturelle du lan-
gage dans la race supérieure de l'humanité.
Elle prouve, entre autres choses, que, si le sanskrit a
bien conservé les sept voyelles aryaques et les deux
diphthongues allongées {ai et au) , il a changé la diph-
(1) Deutsche G rammalik, 4 parties, 1819-1837. La 3« édition
est de 18'î0.
(2) Etymologische Forschvngen^ etc., 1833 et 1830. La pro
mière partie de la 2^ édition parut en 1859.
{^i)Griechisches Wurzellexikon, iS'S^à et 184.2. — Kurse
Sanskril-Grammalik, 1H55. Voir aussi, outre sa grande gram-
maire sanskrite, le glossaire de son édition du Sâma-Véda, sa
revue trimestrielle intitulée Orient imd Occident, etc.
(4) C'est dans la Zeilschrift fur verglcichende Sprachfor-
schung^ etc., de M. Kuhn, 1851-1867, c'est dans les lieitracge
iur vergleiclienden Sprachforschimg^ etc., de MM. Kuhn et
Schleicher, 1800-1807, qu'on peut le plus aisément suivre les
évolutions successives de la phonologie indo-européenne.
(5) Conipendium der vergleichenden Grammalik der indo-
germanisclien Sprachen^ 1861-1862. Une seconde édition de cet
ouvrage a paru en 1806.
- 16 —
tîiong^ue ai en ê et la diphtliongue au en d, mieux repré-
sentées en zend par aê et ao, en grec par £-., (a-.) et eu
(au), etc. Elle montre que, dans les autres langues du
système, la voyelle a s'est tantôt rapprochée de i en de-
venant e, comme elle s'est souvent rapprochée de u en
devenant o : de là, en grec et en latin, par exemple, a, e,
0, a, e, 0 pour représenter le seul a du vocalisme arya-
que. Souvent même cet a, de la langue mère, s'obscur-
cit en u, u ou s'affaiblit en i, i. Ainsi l'aryaque gan-as,
genre, race, en sanskvitjan-as, devient en grec y^^"°? •>
et en latin gen-us ; nawa-s, NAWA-m, neuf, nouveau, de-
vient en grec vsjro-;;, vspo-v , et en latin novu-s^ novu-m ;
mais les deux a se conservent dans le sanskrit nav-as,
nava-m. Le génitif PAo-as, du pied, sanskrit pad-as^ se
fait 7:o5-o; en grec et ped-is en latin.
Mais j'ai hâte de rentrer dans les proportions de mon
esquisse générale de la science positive des langues indo-
européenne.
2. — Consonnes.
La consonne est une fonction physiologique par la-
quelle l'homme, dans un but de signification directe ou
indirecte, arrête au passage l'rjir expulsé des poumons
pour lui imprimer, à l'aide des organes du pharynx, de
la bouche et des fosses nasales, un bruit caractéristique
de souffiement, d'explosion, de mugissement ou de vibra-
tion.
Afin de mieux préciser les limites du système conson-
nantique de l'aryaque , jetons un coup d'œil rapide sur
l'ensemble des consonnes françaises.
Nous possédons trois paires de soufflantes, composées
chacune d'une sifflante (pôle fort ou majeur, élément
— 17 -^
mâle) et d'une bourdonnante (pôle faible ou mineur, élé-
ment féminin).
La paire des soufflantes labiales a pour bourdonnante
V et pour sifflante f (1).
La paire des soufflantes dentales a pour faible ou
bourdonnante z et pour forte ou sifflante s.
Dans la paire des soufflantes palatales, j (ou c devant
e et i) est le bourdonnement doux et faible; ch est le sif-
flement âpre et fort. Nos six soufflantes sont donc :
Paire labiale v — f,
Paire dentale z — s,
Paire palatale j — ch.
Nous avons de même six consonnes explosives for-
mant trois paires nouvelles où le pôle mineur s'accom-
pag-ne d'un doux murmure vocal (b, d, eue), tandis que le
pôle mâle est dur et complètement muet (p, t, k). Ces trois
paires de bruits instantanés se distribuent ainsi :
Paire labiale b — p,
Paire dentale d — t,
Paire palatale g (g dur) — k.
Ici finit le système d'opposition polaire, car nos trois
nasales m, n et gn fdiGNe, seicNeur), et nos deux vibrantes
R et L sont, comme partout, forcément neutres et en de-
hors de tout contraste sexuel.
Tel est le tableau systématique de nos dix-sept con-
sonnes.
Nous en avons bien deux autres, mais elles ne sont
pas officiellement reconnues. Cette pensée, un peu outre-
cuidante en apparence, demande une explication. Pro-
noncez ioi^ moi, roi, loi, et, outre le bruit de la consonne
(1) Prolongez darani quelques secondes l'émission du bour-
donnement el du sifflement contrastés.
2
— 18 ^
et le son de la voyelle (= a), vous entendrez un bel et
bon ov anglais, la demi-consonne fille de u {ou) dont nous
parlions plus haut. Soyez attentif et vous sentirez que,
pour représenter exactement ce que vous articulez, il
faudrait écrire twa, mwa, rwa, Iwa. Impossible de nier
l'existence, dans notre langue, de la consonne liquide la-
biale ou demi-consonne des lèvres.
Ce n'est pas tout. Après avoir reconnu la demi-con-
sonne du palais, Y, dans yeux, prononcez liard, tien,
pion et vous remarquerez que, dans les pseudo-diphtlion-
gues i«, ien, ion, le son i disparaît entièrement, rempla-
cé qu'il est par la sifflante y. Comme le signe i chez les
Romains, notre caractère graphique y représente tantôt
le son i {y pensez-vous t), tantôt le bruit y devant une
voyelle {les yeux).
Eh bien , si à ce ^{a) et à ce j' {a) vous ajoutez la sif-
flante dentale s, vous aurez les trois seules sibilantes de
l'aryaque, lequel ne connut jamais ni v, ni f, ni^*, ni
ch^ ni 2.
En revanche, il a non-seulement nos six explosives
(b-p, d-t, g — K),il possède encore trois consonnes aspi-
rées tenant le milieu de l'axe entre b et p, entre d et t,
entre g et k, je veux parler de bh, dh et gh.
A ces douze consonnes ajoutez encore la naso-labiale
M, la naso-deutale n, la vibrante u et vous aurez les
quinze consonnes de la langue aryaque.
C'est encore à la phonologie indo-européenne qu'il
appartient de nous apprendre ce que ces consonnes du
parler commun sont devenues dans la succession des âges
chez les Hindous, chez les Perses, chez les Hellènes,
chez les Latins et les chez autres Italiotes, chez les Gaëls
et chez les Kimris, etc., etc.
Pour donner à ceux de nos lecteurs qui ne sont pas
— 19 -
linguistes de profession une idée de la différence des lois
qui régissent le devenir des consonnes dans les diverses
familles de langues aryennes, il est bon, ce me semble,
de résumer ici quelques articles du code phonologique
aryo-latin et de les comparer aux lois fondamentales de
la phonologie aryo-germanique. Que deviennent, par
exemple, dans ces deux parlers européens, les trois explo-
sives fortes de l'aryaque ?
Dans le latin, elles restent telles quelles, admirable-
ment conservées : p = p (1), T «=»t, K = A, c, ^.
Et que deviennent-elles dans le germanique commun (2)
dont le gothique est bien le plus fidèle représentant? Là,
leur explosion brusque, leur fonction d'un instant est
remplacée par un sifflement prolongeaôle exécuté par les
mêmes organes qui, dans les trois positions (lèvres,
dents, palais), devaient produire la détonation : P se sif-
fle en/; t en th [th dur anglais) ; K en 7i fortement arti-
culé.
Ainsi l'ar^^aque patis, maître, sansk. patis, devient
faths en gothique etpotis en latin , où l'on trouve aussi com-
pos, com-pot-iSy im-pos, im-pot-is,poi-eram{j' étais maLiive
de, je pouvais).
Ainsi l'aryaque patar, père, sansk. pitar, subit deux
sifflements et devient fatliar en germanique commun,
angl. fatliar^ goth. fadar (3) ; mais il se soutient ferme
dans le latin pater.
(4) Les lettres majuscules représentent ici les consonnes arya-
ques.
(2) M. Schleicher l'appelle « Deutsclio Grundsprache. »
(3) Bien que le gothique soit la forme la plus ancienne et la
mieux conservée du parler germanique, il ne faudrait pas,
comme on l'a fait trop longtemps en Allemagne, le considérer
comme le père derancien-haut-allemand, du Saxon, etc.
— 20 —
Ainsi PAKU, bête de somme, sansk. paçus (masc.) de-
vient en gothique /aiàu (neutre), aWem. vie/t ; tandis que
le latin garde les deux explosives originelles dans pecus.
Ainsi encore tu, tu, toi, sansk. ^^-am, siffle son t (tou-
jours avec la pointe de la langue sous l'arcade dentaire
supérieure) dans le gothique thu, angl. Ûioîù ; mais il se
garde pur de toute atteinte dans le latin tu.
Ce que je recommande sourtout au lecteur français
placé devant cette équation : le germanique A = K arya-
que, c'est d'oublier ce signe d'hiatus qu'on appelle notre
h aspirée, et de produire avec énergie la rude sifflante
du fond de la bouche en forçant la colonne d'air, violem-
ment expulsée des poumons, à traverser, en la raclant, la
mince ouverture pratiquée entre la base de la lan-
gue et le voile du palais. Après cette préparation ,
qu'il prononce hairto, angl. Jieart et cor[d), cor^ cordis^
cœur ; htata, angl. ivJiat pour hwat^ et quod^ quoi, quel;
haurn, angl. liorn, et cornu ^ corne ; tailiun et decem, dix ;
vei/is et vicus, demeure^, village ; svaihra et socer, beau-
père.
On le voit, on le sent, le /, le th, le 7i du germanisme
remplaçant les p, t, k de l'aryaque; c'est le coup d'archet
râcleur de la colonne d'air substitué an pizzicato des an-
ciennes ténues explosives.
Dans un article spécial qu'on trouvera plus loin, nos
lecteurs remarqueront comment ce système de renforce-
ment est appliqué à b, d, g devenant p, t, k et à bh, dh,
GH devenant b, d, g.
Par cela même qu'elle est l'instrument de toute com-
paraison scientifique entre les vocables , la phonologie
est peut-être la branche la plus avancée de la linguisti-
que comparative indo-européenne. Et pourtant le code
des lois positives des variations phoniques présente encore
— 21 —
çà et là quelques lacunes. Ainsi la loi de polarité on d'é-
chang-e par appel du son contrasté (f remplaçant v, z pre-
nant la place de s, etc.), loi d'une application de tous
les instants dans les idiomes germaniques, n'a pas même
été soupçonnée par les Allemands. Ainsi encore la loi du
passage de y (j allemand) initial à g (pron. gue) devant
les voyelles, dans un grand nombre de mots germani-
ques (YAbh devenant ^«(^, geb et gib ; YUt devenant guth
et gotîi ; YAs devenant gas, ges et gos, etc.). C'est à
combler ces lacunes que la Revue mettra d'abord tous ses
soins.
Mais ce qui restera longtemps encore un vaste et inté-
ressant sujet d'étude pour la phonologie indo-<iuropéenne,
c'est la recherche des causes physiologiques et psycholo-
giques dont les lois de variation phonique ne sont que les
modes d'action déterminés et constants.
Nous avons vu plus haut ce qu'il faut entendre par
morphologie. Cette branche curieuse de l'anatomie du
langage rend surtout de grands services lorsqu'on se
propose de comparer entre eux les monosyllabes pre-
miers ou irréductibles de chaque système de langues. Le
corps du mot sémitique, par exemple, ne naît pas et ne
se développe pas de la même manière que le corps du vo-
cable aryaque, et la forme chinoise, pour prendre un
autre exemple, diffère autant de la forme syro-arabe que
di^ la forme indo-européenne. Dès l'année 1855, dans
Moïse et les langues, j'essayai démontrer de quelle haute
valeur scientifique peut être lamorphologie comparative;
et c'est avec une véritable satisfaction que je vis, quel-
ques années plus tard, M. Schleicher s'emparer de la
question morphologique et la traiter avec sa vigueur ha-
bituelle. Au point de vue anthropologique, rien ne sau-
rait offrir un plus vif intérêt que l'écho constant et carac»
- 22 —
téristîque d'un mode particulier de sentir, reflété dans
une forme propre à telle ou à telle variété primitive de
notre espèce.
II
LEXIOLOGIE
La lexiologie est la science des mots considérés en de-
hors des modifications accidentelles qu'ils peuvent sup-
porter dans le discours.
Elle étudie d'abord les lois qui ont présidé à la forma-
tion et au devenir des vocables.
Elle classe ensuite sous chaque mot simple, et dans
l'ordre de leurs engendrements successifs, tous les pro-
duits de ce mot racine.
Enfin, tenant compte des analogies de sens et desana-
logies de son, elle groupe les familles de vocables en tri-
bus, en ordres et en classes, sériation naturelle dont le
but suprême n'est rien moins que la création de l'ordre
dans l'esprit de chaque race.
La lexiologie indo-européenne est, jusqu'ici, celle qui
a le mieux rempli ces trois conditions de la méthode in-
tégrale en matière de sciences naturelles. Elle a surtout
beaucoup fait pour la connaissance des lois de la dériva-
tion et de la composition des mots aryaques. C'est même
à la possession des plus importantes de ces lois qu'elle a
dû la démonstration du monosyllabisme des verbes pre-
miers et des pronoms simples, les deux seules espèces de
mots du parler indo-européen primordial.
Oui, en dehors des cris interjectifs constituant une
— 23 -
'^orte de lang-ag-e à part (l),la lang-ue aryaque n'offre, en
dernière analyse, que des monosyllabes-verbes et des
monosyllabes pronominaux.
J'appelle monosyllabe-verbe ou verbe simple toute syl-
labe qui rappelle une action par une imitation orale, soit
du bruit qui trahit cette action, soit de l'effort qui la pro-
duit.
Mais qu'est-ce qu'une action? J'entends par action un
mouvement perçu par les sens et conçu dans sa cause par
par l'esprit. Point de lang-age sans l'esprit métaphysi-
que , et l'homme ne parle que parce qu'il voit quelque
chose à travers le voile transparent des phénomènes.
La syllabe indicative comme ta, sa, ce, ceci, lui; I, A,
celui-ci, celui-là, est un g-este oral démonstratif de l'être
individuel. C estle pronom simple. Le geste visible de la
main, de la tête et des yeux semble avoir du être son
accompagnement naturel, inséparable, surtout chez les
premiers hommes. C'est de ces indications syllabiques de
l'individu, conçu dans la notion générale de substance,
que sont sortis les articles, les prépositions, les adverbes
et les conjonctions.
Par son union avec les syllabes pronominales, le verbe
{l)Écho des émotions profondes de l'âme, l'interjection tra-
duit Taffection 'du moment, de la minute, plus fidèlement que
toutes les descriptions ne pourraient le faire. Par son intonation
propre, par ses modulations (elle en a souvent), mais surtout par
son timbre, chaque voix interjective vraie envahit subitement
l'âme de l'auditeur pour la mettre à l'unisson de souffrance ou de
joie,d'horreur ou d'admiration. Les mille nuancesdu timbre vocal
propres aux divers états passionnels du cœur humain ne sau-
raient être figurées aux yeux, et l'écriture nous livre les formes
interjectives dépouillées de ce qui en fait l'irrésistible puissance.
— 24 -
engendre, outre le verbe conjug'ué, trois autres parties
du discours : le participe, l'adjectif et le nom.
Qu'un pronom simple se développe par l'addition d'un
autre pronom simple ou qu'un monosyllabe verbal se dé-
veloppe par l'addition d'un monosyllabe pronominal,
c'est toujours l'application de la loi d'individualisation
progressive, c'est-à-dire delà loi générale du développe-
ment de tous les organismes. Ainsi le nom est en germe
dans le verbe monosyllabique, il y est contenu, et la race
chinoise, par exemple, ne l'en a jamais extrait que par
la seule pensée.. Et, en effet, toute opération d'analyse
transcendentale à part, l'idée couler entraîne avec soi
l'idée d'une substance liquide ou coulante. Voilà pour-
quoi, selon la place qu'il lui donne dans la phrase,
l'habitant de l'Empire du Milieu représente , par le
même monosyllabe, tantôt le fleuve, tantôt l'action de
couler. L'Aryen, lui, bien qu'il ait gardé quelques noms
à la chinoise (monosyllabes verbaux à deux fonctions),
a créé le nom par l'absorption, dans une forme nou-
velle et supérieure, d'un pronom (ta, sa, a, i, na, KA,etc.)
représentatif de l'être individuel et d'un verbe rappelant
l'action caractéristique faite ou subie par cet être. De là
trois éléments dans le substantif aussi bien que dans
ses frères le participe et l'adjectif : P un verbe, 2° un
pronom, 3° un signe du rapport que le pronom soutient
avec le verbe.
Ce n'est pas le lieu de dire en quelles graves erreurs
est tombée l'école allemande de linguistique pour n'avoir
pas aperçu cette loi fondamentale de la dérivation. Nous
ferons plus tard l'étude critique de la Wortbildung d'a-
près les maîtres d'outre-Rhin. Pour le moment, je tiens
à montrer comment est rendu sensible dans la forme exté-
rieure du mot le rapport d'objectivité et de subjectivité
— 25 —
que l'esprit perçoit entre le verbe et le pronom, c'est-à-
dire entre l'actiGn et l'être individuel qui reçoit ou exé-
cute cette action.
Si cet être est l'objet de l'action, s'il est inactif devant
elle; s'il la reçoit, en un mot, le pronom, signe de l'être,
reste tel quel dans sa terminaison et le nom passif est
créé. Ainsi de DA, donner, sanskr. c ', et des pronoms
démonstratifs TA et NA, l'aryaque fait aussi bien DAta,
le donné, ce qui est donné, donné (lat. DAtu5, data, da-
^«m),queDANA, le donné, la chose donnée, le don (DoNuw,
sanskr. dânam).
Mais s'il veut indiquer le rapport de subjectivité de
TA, celui-ci, devant DA, donner, du pronom par rapport
au verbe, de l'être par rapport à l'action, il modifie ce
même TA (ou SA, ou NA, ou KA, ou quelque autre pro-
nom), soit en retranchant la voyelle finale, comme dans
DAt, le donnant (TA faisant le Dx\), lat. dant- , s>o\i Qn.
convertissant la vo3"elle moyenne du pronom en une
voyelle extrême, I, U, comme dans DAsi, gr. Soc.ç,
l'action de donner, soit, enfin, en lui attachant un R la
plus vivante de toutes les consonnes, comme dans DAtar,
sanskr. datr, lat. dator, gr. coTvip. Delà, dans le système
indo-européen, les séries contrastées de terminaisons ob-
jectives et de terminaisons subjectives (actives); le latin,
pour son compte, reproduit les premières dans — tus, — ta^
— tum; — sus, — sa, — sum; — nus, — na, — num^ etc., tandis
qu'il a conservé les dernières dans — tor^ — trix^ —sor, —
ter et — turus, — tura, — turum, — t, — nt, — %, etc.
Ces terminaisons à base pronominale n'excluent pas
certaines terminaisons n base verbale, terminaisons di-
minutives provenant d'un verbe au sens de luire, paraî-
tre, ressembler (BHA, sanskr. 37w,, luire, paraître; D1}K,
sanskr, drç, luire, se montrer); terminaisons intensitives
— 26 —
nées d'un verte au sens de produire, créer, ou de poser,
constituer^ faire (GA, sanskr. gâetjari.^ produire, engen-
drer ; DA ou DHA, sanskT. dhâ, poser, constituer, éta-
blir, angl. to do), etc., etc., terminaisons dont les formes
latines les plus obvies sont — licus^ — Ux, — Us, — bus, —
hilis^— -ficus, — genus, — gnus.
Or, toutes ces désinences significatives, à base prono-
minale ou à base verbale, peuvent s'enter l'une sur l'au-
tre et amener les différents degrés de dérivation. Ainsi,
sur le terrain de la langue latine, le nom aryaque DAna.
la chose donnée, sanskr. dânam, DOnu-m [m étant ici le
signe du neutre) le DOn, s'adjoint la terminaison objec-
tive (passive) — ius^ — ta, — ^«^m, à base de pronom démon-
stratif TA, pour former le dérivé du second degré Dona-
Tu-s (5 étant ici le signe du nominatif masculin singulier),
celui à qui l'on fait don, le gratifié, d'où le dérivé de troi-
sième degré dona-ti-on, l'action de faire un gratifié ou un
donatum.
Ce qu'on appelle conjugaison, verbe conjugué ne^t en-
core qu'une manière de dérivation. Ainsi l'aryaque PA,
garder, sustenter, nourrir, uni au prouom de la première
personne, MA, moi, a donné PAMi,sanskr.j5«wi, je garde,
et PAmasi, sanskr. pâmas, nous gardons. Le même verbe
PA dans sa conjugaison avec le pronom de la troisième
personne TA, celui-ci, ceci, il, a donné PAti, il garde,
sanskr. jpâti^ et PAnti, ils gardent, sanskr. pânti. Des
syllabes accessoires, certaines variations des pronoms-dé-
sinences et de la voyelle radicale, sont chargées de repré-
senter les différences de nombre, de mode et de temps.
Dans la langue aryaque, les dérivés dissyllabiques, ou
de premier degré, sont de beaucoup les plus répandus.
Viennent ensuite les dérivés trisyllabiques ou de second
degré. Rares sont les tétrasyllabes.
- 27 —
Ainsi que nous le disions plus haut, ce procédé d'indi-
vidualisation progressive (j'allais dire resserrement gra-
dué d'une idée première) fut également appliqué aux ra-
cines pronominales, aux monosyllabes-pronoms. Les
pronoms personnels ma, moi, tu, toi, etc., eurent leurs
formes dérivées ; mais les dérivations pronominales les
plus importantes ont pour sources les pronoms indicatifs
TA ou SA, I ou A, YA (relatif) etKA (tantôt interrogatif, tan-
tôt indéfini).
En déclinant ta, dont sa n'est que le substitut, l'arya-
que et le sanskrit prononcent à l'accusatif iam pour le
masculin, tâm pour le féminin et tat ou tad pour le neu-
tre, trois formes représentées en grec par tcv, -ïr,v, to(t),
et en latin par — tîim.-tam^-tud. Le nominatif, en san-
skrit est sas Isah) ou sa, fém. sa, neut. tacl ou tat ; gr. 5
[Tio) pour 70 (avec Ji pour s comme souvent), fem. -Jj ou à
[M ou M), neut. -ro pour tôt . Le zend a liô pour^ô avec
h pour s comme le grec. Le gothique dit sa, le lithua-
nien tas, et l'ancien slavon tu. Le dérivé Sya, celle-ci,
elle, est reproduit parle sanskrit syâ, par l'allemand sie,
par l'anglais sJie, etc.
Ce pronom, comme plusieurs autres, perdit çà et là de-
vant les noms une de ses deux significations natives, —
qui sont la démonstration de la substance et de la posi-
tion d'icelle, — pour ne plus signifier que cette dernière,
c'est-à-dire la place occupée par l'objet dont il s'agit.
Ce dérivé par soustraction reçoit le nom d'article. L'ar-
ticle n'est donc qu'un demi-pronom, un pronom dépos-
sédé de la moitié de sa valeur logique, une individuali-
sation de son idée première, enfin. Le latin, le vrai latin,
le latin des beaux siècles ne vit pas s'opérer en son orga-
nisme cet étrange dédoublement du pronom : il n'eut
pas ce monstrueux parasite si familier aux Grecs. Mais
- 28 -
toute» les formes du latin vieillissant et se gâtant, c'est-
à-dire l'espagnol, l'italien, le portugais, le français, le
provençal et les autres patois romans se taillèrent un
article dans l'étoffe du pronom dérivé ille, illa, illum,
illam, un, illa^ illos, illas et de là leur il et leur el,
leur lo ou la et leur le, leur li ou gli et leur los^ leur le
et leur las , etc. Diminutif de Inus , le représentant
perdu du pronom Anas, cfr. skr. êna, celui-là, ille est
pour iw^«? contracté de mw^e, comme ullus^ quelqu'un,
est pour unlus, contracté de unulus^ diminutif de unus^
un, quelqu'un.
Dans les langues germaniques, c'est Tya, sansk. tyam,
tyâm, tyad (accusatifs), dérivé de TA, qui a donné l'arti-
cle i7iie{s), iJiët, angl. tlie, bas-allem. de, allem. der, die^
das, le, la, le.
La langue aryaque possède deux pronoms détermina-
tifs riches tous deux en dérivés : I que tous les lecteurs
reconnaîtront dans le latin Is, Ea pour JEa^ autrefois
Ala^ Id et A dont le neutre Ad ou At, devenant préfixe
et préposition, marque un point déterminé dans l'espace
ou parfois la tendance vers ce point. Toutes les préposi-
tions aryaques sont ainsi des demi-pronoms, des formes
pronominales individualisées et abstraites marquant un
lieu (il n'est pas question de substance ou d'individu),
une position relative dans l'espace et, par suite, une di-
rection particulière du mouvement inhérent à l'idée ver-
bale ou à l'idée d'action. N'oublions point que c'est ce
même pronom simple A qui a donné le pronom dérivé
Ana, celui-là, avec son comparatif Anya, sanskr. anyas,
lat. alius pour atiius, etc.
L'interrogatif indo-européen est KA, Kl, KU et, avec
renforcement par le W intercalaire, KWA ou KWI, lat.
quis, quœ^ quid^ notre qui^ quoi; sanskr. has, kâ, him.
— 29 —
accus., ham^ Mm, Mm. Les langues germaniques, sif-
flant le K en H selon leur vieille habitude (elles sifflent
bien le T en TH et le P en F), ont fait de ce pronom com-
mun KWAs et KWAd, qui et quoi, Iiwas, Iiwes^ liwer et
hwat. Malheureusement pour l'intégrité organique des
mots d'outre-Rhin, le h tomba toujours devant l^ n, r et
IV, si bien que nos Allemands d'aujourd'hui prononcent
et écrivent wer^ qui ; was, quoi ; wo, où ; warum, pour-
quoi, etc., au lieu des anciens Jiiver (pour hves=Ji'was),
Jiwas, Tiwo, hwarumbi, etc. , de leurs pères. L'Anglais a
été plus heureux, car il a conservé le Ji=li organique ;
mais il écrit wh pour hw. Cette faute d'orthographe, gé-
néralement acceptée depuis longtemps, n'a jamais eu la
moindre influence sur la prononciation correcte du pro-
nom : nos voisins d'outre-mer écrivent wliat, quoi, mais
ils prononcent liwat {houot) en dépit du lapsus calami. Il
y a plus de correction chez les Slaves.
Au nominatif, les Russes et les Polonais ajoutent le dé-
monstratif TA à l'interrogatif KA dans leur A^o,qui, czto,
quoi. Les premiers disent encore fioi-, hoia, koey quel,
quelle? Les Lithuaniens, comme toujours, sont plus purs
c'est-à-dire plus primitifs, car ils disent lias, ha.
En grec, l'interrogatif KA est représenté par y.o, mais
seulement dans des dérivés, encore ce xo se change-t-il
souvent en t:o (l'explosive forte des lèvres, t:, remplaçant
l'explosive forte du palais, y.) comme dans y.o)ç et tcwç,
y.0T£ et TCOTc, y.o-ïspoç et T.oxzÇioa. Kl est représentée dans la
même langue par xi pour y.i dans -riç, xt, cfr. zevTe et
-rcïjj-IIe pour l'organique tcsyKs.
Le pronom relatif ou conjonctif de la langue aryenne
primordiale fut YA, yas, yâ, yat, — gr., c;,,7],, ô {y rem-
placé par 7i, comme fréquemment), — slav., je, — goth.,
ja, dans des adverbes conjonctifs. D'après un procédé
- 30 —
logique dont j'ai expliqué ailleurs l'origine {Leziologie
indo-européenne, p. 58-59), les Romains ont remplacé
YA, lequel, par une variété du pronom interrogatif qui,
qtcce, quod. De leur côté, les langues germaniques substi-
tuent au YA conjonctif, tantôt un dérivé du démonstra-
tif TA; allem. der, die, das; angl. tJiat, etc., tantôt un
dérivé de l'interrogatif KA ou KWA, allem. {Ji)weUlier,
welcJie, welclies; angl. wJiicJi pour hmcli remplacé au
masculin et au féminin par le simple rclio^ TcJiom^ pour
hwo {lwo=-liwa) et hwom {hwom='kwam, lat. quem).
MA, moi, — Tu, toi, — SWA, soi, même, — TA ou
SA, celui-ci, ceci, I ou A, lui, — KA ou Kl, qui? quoi?
— YA, lequel, — tels sont les pronoms simples par
excellence du parler aryaque ou indo-européen primor-
dial. Ces neuf ou dix monosyllabes constituent la base
incommutable, inaliénable, invariable du système prono-
minal des langues de l'Inde et de l'Europe, et ce système
pronominal embrasse, outre les adjectifs possessifs, les
adverbes de lieu et de temps, les conjonctions et les pré-
positions, c'est-à-dire tous les mots qui, peignant des
rapports stables, constituent les os et les ligaments d'un
organisme spécial de la parole. Cela est si vrai que vous
ne sauriez enlever du langage indo-européen primordial
(aryaque) un seul des pronoms essentiels sans en arra-
cher à la fois une foule d'organes, pronoms dérivés,
articles, prépositions, adverbes et conjonctions con-
tenus d'abord en germe dans chacun de ces mots
simples et progressivement développés en diverses séries
de vocables nouveaux à l'aide du procédé d'individuali-
sation successive (dérivation). Car tout se tient dans cet
ensemble harmonique et vivant qu'on nomme une lan-
gue. Seulement, tous les organes n'y sont pas aussi né-
cessaires à la conservation de la vie. C'est ainsi que vous
— 31 —
pourriez retrancher de l'organisme aryaque cent verbes
et trois mille noms sans nuire à sa constitution le moins
du monde.
A part ses découvertes en histoire naturelle des pré-
fixes (prépositions adhérentes au verbe), la linguistique
comparative a ajouté peu de chose aux notions fort
exactes que l'on possédait déjà sur la composition. Tout
le monde sait depuis longtemps que, si la dérivation tra-
duit les diverses formes d'une même idée au moyen de
désinences caractéristiques, la composition s'attaque au
fond même de l'idée et la transfigure parfois du tout au
tout. Voyez ce que deviennent ire, aller, dans xmre et
xmre; cedere, marcher, dans vROcedere et nEcedere, etc.
Nous devons à la science moderne l'explication de
l'origine des particules privatives qui, en composition,
jouent un rôle de tous les instants. Ce qu'on appelle A
privatif en grec et en sanskrit, aryaque et sanskr. ana
ou anâ, gr. ava ou avr], — ar. et sanskr. an, gr. av, lat.
in, allem. un, angl. un, etc., — ne sont que des dérivés
adverbiaux du pronom ana que nous avons vu plus haut
(p. 28) avec le sens de celui-là, l'autre, celui qui est plus
loin et, par suite, celui qui est absent. Digne de remar-
que est aussi l'histoire des deux préfixes qualificatifs
WASU, sanskr. su, gr. jiîtj, eu, richement, fortement,
bien, et DUS, sanskr. dus, gr. ou;, péniblement, dés-
agréablement, mal. Quant à la composition des noms,
nous renverrons le lecteur à l'excellent ouvrage publié
il y a six ans par M. Ferdinand Justi (1).
On le voit par cette trop rapide esquisse, la physiolo-
gie des mots indo-européens étudiés dans l'unité de
(1) Ueber die Zusammensetzung der Nomina in den Indo-
germanischen Sprachen. Goetlingen. Dieterisch. 18G1, 1 vol.
in-8°.
— 32 ~
l'aryaque, n'est plus seulement une science en voie de
formation. Il a suffi de cinquante ans à la méthode his-
torico-coraparative pour en tracer toutes les grandes
lignes. Mais beaucoup moins avancée est la reconstitu-
tion des familles naturelles des vocables et la classifica-
tion physiologique de leurs racines ou chefs de famille.
La cause en est, si je ne me trompe, dans l'absence com-
plète, chez les fondateurs de la science nouvelle, de toute
idéologie positive. Préoccupés surtout de l'organisme
du mot et des lois phoniques qui régissent ses transfor-
mations, ils ont négligé les lois qui président au deve-
nir des idées ou des images incarnées dans ces corps
syllabiques. Ils n'ont pas créé l'histoire de la pensée en
tant qu'elle constitue le fond substantiel du langage. Et
pourtant, — nous le démontrerons, — en partant de
l'observation attentive des faits, cette idéologie positive
nous apparaît dans des lois non moins sûres que toutes
les autres lois naturelles. Le mot étant à la fois corps et
âme, syllabe et idée, on verra comment une classifica-
tion scientifique de tous les monosyllabes-verbes de-
vient non-seulement possible, mais encore relativement
facile et riche en rapprochements lumineux.
m
GRAMMAIRE ET SYNTAXE
Les mots, reconstitués à l'état de thèmes par la lexio-
logie, peuvent remplir dans la phrase des fonctions
diverses. Ainsi, tel nom considéré par rapport à tel
verbe, peut être successivement sujet (nominatif), objet
(accusatif), but (datif), moyen (instrumental), point de
départ (ablatif), etc., de l'action représentée par ce
même verbe. De son côté, le verbe peut soutenir un cer-
— 33 —
tain nombre d'idées accessoires de temps, de mode, de
voix, de personne et de nombre. Tout le monde connaît
le double système de flexions (déclinaison et conjugai-
son) chargé de représenter'ces deux ordres de modifi-
cations transitoires. Tout le monde sait aussi de quel
profond mystère a été enveloppée durant tant de siècles
l'origine de ces désinences significatives qui parfois
embrassent dans leur unité complexe de si nombreux
rapports.
Eb bien ! grâce au parallèle de toutes les déclinaisons
et de toutes les conjugaisons indo-européennes, la
science est parvenue à reconstituer l'immense majorité
des formes organiques premières de chaque cas dans
chacun des trois nombres (singulier, duel, pluriel) et
dans chacun des trois genres, de chaque terminaison
verbale caractéristique dans les divers modes des temps
principaux et des temps secondaires.
Elle serait bien longue la liste de tous les travaux
fragmentaires qui ont amené de proche en proche la
vaste synthèse dont le Compendium de M. Schleicher est
aujourd'hui l'expression la plus complète et la plus
claire. Ne leur déplaise, cette dernière qualité est sur-
tout bonne à louer lorsqu'on parle des écrivains de la
docte Allemagne, fussent-ils des meilleurs.
Ce vaste classement de terminaisons organiques est
dominé par une seule loi, qui pourrait, ce me semble,
être formulée ainsi :
Toute désinence appartenant, soit à la déclinaison,
soit à la conjugaison aryaque, est constituée par un ou
plusieurs mots ayant vécu d'une vie propre avant de
devenir l'organe ou les organes d'une fonction gramma-
ticale quelconque.
Toujours l'absorption de deux ou plusieurs formes re-
3
— 34 —
lativement simples, par une forme supérieure ou plus
complexe qui les embrasse dans son unité. On le voit,
c'est comme dans la dérivation, comme dans la forma-
tion de tous les organismes, l'éternelle règle de l'indivi-
dualisation progressive. Ici, comme chez les plantes,
comme chez les animaux, l'unité croît avec la com-
plexité, et le vocable est d'autant plus un que sa forme
intellectuelle créatrice s'est soumis un plus grand nom-
bre d'éléments lexiques divers.
Ce serait ici le lieu d'indiquer quelques-unes des plus
intéressantes découvertes de la linguistique indo-euro-
péenne sur le domaine des flexions grammaticales, et je
le ferais volontiers, si le lecteur ne devait trouver plus
loin, dans ce même numéro de la Revue, un premier ar-
ticle de M. de Caix de Saint-Aymour sur l'histoire natu-
relle de la déclinaison.
Quelque parfaite que soit la grammaire d'une langue,
elle n'est et ne saurait être que la très humble servante
de la syntaxe. L'arrangement des mots dans la proposi-
tion et l'arrangement des propositions elles-mêmes dans
l'unité de la phrase qui contient plusieurs jugements
exprimés présenteront toujours le plus vif intérêt, surtout
lorsqu'on étudiera l'influence que les formes habituelles
de la phrase peuvent exercer sur l'activité de la pensée.
Il y aura là bien des esclavages traditionnels à signaler,
même sans sortir des variétés de la syntaxe indo-euro-
péenne. Mais cette vaste syntaxe comparative des idio-
mes aryens aux différentes époques de leur vie, soit
commune, soit individuelle, est encore un de ces monu-
ments que l'avenir érigera. S'il me fallait donner ici un
modèle du travail à exécuter dans chaque chantier spé-
cial pour la préparation des matériaux à fournir à l'archi-
tecte d'un tel monument, je citerais la syntaxe comparée
— 35 -
des langues romanes par Frédéric Diez. En parcourant
les 465 pages de ce volume (1), où le goût de l'artiste
s'unit si bien à la scrupuleuse exactitude de l'érudit et
aux aperceptions synthétiques du vrai savant, on se sent
tout pénétré de l'esprit novo-latin, on sent, on com-
prend et on aime toutes ces formes si originales et si
pittoresques de ce que j'appellerai le style commun des
nations romanes. Puis, comme toutes les nuances qui sé-
parent, par exemple, la syntaxe espagnole de la syntaxe
italienne ou de la syntaxe française sont heureusement
accusées par l'habile rapprochement de textes empruntés
aux meilleures sources, toujours indiquées d'ailleurs ! Et
maintenant, supposez un travail analogue exécuté avec
le même talent pour les langues germaniques, pour les
les langues slavonnes, etc., etc., et, — • croyez-en la loi
divine du progrès, — le Bopp de la syntaxe indo-euro-
péenne comparée ne se fera pas longtemps attendre.
Je m'arrête, car j'ai dit l'état présent de la science
positive des langues indo-européennes sans négliger l'in-
dication des perfectionnements ou des compléments qu'il
est permis d'espérer dans un avenir plus ou moins rap-
proché. Si, dès aujourd'hui, j'avais voulu montrer ce que
projettera de lumière féconde sur l'étude du génie arya-
que le parallèle de la parole sémitique et du parler ta-
tare ou du parler chinois, on m'eût peut-être accusé de
dépasser de beaucoup les limites d'un article d'initiation
fait pour ouvrir le premier fascicule d'un recueil spécial.
Aussi bien ai-je préféré ne pas sortir de l'ensemble de
la phonologie, de la lexiologie et de la grammaire des
langues de l'Europe et de l'Inde.
H. CnAvÉE.
{i) C'est !e lome III do la Grammaire des langues romanes.
DE L'ARYAQUE AU FRANÇAIS
l'étude et l'enseignement
DE LA LANGUE FRANÇAISE
d'après
LA MÉTHODE HISTORICO-COMPARATIVE
Assurément il y a lieu de s'étonner que l'étude de no-
tre langue nationale n'occupe pas à l'heure actuelle, dans
l'enseignement universitaire, le rang auquel elle a droit
sous tous les rapports. M. Baudry, si compétent en ces
sortes de questions, a protesté énerg-iquement contre cette
inqualifiable dédain pour une étude qui nous touche de
si près : « Est-il croyable, dit le savant philologue, que
dans toute la durée des classes il n'y ait pas, sauf la
bonne volonté accidentelle du professeur, une heure des-
tinée à exposer le passage du latin au français ? (1) » Et
pourtant il n'y aurait là qu'un premier pas de fait : l'o-
rigine vraie du français, ce n'est pas à l'idiome latin qu'il
la faut demander, c'est au type commun indo-européen,
c'est à la langue aryaque. — La linguistique n'est plus
aujourd'hui un art fantaisiste et personnel de rapproche-
ments étymologiques : au milieu des sciences naturelles
elle a sa place indiscutée, — elle reconnaît des lois ri-
(1) Revuede Vinstruct. publ., l^"" mars 1866.
— 37 —
gonreiises, une évolution nécessaire, un progrès con-
stant, — pourquoi donc la traiter autrement que ces
sciences dont on ne peut la séparer, ni quant aux élé-
ments qu'elle emploie, ni quant au but qu'elle atteint?..
L'anatomie du corps, la science du langage humain par-
tent d'une même donnée, vont de pair et tendent à la
même fin : la connaissance de nous-mêmes. Gardons-
nous de dédoubler l'homme ; la nature ignore ces parties
multiples, elle est une et la méthode est une pour la pé-
nétrer. Que dirait-on du naturaliste expliquant l'usage
des muscles avant d'avoir fait connaîtrela constitution ana-
tomique, — ou encore abordant l'étude de la circulation
sans avoir envisagé, quant à leur mode d'être, les diffé-
rents vaisseaux ?
C'est qu'en effet l'état typique n'est que l'organe sain
dont le devenir, dans ses évolutions diverses ne présen-
tera que la fonction. — En linguistique comme en physio-
logie, allons droit à l'organe. Si cet organe est attaqué,
reconstruisons-le dans son intégrité, dans ses parties
primaires, et alors que ce tout sera bien un, bien typique,
examinons' le jeu de l'appareil, étudions -en le mode
d'activité.
C'est ainsi seulement qu'il sera possible d'atteindre
une coordination finale, soit de biologie dynamique, si
l'on s'adresse à la physiologie proprement dite, soit de
formation historique, si l'on s'adresse h la science du lan-
gage. — En un mot, dans toute science naturelle, point
de connaissance de résuliats sans l'intelligence de l'acti-
vité des organes ; point de conception positive de l'acti-
vité organique sans la science de la constitution de l'or-
gane lui-même.
Quoi qu'il en soit, c'est déjà un pas énorme, reconnais-
sons-le bien, que l'étude d'après les données latines, des
- 38 -
langues romanes,, du français particulièrement en ce qui
nous concerne.
On sait que la restitution d'une logique grammaticale
a renversé cette singulière opinion, généralement ré-
pandue il n'y a pas si longtemps encore, que les langues
■ novo-latines, grossier amas d'incorrections, n'étaient au
fond que du latin parlé par des barbares. Est-ce à dire,
et sans restriction, que l'analytisme du français, de l'ita-
lien, du valaque, etc., soit la conséquence immédiate et
nécessaire du synthétisme latin?.... En aucune façon.
On ne peut admettre qu'à la dissolution de l'empire ro-
main, le latin se soit fatalement développé en ces formes
étymologiques et grammaticales qu'on appelle.leslangues
romanes : en un mot, s'il n'y a pas eu corruption brutale,
il n'y a pas eu non plus calme et simple évolution. L'é-
volution étant donnée dans ses lois fixes (contraction,
chuintement, assimilation, principes de progression pho-
nétique, etc.), arrivent les accidents. Mais, au bout du
compte, les rameaux vivent de la même sève et les gref-
fes de l'étranger n'ont sur eux qu'une influence secon-
daire. L'organisme a parcouru la carrière que son
essence propre, que ses qualités premières, que sa consti-
tution, pour tout dire, lui assignaient. Et telle est l'éter-
nelle et inévitable chaîne par laquelle toutes choses sont
liées dans le plus intime rapport, que la langue a répété
sur son domaine l'œuvre historique, ou que plutôt l'évo-
lution linguistique a concouru parallèlement à l'évolu-
tion des faits, d'après les mêmes lois et dans les mêmes
proportions. A l'appui de mon dire, je rappellerai sim-
plement notre législation actuelle, face nouvelle du droit
romain, portant çà et là les traces des perturbations in-
troduites par les prétendus barbares. Etant offert le
champ de recherches, étant fixées les lois du devenir,
— 39 —
reconnaître la part de la corruption, c'est-à-dire de l'in-
fluence étrangère, telle n'est pas une des moins délicates
opérations confiées aux soins de l'historien analyste.
Le savant et profond philosophe à qui nous devons la
remarquable ZTù^oïre de la langue française (1), a lon-
guement insisté sur ce point. Il est besoin d'une force
réelle pour ne pas se laisser entraîner à reproduire, à
chaque instant, quelques passages de ces fortes études,
si serrées d'analyse, si pénétrantes dans les déductions.
Quelle netteté, par exemple, dans le tableau que nous
présente M. Littré, de la priorité linguistique de la lan-
gue d'oïl et de la langue d'oc sur leurs congénères novo-
lalinesl — Ce mot àQ priorité demande à être bien com-
pris. Il ne donne nullement à entendre, remarquons-le
avec soin, que l'on ait parlé français ou provençal avant
de parler espagnol ou italien , mais bien que la langue
d'oc et la langue d'oïl sont plus proches du latin (2), leur
tronc originel, que les deux dialectes espagnol et ita-
lien. L'Italie resta muette pendant ces périodes, si riches
dans les Gaules, du x®, du xi«, du xii^ siècle, et de la meil-
leure part du xiii^. Il ne saurait être question d'une vieille
langue italienne dans le sens où l'on dit « le vieux fran-
çais ». Et quels sont les ^VQm\QV& parleurs de cette belle
langue italienne, apparaissant tout à coup, éclatant pour
ainsi dire, à ce même âge où le vieux français fait place
aux premiers essais de français moderne? C'est Brunetto
Latini qui, en 1266, vient chercher, au sein même de notre
pays, les précieux trésors de la littérature française; c'est
Dante, son élève, qui soutient à Paris, en 1304, une de
ces thèses fameuses, à la Pic de la Mirandole, contre
(1) Paris, 18G3, 2 vol.
(^2) Communémenl parlé, bien entendu.
— 40 —
quatorze adversaires. Dante aussi restera imbu de nos
vieux maîtres et l'on dressera la liste de ses gallicismes.
Avide de richesses encore inconnues, l'Italie analyse,
traduit, commente nos vieux modèles, et, comme le dit
Génin, pendant plus de trois cents ans, les chroniques
françaises mettent en fermentation le génie italien. Au
xvi« siècle, c'est encore à nos vieux poètes de la première
France littéraire que l'Arioste, ne trouvant pas dans sa
patrie d'époque poétique contemporaine à celle des trou*
vères et des troubadours, demande ce que là seulement
il peut rencontrer. Non content d'admirer, il veut faire
partager son admiration et traduit les chefs-d'œuvre de
nos pères, ces monuments que la France bientôt mécon-
naîtra honteusement, et que le goût si vanté du xyii^ siè-
cle regardera comme les produits d'une barbarie gros-
sière.
Ainsi l'italien, l'espagnol, au moment qu'ils apparais-
sent, sont presque ce qu'ils se trouvent encore aujour-
d'hui, aux yeux du grammairien. Ces deux branches
romanes, dans leurs productions, laissent à nos études
un vide de quatre ou cinq cents ans. Rien de semblable
dans les Gaules, mais bien deux langues d'une prodi-
gieuse fécondité littéraire, ddux langues intermédiaires
par leur forme, sans doute, mais soumises, comme tout
ce qui a vécu, comme tout ce qui vivra, aux lois les plus
constantes.
Si nous nous adressons à l'une de ces tiges heureuses,
nous apercevons bientôt que la grande et distinctive ca-
ractéristique des trois états d'évolution, latin, langue
d'oïl, français actuel, par exemple, est la déclinaison.
Le latin a jusqu'à sept cas, la langue d'oïl en a deux, le
français moderne est dénué de suffixes casuels. On voit
dès lors quel est cet état interm.édiaire que ne possèdent
- 41 —
ni l'italien ni l'espagnol. L'italien, par exemple, a sept cas
ou point de cas : sept si vous le considérez dans sa forme
improprement dite typique, à savoir le latin, point de cas
dans sa forme spécialement dite italienne. En un mot,
dans les langues romanes, le premier état est tout syn-
thétique ; le second, état intermédiaire et qui n'appar-
tient littérairement parlant qu'à la France, est moitié
synthétique, moitié analytique ; le dernier est complète-
ment analytique,
La manifestation de cette synthèse c'est la flexion par
suffixe, le cas : l'absence de cette analyse c'est le non-
usage de l'article; voilà pour le premier état. L'apparence
de synthèse, jointe à l'apparence d'analyse, consiste dans
la présence simultanée de l'article et de deux cas ; voilà
pour l'état intermédiaire. La manifestation d'analyse,
c'est l'article indispensable ; l'absence de synthèse, c'est
le cas perdu ; voilà pour le dernier état, affecté à l'heure
qu'il est par les langues novo-latines.
M. Littré consacre une section toute spéciale de son
ouvrage à démontrer la régularité de la langue d'oïl dans
l'emploi de ses deux cas. Les exceptions en effet n'exis-
tent pas : du moment que la règle vous paraît infirmée,
et cela ne se présente qu'à une époque voisine de la re-
naissance, tenez pour certain que la langue d'oïl fait
place au français moderne. Il y a naturellement quelques
années d'hésitation, le cas apparaît puis disparaît, revient
puis cède encore ; mais ce n'est là qu'un état passager et
la crise ne saurait persister. Il en est ainsi de tout orga-
nisme : nul ne se pourrait perpétuer dans une passe cri-
tique, il succombe ou franchit. Or, au xv^ siècle, le fran-
çais n'hésitait plus; il était bien fixé ; la flexion casuelle
avait disparu. Mais hélas ! le plus redoutable des mal-
heurs frappa, à cette époque, notre pauvre langue, je
— 42 —
veux dire l'invasion d'une formation nouvelle et préten-
due savante.
Quant au principe non plus syntactique, mais lexique
de la théorie de l'accentuation, M. Littré le développe
ég-alement de la façon la plus précise. La simplicité du
système d'accentuation en français, laisse croire à une
foule de personnes que notre langue est privée d'accent.
Ce qui produit cette erreur est le fait constant et imman-
quable du sacrifice de toute syllabe suivant la syllabe
accentuée : l'italien, pour sa part, conserve soigneuse-
ment la syllabe ou les syllabes de la fin, tout au plus avec
assourdissement, et c'est précisément cette obligation de
prononcer une ou plusieurs syllabes inertes après une
syllabe accentuée, qui le fait en quelque sorte chanter
sur la syllabe mis3 en relief. Trop heureux quand, pour
faire ressortir davantage l'accentuation, il ne se laisse
pas entraîner à ces queues muettes comme nous en trou-
vons dsins pàrlin-o, dïcon-o, nàrran-o. — J'appellerai, à
ce sujet, l'attention du lecteur sur une excellente étude
de M. G. Paris touchant le « rôle de l'accent latin dans la
langue française » (1). Dans un travail plus récent (2), le
même auteur insiste sur le rôle qu'a joué l'accent dans la
versification latine du moyen âge : l'accent est au pro-
cédé rhythmique ce que la quantité est au système métri-
que. La poésie rhythmique, basée sur l'accentuation, a
de tout temps, d'après M. Paris, existé dans la langue la-
tine vulgaire.
En ce qui concerne les règles d'évolution phonique,
proprement dite, je ne saurais assez recommander aux
personnes curieuses de renseignements positifs le reraar-
(1) Paris, 1862,
(2) 1866.
— 43 —
quable ouvrage de M. Diez (1) ; le premier volume en
particulier est un trésor de documents.
C'est un titre assurément pour toutromaniste que de se
ranger à l'école du savant professeur. Parmi les philolo-
gues qui se sont directement inspirés de son œuvre, il est
juste de placer au premier rang M. Scheler dont leDiction-
naire d'étymologie française (2), dans un espace relative-
ment restreint, met à la portée de tous ceux qui ont reçu
quelque éducation littéraire les résultats dispersés dans des
publications éparses et peu répandues. Le tact de M. Sche-
ler dans l'analyse est d'autant plus estimable que l'auteur
s'interdit rigoureusement les longs développements;
mais dans ce rapide examen, les formes doubles (pâtre,
pasteur), les rapprochements nécessaires [sache de sa-
piam, acJie de apium, proche àepropùis), tout ce qui de-
mande en un mot quelque éclaircissement, est relevé avec
un scrupule digne de tous éloges.
Où commence le dictionnaire de M. Scheler, là prend
fin le Glossaire étymologique formant le 3° vol. de la
Grammaire de la langue d'oïl (3), de M. Burguy. Je
n'ajouterai rien, au sujet de cette grammaire, à la criti-
que si scrupuleuse qu'en a donnée M. Littré dans son
Histoire de la langue française : connaissance profonde
des formes dialectales, abondance d'exemples fournis,
netteté dans l'exposition, précision dans la controverse,
telles sont les qualités, à coup sur bien précieuses, qui
recommandent d'elles-mêmeschaleureusement l'œuvre de
M. Burguy. La seule réserve qui nous paraisse devoir
(1) Grammalikder romanischenSpraclien, 3 vol. Bonn, 1856-
60. — Et comme complément : Etymologisches Wœrlerbuchder
rom. Spr. ; 2 vol. Bomi, 1861-62.
(2) Bruxelles, 1862.
(3) Berlin, 1853-56.
- 44 -
être sérieusement introduite, est amenée par les quel-
ques lignes du tome I, p. 65, où l'auteur ne nous sem-
ble pas avoir saisi l'origine de Vs du nomin. sing. et de
l'accus. plur. des mots provenant de noms masculins la-
tins de la déclinaison générique.
Quant à ce vaste monument qu'érige aujourd'liui
M. Littré, c'est presque un remords pour nous que de
lui accorder ici un simple mémento. Mais cette œuvre
capitale mérite bien à elle seule une étnde complète.
Pour l'instant, bornons-nous à rappeler qu'au jour où la
dernière feuille du Dictionnaire de la langue française (1)
aura été livrée au public, nous posséderons enfin le mo-
nument tant de fois promis, si longtemps attendu.
Ou voit que les ouvrages didactiques, scientifiquement
conçus, sont loin de faire défaut sur le terrain qui nous
occupe ; même abondance, mêmes ressources, en ce qui
concerne la publication des textes.
Et ici c'est simple justice que de remercier la Société
de l'École des Chartes de sa publication si importante au-
jourd'hui et qui a jeté tant de lumière sur l'étude du
moyen âge. Il y aurait, à l'heure qu'il est, un long ca-
talogue à dresser des éditions de nos classiques des xii^
et XIII® siècles. M. Guessard, le savant professeur, MM.
F.Michel, P. Paris, Jonckbloet (2j, Maetzner, Mahn, un
grand nombre enfin d'érudits français et étrangers, ont
livré à l'impression une foule de manuscrits précieux.
Mentionnons enfin la vieille publication des bénédictins (3)
si conscieusement poursuivie.
Malheureusement cette foule de textes, soigneusement
édités d'après la lettre même des manuscrits, ne présen-
(1) Prem. livr., 1863.
(2) Guillaume d'Orange \ La Haye.
(3) Histoire littéraire de la France.
— 45 —
tent, dans leur nombre, aucun morceau de longue ha-
leine sainement orthographié, d'après des principes gram-
maticaux fixes et constants. Est-ce vraiment bien res-
pecter l'œuvre du poète ou de l'historien que sacrifier
ainsi la correction de la langue écrite aux bévues d'ig-no»
rants copistes?.... Nous ne le pensons pas, et notre vœu
le plus vif est, qu'à l'aide des excellentes données gram-
maticales que nous possédons, les textes en question
soient enfin restitués à la pureté complète dont ils sont
dignes au plus haut point. Ce qui se pratique tous les
jours pour les classiques grecs et latins est-il donc hors
démise du moment qu'il s'agit de nos gloires littéraires
directes ?
Pour en revenir à la linguistique proprement dite, on
sait que les langues romanes ne procèdent pas directe-
ment du latin de Cicéron et de Virgile : M. Hugo Schu-
chardt a publié ces temps derniers un travail fort inté-
ressant sur le vocalisme du latin vulgaire (1).
Quant au glossaire de du Cange, est-il besoin de rap-
peler ce qu'il contient de renseignemets sur la basse la-
tinité ?
On le comprend, étudier le français d'après la méthode
historico-comparative, c'est, par le seul et même fait,
prendre connaissance de l'ensemble des langues novo-
latines. Pour bien se rendre compte de ce que j'avance
ici, il n'y a qu'à ouvrir, à peu près au hasard, le premier
volume de la grammaire de M. Diez; que de formes de
l'un des rameaux linguistiques romans ne s'expliquent
scientifiquement qu'au moyen de leurs congénères ! De
la sorte, sans difficulté, et comme premier résultat, de
la connaissance raisonnée du français naît l'intelligence
(0 Leipzig, i866.
_ 46 —
du provençal, de l'italien, de l'espagnol, du portugais
et d'une bonne part de la langue roumaine. Voilà qui ne
nous semble pas tant à dédaigner.
Pourtant, l'introduction dans les études scolaires de ce
premier pas si simple, si aisé, serait loin de donner satis-
faction parfaite au besoin irrésistible du progrès. Non,
l'on ne s'arrêtera pas à cepremier degré. Un jour viendra,
espérons qu'il ne se fera pas trop attendre, où l'on fera
plus et mieux que demander à la fonction l'exposition de
son mécanisme : on lui en demandera raison; c'est à
l'organe que l'on s'adressera, non pas indirectement,
mais du premier coup et avant tout autre examen. — Il
existe en Allemagne et sur la langue allemande par elle-
même, un remarquable exemple de cette marche natu-
relle. Pensez-vous que M. Schleicber, dans son excellent
ouvrage Die deutsche Sprache (1), ait commencé par trai-
ter l'allemand moderne, le haut allemand?.. Il n'en est
rien. Tel est le dernier mot de son livre, le premier ap-
partenant logiquement à l'examen de la constitution de
la souche commune typique. La langue d'Ulfilas, repré-
sentant à peu près pur de l'état d'unité germanique, est
l'objet de la seconde étude; enfin et successivement se
déroulent la période tudesque (vieux-haut-allemand), la
période du moyen-haut-allemand, la période actuelle. Le
savant professeur s'est bien gardé de se tourner vers la
fonction à l'un quelconque de ses degrés : étudier l'alle-
mand moderne en l'expliquant par l'allemand du xiiie siè-
cle ou l'allemand de Charlemagne, indique une curio-
sité infiniment louable, mais n'aboutissant en fin de
compte à aucune interprétation scientifique. Or le fran-
çais ne prend pas plus sa source dans le latin, que l'alle-
(1) Stuttgart, 1860.
- 47 -
mand actuel ne trouve la sienne dans le tudesque. Le
français est à coup sûr le latin parlé du Rhin aux Pyré-
nées au XIX® siècle, mais le latin est-il autre chose à son
tour que l'aryaque fonctionnant dans un de ses rameaux?
Je citais tout à l'heure le travail de M. Schleicher sur la
langue allemande; n'avais-je pas également sous la main
celui de M. Chavée sur le wallon, publié trois ans avant
celui du linguiste allemand? (1) On sait que la langue
wallonne, si remarquablement étudiée par M. Ch. Grand-
gagnage (2), ne fut, dès ses premiers temps, qu'un dia-
lecte congénère du normand, du picard, du bourgui-
gnon, fort proche d'ailleurs de la seconde de ces formes.
Les événements historiques l'éloignèrent dans la suite
des temps jusqu'à une certaine limite de ses trois frères,
si bien qu'il ne peut aujourd'hui être considéré, à l'exem-
ple du picard, du bourguignon, du normand, comme un
patois de la langue française. L'auteur de Français et
wallon a traité cet idiome ou, pour mieux dire, un de ses
deux rameaux, le namurois, en tant que simple tige de
la grande unité aryaque : c'est le procédé auquel nous
applaudissions tout à l'heure dans Die deutsche Sprache^
le seul logique, le seul scientifique, le seul fécond en ré-
sultats.
Cet état typique de la langue restituée dans sa morpho-
logie intacte, adressons-nous à lui, allons droit à la
condition organique pour avoir raison du devenir. Lors-
qu'on y pense un peu sérieusement, cette marche est
tellement simple, tellement élémentaire qu'il peut sem-
bler oiseux, sinon naïf, d'en préconiser l'emploi. Mais
combien de personnes, j'entends parmi les lettrés, igno-
(1) Français el wallon; Paris, 1857.
(2) Diclionn. étyrn. de la langue wallonne.
— 48 —
rent encore la restitution de cette langue positive, com-
mune aux diverses branches de notre race ! — J'espère
qu'on ne me rangera pas au nombre de ces étranges
fantaisistes qui vont demander à la langue sanskrite
l'explication des vocables romans. En premier lieu, cette
soucbe linguistique dont nous parlons n'est pas plus le
sanskrit que le lithuanien ou le vieux baktrien. Et ici je
n'insiste pas. En second lieu, je prie le lecteur de bien
remarquer que je ne m'adresse pas directement au voca-
ble aryaque lorsqu'il s'agit d'éclaircir un mot apparte-
nant à une langue de troisième ou quatrième degré. Un
exemple ici me paraît nécessaire.
Supposons, tout gratuitement, que de patïaram k pas-
teur il existe 7, 8, 9 degrés successifs... j'aurai tour à
tour à parcourir ces divers échelons, par la voie du latin,
et ce ne sera pas de prime abord et guidé par le sem-
blant du sens que je rapprocherai immédiatement pas-
teur de la racine PAt, nourrir ( gr. Tcailoixa-., je me
nourris), secondaire d'un pâ, garder, sustenter, racine
véritable. — Tour à tour, quand je me serai dûment ren-
seigné sur la portée active du dérivé pat-tar, celui qui
nourrit (cfr. dâ-tar^ celui qui donne, gan-tar, celui qui
engendre), à l'accusatif pat-tar-am, devenant pattorem^
puis, d'après les lois de dissimilation (1), pasiorem, puis
pasior, j'arriverai enfin h, pasteur, et je médirai : pasteur
est l'accusatif d'un thème dérivé au premier degré, au
sens de celui qui nourrit.
(1) A savoir le changement de daUcn s devant / , exemple :
equester pour equet-ter, cfr. equii-are, equit-em, ou encore
claustrum pour claud-truni, cfr. claud-ere. Ajoutons qu'en
certains cas, ce st, résultant do ladite rencontre cousonantique,
donne à son tour, par assimilation cette fois, un simple s 5 exem-
ple : ludtum, lustum, lusum, ou encore utlus, ustus^ usus.
- 49 -
Autre exemple. Quelle conception scientifique tiré-je
de la connaissance que dicere est logiquement notre dire ?
Ne dois- je pas être tenu de reconnaître dans le dicere la
forme typique daikasai? La racine DIK, montrer, indi-
quer, (sansk. diçâmi ; je monte, gr. Seavuixi, je montre ;
go. teiha, j'annonce), se gune, daik, en s'unissant au
suffixe neutre — as, de là le nom neutre daikas, la mon-
tre, le montrer (1). Au datif nous avons daikasai, très ré-
gulier (2), dont la traduction rigoureuse sur le domaine
latin, avec die pour deic (3), r pour s (4) et e pour ei, est
dicere. Quant à cette fonction d'un datif comme infinitif,
ce n'est pas ici le lieu d'en rendre raison; j'en fournirai
seulement deux ou trois exemples tirés de la langue vé-
dique :
Od mumugdhi pûçam.. .jîvasê,
Détache le lien pour vivre, c'est-à-dire pour
nous donner la vie.
(En passant je ferai remarquer que jîvasê répond exac-
tement à vivere.)
Avasrjah sartavê sapta sindJiûn ;
Tu émis, pour couler, les sept fleuves.
Sartavê est le datif du nom neutre sartum représen-
tant exact du latin saltum^ sauter, jaillir, s'élancer ; le
supin actif n'est en effet qu'un nom neutre à l'accusatif,
et telle est l'explication de cette règle grammaticale qui
(l) Cfr., (Je la racine kru, entendre, gunée ; khav-as, l'enten-
dre, sk. çravas, gr, y-Aéjroç.
("l) VAr. manasai dat. de manas, esprit, sk. manasê, ou encore
RRAVASAi, sk. çravasé.
(3) Cfr. vîcvs— veicus, = gr. jioTy.o; = sk. vêças, ou en-
core diviis == deivus ~ sk. dévus.
(4) Cfr. le génit. gencris pour genesis = ^évoy; pour ^i'^to^,
Yévccoç = sk. janasns.
4
— 50 —
veut au supin en lùtn tout verbe précédé d'un verbe au
sens d'aller, venir. En mettant ce nom neutre au datif,
le sanskrit possède son infinitif sariavê. (Le grec nous
montre cette racine sar, s'élancer, dans aXat; pour zaKz'.ç^
saut.
caTiara... pantham anv-êtavê;
Il fît une route à parcourir.
Etavê est le datif du neutre Hum, formé de la racine
I, aller, gunée en ai : le supin latin itum est son corres-
pondant.
Je m'arrête pour ne pas être entraîné malgré moi dans
des considérations sans fin. J'ai pris tout à l'heure avec
pasteur et dire les deux premiers exemples qui me sont
tombés sous la main : j'aurais pu opérer de la t^orte sur
lepremier mot venu. On voit aisément qu'en remontant
d'une part à la racine, au suffixe ou aux suffixes, de l'au-
tre, — tout en tenant compte des lois phonétiques et eu
s'édilSant sur le sens radical et la signification dérivative,
— on arrive, par la filière historico-comparative, à l'in-
terprétation rigoureuse de la portée d'un vocable de tige
toute secondaire.
Peut-on douter maintenant qu'avec les nombreux do-
cuments, les puissants moyens d'analyse et de compa-
raison qui se trouvent à la disposition de tous, l'étude
de la langue nationale n'obtienne, au sein des écoles et
dans un proche avenir, la place à laquelle elle a droit si
légitimement ?
Abel Hovei.acque.
SUR LA
DÉCLINAISON INDO-EUROPÉENNE
ET SUR LA
DÉCLINAISON DES LANGUES CLASSIQUES EN PARTICULIER
La déclinaison de la plupart des grammaires aujour-
d'hui classiques, fondée uniquement sur la routine et
sur un système mnémonique inintelligent, ne nous
occupera pas ici ; nous la considérerons comme non ave-
nue, et nous étudierons les désinences indo-européennes
au flambeau de la linguistique comparative, sans nous
inquiéter de l'honnête Lhomond et de ceux qui ont cru
bon de suivre son exemple.
I. On retrouve, dans la déclinaison indo-européenne,
les mêmes éléments qui concourent à la formation de
tous les vocables des idiomes de cette famille, c'est-à-
dire des pronoms et des verbes.
Les pronoms communs ou aryaques qui forment les
désinences nominales dans les langues indo-européennes
sont les suivants :
Nominatif : SA,
Accusatif : MA,
Instrumental sing. : A,
Ablatif sing. : TA,
— 52 —
Génitif: SA, SY A,
Locatif singulier : I,
Locatif pluriel : SA,
Datif sing-. : A+L
Comme on le voit, il n'y a en résumé dans toutes ces
formes que cinq pronoms différents : SA, TA, MA,
A etL
Nous serions entraînés trop loin si nous voulions faire
l'histoire de ces pronoms ; nous avons d'ailleurs essayé
ce travail dans un autre ouvrage (I) dont nous nous
contenterons de résumer ici les conclusions. Les formes
pronominales destinées en aryaque à démontrer le point
dans l'espace, et par analogie dans le temps, sont en
perpétuelle opposition les unes avec les autres .; ainsi,
tandis que TA et SA sont les indicateurs du point le plus
rapproché, leurs correspondants MA et NA sont les indi-
cateurs du point le plus éloigné ; nous verrons tout à
l'heure quel rôle important joue cette opposition dans la
formation du nominatif et de l'accusatif.
Ce n'est pas tout : les pronoms démonstratifs TA et
SA, MA et NA montrant un point quelconque, les pro-
noms déterminatifs A et I servent à déterminer d'uîie
manière plus précise le point de l'espace TA ou de
l'espace MA occupé par l'objet. A et I sont donc secon-
daires à TA, SA et à MA, NA.
Ceci dit, nous revenons à la déclinaison. Nous avons
vu tout à l'heure que certains cas étaient formés par des
verbes, ou plutôt par un seul verbe. Ces cas sont Yins-
trumental, le datif et l'ablatif du pluriel, et le suffixe
verbal qui sert à les former est BHI. Ce BHI signifie
autour^ en apparence, a peu près, aux environs, à la
(1) La Langue latine étudiée dans Vunité indo-européenne ;
Paris, 4867 (Hachette); p. dOO, 101, 113, etc.
— 53 —
manière de, à la façon de^ et il est issu d'un verbe
aryaque BHA, briller^ luire, paraître, qui a servi à
former un grand nombre de verbes diminutifs, et que
l'on retrouve dans le sk. bhâti, il resplendit, il brille,
il paraît, dans le grec ^AQ, briller, luire, paraître,
dans le latin FAX, FACIS, lumière, etc, etc.
Nous verrons plus loin, à l'étude particulière que nous
ferons de chacun de ces cas, comment ce suffixe verbal
BHI, avec les sens que nous lui connaissons dès mainte-
nant, a pu contribuer à la formation de l'instrumental,
du datif et de V ablatif pluriels.
II. Les grammairiens qui ont osé essayer une mé-
thode synthétique, et parmi lesquels nous citerons avec
honneur MM. Eichhoff (1) et Dutrey (2), ont adopté un
système de classification des désinences qui, outre qu'il
a l'avantage d'être parfaitement scientifique, présente
un intérêt pratique des plus sérieux.
Ce système, qui repose sur l'étude comparée de la dé-
rivation indo-européenne, reconnaît deux déclinaisons
nominales : une déclinaison simple et une déclinaison
générique ; mais comme les formes de cos deux déclinai-
sons, les seules que l'on devrait trouver dans les gram-
maires classiques, sont les mêmes prises séparément,
nous allons étudier ces formes les unes après les autres,
nous réservant de donner ensuite un aperçu général de
la déclinaison, et de compléter cet aperçu par des tableaux
qui devront graver dans l'esprit du lecteur les désinences
indo-européennes.
Nous commencerons donc par étudier les cas.
En dehors du vocatif, dont nous parlerons tout à
(1) Parallèle des langues de l'Europe et de Vlnde.
Impr. Roy. Paris, 1836, m-k\ p. 394 et K09.
(2) Grammaire latine, Paris.
- 54 —
l'heure, et qui proprement n'est pas un cas, la déclinai-
son indo-européenne reconnaît deux classes de dési-
nences :
1° Les cas directs à opposition.
2° Les cas indirects a circonstances.
1. Opposés l'un à l'autre comme Vefet à la caicse,
comme le sujet agissant à Y objet sur lequel il agit"»
comme Y actif au paèsifi).), le nominatif et 1' accusatif (2'
sont les seuls cas directs : tous les autres sont obliques
ou indirects
2. Ces cas indirects rendent toutes les circonstances
de l'action; mais ces circonstances sont de trois espèces,
ce qui nous conduit à une triple subdivision :
a. — Le moyen d'action du sujet sur Voljet se rend par
l'iNSTRUMENTAL.
b. — Le double point de départ du sujet vers l'objet se
confond avec I'ablatif et le génitif.
c. — Enfin le datif et le locatif expriment le double
but ou point d'arrivée de l'idée, soit au lieu seul où elle
tend (locatif), soit auprès de quelqu'un de déterminé dans
ce lieu même (datif).
Comme on le voit, il n'y a rien autre chose dans tous
ces cas qu'une action du sujet sur l'objet, action directe
dans les cas directs à opposition, indirecte dans les cas
indirects à circonstances.
Mais le sujet ou l'objet peuvent être un, deux ou plu-
sieurs; ce qui nous donne ce que les grammairiens
(!) Les grammairiens hindous désignaient le nominatif par
karlr = factor, et l'accusatif par karma = factum.
{"2) Diogène Laerce (vu, 1, 47), place l'accusatif parmi les
cas indirects ou obliques (zAaYtat); celle opinion se trouve
assez implicitement mise à néant dans le courant de notre étude
pour que nous n'ayons besoin de la réfuter ici.
— 55 —
appellent les nombres. Il faut encore en dire un mot avant
de passer à l'étude des cas.
« Le nombre, dit M. Bopp (1), n'est pas exprimé en
sanskrit et dans les langues indo-européennes par des
affixes spéciaux indiquant le singulier, le duel ou le plu-
riel, mais par une modification de la flexion casuelle, de
sorte que le même suf/lze^ qui indique le cas^ désigne en
même temps le nombre; ainsi àhyam, bJiyâm et bJiyas
sont des syllabes de même famille qui servent à marquer,
entre autres rapports, le datif: la première de ces flexions
est employée au singulier (dans la déclinaison du pro-
nom de la 2*^ personne seulement), la deuxième au duel,
la troisième au pluriel. »
Malgré notre vénération pour la science du fondateur
de la linguistique comparée, il nous est impossible de ne
ne pas le trouver ici en contradiction avec les faits. M.
Schleicher dit du reste dans la dernière édition de son
compendium (p. 300) :
« Dans l'indo-germanique, la racine comporte deux
adjonctions (quant à la déclinaison) : 1° l'élément du
cas ; 2^ le signe du pluriel. »
Le singulier ne contient évidemment que le premier
de ces éléments. En efi'et, le langage n'a pas de signe
particulier pour rendre le singulier, eu tant que nom-
bre. — Le singulier, — qui n'est à proprement parler
qu'un nombre négatif, et dont l'existence est essentielle-
ment relative à celle du pluriel, représente seulement
une unité , et. cette unité se retrouve toujours dans le
pronom qui forme, comme nous le verrons tout à l'heure,
la désinence nominale.
Il n'^n est pas de même pour le pluriel. C'est bien là
(I) Grammaire comparée des langues indo-européennes,
Irad. par M. Brôal, P.iris, i8()0; T. I, p. 273.
— 56 —
un uombre; aussi est-il rendu par une unité ajoutée à
l'unité du singulier. — Le signe commun du pluriel indo-
européen est S, reste du pronom SA, que l'on ajoute au
thème singulier. SA exprimant un objet, une individua-
lité, une personnalité, une unité, en un mot, on l'ajoute
au thème singulier qui contient déjà une personne, une
unité, et l'on a ainsi : SA + SA = un + un = deux^
c'est-à-dire le pluriel.
L'exemple choisi par M. Bopp, et que nous citions tout
à l'heure, nous donne du reste raison contre lui-même.
En effet, ce qui constitue le datif est hhi ou peut-être
hJiya, si l'on veut joindre au suffixe BHI l'A de liai-
son ; si l'on trouve (seulement dans tuBHYara) le singu-
lier BHY-A-M, cet m final n'est autre chose, comme
nous le verrons plus tard, que le signe du neutre, les
pronoms personnels étant, de leur nature, indifférents
au genre. Nous verrons tout à l'heure le duel; quant au
pluriel BH Y- A-S, qui nous intéresse ici plus particulière-
ment, on y retrouve parfaitement conservée cette S = SA,
dont nous avons parlé plus haut , et qui constitue le
signe habituel et parfaitement distinct du pluriel. Si
BHYam, BHYâm etBHYas sont, comme le dit M. Bopp,
de la même famille, c'est en tant que contenant tous le
BHI ou BHYA, signe du datif, les autres éléments de ces
suffixes servant à modifier leur genre ou leur nombre.
Nous arrivons maintenant au duel.
Primitivement, cette forme du langage s'employait
seulement pour indiquer un composé copulatif formé
de deux sujets ou de deux objets, et correspondait tout
particulièrement à l'idée de couple ou de l'opposition des
deux sexes : pitarâ-matarâu, le père et la mère; dya'oà-
prtJuwyâu, le ciel et la terre ; nahiûsâu^ la nuit et les au-
— 57 -
rores; ramâravanâu, Râma et Ravana, etc. Ce n'était
donc qu'une sorte de pluriel limité.
Cette forme — au, que nous voyons ici, est celle du no-
minatif et de l'accusatif du duel; elle est contractée pour
as (cft. Sctleicher, comp. p. 537) et cet as est lui-même
un débris du pluriel SAS ; à côté de la forme — au, on
trouve également une forme — â = as.
Le génitif et le locatif du duel ont conservé en sans-
krit 1'^, signe de pluralité, dans les thèmes inaltérés
(vâcos), et dans les thèmes en n{açman-ôs), en - ant
(bharat-ôs), etc., tandis que dans d'autres thèmes, os {=--ô
un primitif aw5) s'est contracté en o {manas — d). C'est ce
qui a eu lieu partout dans le zend, où on trouve à côté des
0, une forme — âo = ans.
Le datif, l'ablatif et l'instrumental duels, sont sembla-
bles organiquementaudatif et à l'ablatif pluriel BHYams;
mais partout cet s est tombé, et il n'est resté que BHYam
en sansk., BYA, en zend, etc.
Si nous nous sommes étendu autant sur le duel, c'est
pour bien établir, dès à présent, que ce n'est qu'un plu-
riel restreint, — sans préjudice de ce que nous aurons à
en dire plus tard dans l'étude particulière que nous de-
vons faire de chacun des cas.
Cette sorte de double emploi du duel avec le pluriel
fit que le latin, trop pratique pour garder ce luxe de
nuances grammaticales, l'a seulement conservé dans
deux formes où l'on comprend logiquement son exis-
tence : duo (ombro — samnite : d^cs)^ et amio.
Le pâli a agi absolument de la même manière que le
latin, et il a seulement conservé deux duels : uhhaû =
amho, et dwaû = duo.
Seul, parmi les langues germaniques, le gothique a
conservé le duel, et encore dans les verbes seulement.
— 58 —
Quant au grec, nous n'avons pas besoin de dire qu'il a
conservé le duel, et nous verrons plus tard dans quelle
proportion.
Nous allons maintenant étudier séparément chacun
des cas, en commençant par les cas directs à opposition ;
mais auparavant nous devons dire quelques mots du vo-
catif qui a une position tout à fait isolée et particulière
dans le système des désinences indo-européennes.
III. Le vocatif étant, comme son nom l'indique {vo-
care, appeler), le cas d'appel, d'invocation doit être aussi
bref que possible, et cette brièveté n'a pas d'expression
plus parfaite que le thème sans aucune désinence.
On trouve dans les langues indo-européennes un grand
nombre d'exemples de cet emploi du thème intact ou
ayant perdu sa voyelle terminale.
En sanskrit , le vocatif ne reproduit la désinence du
nominatif que dans les thèmes monosyllabiques terminés
par une voyelle : bhi-s, peur; gaû-s, vache; nail-s^ na-
vire, et dans les thèmes en as : manas. Dans les autres
cas, il se contente du radical ou du thème simple : mh,
mâiar, marut, daita, etc.
En grec, nous trouvons le nominatif dans des mots tels
que TCOûç, etc., et dans tous les vocables dont le nomina-
tif est terminé par une lettre double {sauf àva et àva?) et
le thème dans des mots tels que pr^Tcp, 7:6X1, etc. ; et
ce thème lui-même est affaibli dans t.(xX pour tmo, dans
k-jTS pour'i-Kzo, etc., etc.
Il faut bien remarquer que cet e n'est pas une dési-
nence casuelle, mais seulement un affaiblissement du
thème, lui donnant une forme plus interjective encore;
et M. Bopp a raison de faire remarquer dans sa Gram-
maire comparée (§ 205) que la langue vient toujours in-
sister sur le mot qui sert à appeler, soit qu'elle allonge
— 59 —
la voyelle finale, comme nous en verrons des exemples
tout à l'heure, soit, ce qui est plus général, qu'elle l'a-
brège, comme nous le remarquons ici.
Dureste,nous retrouvons cet e dans le lithuanien [Dèwe)^
dans le borussien (Beiwe), et en particulier dans le latin
(Domine pour l'aryaque DAM AN A, eque, pour AKVA,
etc). Dans cette dernière langue, les vocatifs des deux
noms communsj^lius et genius, et ceux de tous les noms
propres en ius (excepté ceux qui sont adjectifs et ceux
qui viennent du grec) appartiennent aussi à cette classe :
Jîlie, horatie; seulement, ie n'est contracté ici en î :
Jilî\ Horati. C'est donc à tort que les grammaires latines
font du vocatif de ces mots une forme exceptionnelle.
L'ombrien a conservé ie : Fisorie, Sancie, etc. Dans les
autres exemples de la grammaire latine, nous trouvons,
tantôt le thème simple : o'osa^ puer, sor 00% corme ',t-dntot\G
nominatif : manus et dies, ce qui a toujours lieu dans les
noms neutres; et, d'après une remarque de Buttmann
[Grammaire grecque développée, p. 180), on peut dire en
général que les mots qui ont rarement occasion d'être
employés au vocatif, comme le sont les noms neutres,
prennent, en ce cas, la forme du nominatif.
De même, au pluriel, le vocatif des langues indo-eu-
ropéennes est semblable au nominatif.
Nous avons placé tout à l'heure rosa parmi les vocatifs
qui reproduisent purement et simplement le thème. Nous
sommes ici en contradiction avec M. Bopp, qui, dans le
§ 205 de sa Grammaire comparée^ dit que le latin prend
toujours pour le vocatif la forme du nominatif, a à l'ex-
ception des masculins de la 2^= déclinaison. » Nous main-
tenons notre affîmation, que le vocatif rosa n'est autre
chose que le thème. En effet, s'il est semblable au nomi-
natif, c'est que ce dernier cas est devenu bref par une
— 60 —
altération que nous verrons plus loin, tandis qu'org-ani-
quement il devait être long; quant au jower, c'est tout
simplement le thème privé de sa voyelle terminale (PU-
TARA) . M. Bopp aurait donc dû modifiée ainsi sa phrase :
t à l'exception du masculin et du féminin de la déclinai-
son g-énérique. »
Les thèmes masculins et féminins en i et en u pren-
nent le guna en sanskrit {atê, Sîlnô); en lithuanien {akë.
sûnail), et en zend on trouve paitê et paçô à côté de for-
mes paiti et paçu qui reproduisent le thème du nomina-
tif (;5«i^z-5,jo<zç?^-5).
Cas directs.
V. Nominatif singulier. — he. Nominatif singulier se
forme, dans tout le système iudo-européen, par l'ad-
dition au thème d'un S, représentant le suffixe pronomi-
nal SA (Bopp. Oramm. comparée, § 134. — Schleicher,
Gompendium, p. 526) ; ce suffixe SA figure l'indication
de l'être qui constitue le sujet, le nominatif; et cela
parce qu'il rappelle immédiatement à l'intelligence l'être
ou l'individualité dont s'occupe d'abord l'esprit dans la
constitution de la phrase pensée. Or, ce premier objet de
la pensée étant opposé au second objet dont se préoccupe
l'esprit, second objet que nos grammaires appellent ré-
gime du verbe, la perpétuelle opposition de SA représen-
tant ce qui est proche ow premier avec MA, montrant ce
qui est à distance, au delà^ éloigné, devait amener la
création des deux cas directs avec le caractère d'opposi-
tion pronominale qui en fait l'essence logique.
En sanskrit, 1'^ tombe au nominatif de certains noms
tels que vâh pour vaks, èJiaran pour hharants, etc.; mais
— 61 -
il est conservé dans un grand nombre de formes telles
que açvas, naûs, etc.
En grec, il est partout conservé, sauf dans les noms
actifs comme r.x-r^ç) pour TraTsp-ç, etc. Pour plus d'expli-
cation, nous renverrons au Compendium de Schleicher,
p. 526 et 509.
En latin, nous retrouvons cet s désinentiel du nomina-
tif conservé intact dans des mots tels que dominu-s,avi-s,
manu-s et dies.
Mais d'autres fois, il est contracté; 'din&ipuer est pour
pueru-s^ comme on a liàer à côté de liberu-s et vesper à
côté de vesperu-s (1). De même soror est pour sosor = so-
sor-s — svosor-s = (sansk.) svasr.
C'est ici le lieu de parler de la déclinaison générique
qui, à part ce cas du nominatif dont nous nous occu-
pons en ce moment, ne se distingue pas de la déclinaison
simple.
Cette déclinaison est appelée générique, parce qu'elle
a des terminaisons spéciales pour chacun des trois genres
(1) Cette contraction qui supprime la désinence du nominatif
des noms masculins appartenant à la déclinaison générique, a
lieu seulement dans les mots dont le r est précédé d'un i bref
(vir, levir, etc.), ou d'un e hreï {puer ^ socer, aller, etc.), et en-
core trouve -t-on quelques mots comme merus^ férus , etc. Mais
quand le r du thème est précédé d'un a, d'un u ou d'un o, ainsi
que d'un ê ou d'un «", la terminaison se conserve : carus^puruSy
carnivorus, vêrus, virus, etc. Comparez au latin le gothique, où
les thèmes en ra et en ri perdent 1'^ désinentiel quand le r est
précédé d'une voyelle, tandis qu'ils le gardent quand cet r est
précédé d'une consonne : vair, homme ; anlhar, l'autre \ akr-s,
champ, etc. (Bopp, op. ci'.., § 135, rem. 1). En lat. vir, aller,
ager, etc. En règle générale, on peut dire que, quand le r Irouvo
un point d'appui suffisant dans la voyelle qui le précède, il se
conserve admirablement dans presque tous les idiomes indo-eu-
ropéens. Cf,, à ce sujet, Bopp, op. cit., § 145.
- 62 -
masculin, féminin et neutre; nous devons donc d'a-
bord dire un mot des genres.
Le masculin est , selon les grammaires classiques , le
genre le plus noble ; disons seulement, pour être moins
absolu, que le masculin est le genre qui exprime la plus
grande somme de force, de vigueur. Aussi ce genre est-
il rendu par la sifflante S, reste de SA, substitut de TA,
démonstratif le plus énergique.
Le féminin, le plus gracieux des genres, et cela, sans
conteste, est rendu en sanskrit, et en général dans le
système indo-européen, par une voyelle longue, douce,
moelleuse, voluptueuse même, si l'on veut y mettre quel-
que attention. On sait que Manou avait fait une loi de
donner aux femmes des noms terminés par des voyelles
longues : « Que le nom de la femme, dit-il, soit facile à
prononcer, doux, clair, agréable, propice; qu'il se ter-
mine par des voyelles longues, et ressemble à des paro-
les de bénédiction. » Manou, II, 33. Trad. de Loicjeleur-
Delongcbamps. Paris, 1838.
Il nous reste à parler du neutre, c'est-à-dire, selon le
mot même (neuter =» Tii l'un ni l'autre), de ce genre se-
condaire, bâtard, qui n'est ni le masculin, ni le féminin, et
que les grammairiens indiens appellent Mîva, c'est-à-dire
eunuque. Le neutre se forme par l'addition au thème d'un
M, reste du pronom MA, démonstratif des objets éloignés;
on voit que c'est tout l'opposé du masculin, qui se forme
par SA.
En sanskrit, le neutre n'a pas, pour se distinguer du
masculin, de thèmes différents ; il se contente seulement
d'abréger la forme désinentielle aux cas les plus mar-
quants.
Chez les Grecs, le M caractéristique de l'accusatif et
neutre permute avec le N, la nasale des dents comme M
— 63 —
est la nasale des lèvres. — Dans tout le système indo-
européen, le nominatif des neutres est identique à leur
accusatif.
En latin, les trois types des noms appartenant à la dé-
clinaison générique seront donc : -S, -A, -M ; donnons
un exemple et citons èonu-S, hon{a)-k, honu-K (1) ;
remplaçons maintenant honu-^ par dominuS, bon{a)-k
pnr ros[a)-X^ et bonu-M. par templu-M^ et nous compren-
drons toute la formation des deux premières déclinaisons
données par les grammaires latines ordinaires.
Pour dominuS (thème : damana), nous n'avons au-
cune observation à faire.
Il en est de même pour templu-M. (thème latin tempulo^
diminutif de tempus) (2).
Quant au féminin tos[(i)'A^ c'est autre chose; il nous
faut d'abord dire que le premier a appartient au thème;
comment se fait-il alors que le rosa latin soit bref? Il y
(1) Nous ferons observer que tous les noms adjectifs que
Lhomond appelle de la première classe sont des noms à décli-
naison générique ; seulement niger a perdu sa désinence comme
puer: Quant à la deuxième classe d'adjectifs, prudens n'est
qu'un participe présent (cf. p. 1 43), fortis suit le sort d'avis (III),
et celeber pour celebris que l'on trouve quelquefois, ainsi que
terreslris, alacris.saluhris, silvesiris^pedestris. céleris, elc.^
n'est aussi rien autre chose qu'un nom adjectif de la troisième
déclinaison.
(2) Tout le mcnde sait que l'ouverture quadrangulaire prati-
quée dans le toit des édifices religieux, et par laquelle on rece-
vait à la fois la lumière et la chaleur du jour (en sansk. tapas,
en latin tempus), reçut son nom du diminutif tempulum con-
tracté en templum. Le passage d'un nom représentant cette
sorte de fenêtre, à travers laquelle s'observait le vol des oiseaux,
à la dénomination de Tédifice tout entier, est une de ces
figures do nom trop connue de nos lecteurs pour que nous y
insistions ici.
— 64 —
a dans le mot un A long-, marque du féminin, qui de-
vrait déjà, et rien que pour cela, être resté long- en
latin; mais supposons que cet A, signe du féminin, fût
bref, comme rosa contient dans sa finale deux <ï, l'un
formatif du thème, l'autre de la désinence, il devrait de
toute manière être long d'après une loi de renforcement
de la voyelle par elle-même que l'on appelle un vriddJii.
Comment se fait-il donc que rosa soit bref? Hélas ! il y
a là une raison de clarté d'expression qui, tout en étant
louable dans son but, est déplorable quant à ses effets.
L'ablatif rosa^ long par soi et par la chute du D, comme
nous le verrons plus loin, a forcé les Romains à faire
leur nominatif bref, bien qu'il dût rester long pour des
raisons positives et péremptoires. Pour la clarté de la
langue, le nominatif ou l'ablatif devait devenir bref,
pourquoi Lî nominatif a-t-il cédé plutôt que l'ablatif? La
philologie comparée ne peut répondre que par une hy-
pothèse, mais cette hypothèse est assez vraisemblable
pour que nous osions la mentionner ici. En effet, l'ablatif
rosa contient trois a {fosa+a-\-ad) : Va bref du thème,
Va long caractéristique du féminin, et Vai de la termi-
naison de l'ablatif devenu a long par la chute du dy
tandis que le nominatif n'a que Y a du thème et Va du
féminin. On conçoit dès lors pourquoi c'est le nominatif
et non l'ablatif qui est devenu bref dans rosa, pour la
clarté de la prosodie.
Nous n'en avons pas encore fini complètement avec
le nominatif singulier dans la langue latine. Ainsi, par
exemple, il nous faut dire que dans les thèmes con-
sonantiques terminés par une explosive dentale forte ou
faible, T ou D, S s'assimile toujours la consonne précé-
dente ; TS ou DS deviennent alors SS, et il y a confusion
des deux SS en un seul : miles pour mileïSy serpens
— 65 —
pour serpenTs, dens pour dénis, legens pour IegenTs,etc.
Ici , nous ferons remarquer que le T final du thème
représente la forme active du participe. ( Voir la
Langue latine, etc , p. 143 et aussi p. 96.)
Certains noms neutres de la troisième et de la qua-
trième déclinaison comme corpus (1 ) , cuUle, sal ai far (III) ,
et cornu (IV), n'ont même pas trace de la désinence en
-M=MA. Peut-être, du moins pour quelques-uns d'entre
eux, est-ce une simple contraction del'M; mais nous
n'avons pas besoin de discuter ce point. Les noms
neutres étant dans une position très inférieure dans le
système linguistique indo-européen, on n'a même pas
toujours senti la nécessité de leur donner une désinence,
et l'on s'est contenté du thème pour les exprimer ; c'est
ce qui explique tous les nominatifs comme ceux que
nous venons de citer, et certains noms, comme cornu, etc. ,
auxquels on n'a pas même fait l'honneur de les décliner.
— Disons pour finir ce que nous avons à dire du genre
neutre, que c'est par un oubli complet des éléments de
leur formation que les thèmes adjectifs terminés par une
consonne ont conservé en latin Y s qu'ils avaient légiti-
mement au nominatif. Nous citerons avec M. Bopp
{op. cit., § 152), capac-s.,feliC'S, soIer{t)-s, aman{t)-s, etc.
Nous avons omis à dessein de parler des noms qui ont
(1) Il faudrait bien se garder de croire que 1'^ de corpus est
une désinence du nominatif; dans les noms neutres terminés
par un s [corpu-s, genu-s^ fœdu-s, o-s, etc.), cette lettre appar-
tient au thème qui, organiquement, est terminé par r (=«). Ht
n'en est pas de même des noms masculins terminés par S dont
le thème est aussi en li ; dans ces noms, 1'* représente bien la
désmence casuelle qui a absorbé Vr (==5) du thème ; arbo-s
= arboss = arbor-s-^ Cere-s-=Ceres-s=Cerer-s \ Cîm-s=ci-
nis-s=-cinir-s. (Bopp. op. cil., § 14-7.)
5
— 66 —
le nominatif en -ô, en -es, en -«s, en -ma, etc. Ces noms
sont, pour la plupart, calqués sur le grec : musice^=\j.o\jaiy.ii,
comètes -^ v.o\).-i]Triq, Aenea$=.A.hioi.^^ poëma^=7:oiri\ia, etc.
D'ailleurs, ils obéissent aux lois générales du nominatif
aryaque : ceux qui sont terminés en -5, comme comètes,
Âeneas, sont organiques masculins; poëma est formé
avec le suffixe neutre -MA(T) dont nous avons parlé plus
haut ; quant à musice:=^\xou':\.y.ri, il est organiquement
long comme tous les noms féminins primitifs.
Nous passons à l'étude du nominatif pluriel.
Amédée de Caix de Saint-Aymour.
(La suite au prochain numéro.)
ËTUDES VÉDIQUES
I
INTRODUCTION
Mon but, en écrivant ces études védiques, n'est pas de
venir après Rosen et Wilson, après MM. Nève et Benfey,
jeter-quelque lumière sur certains passages difficiles du
livre des hymnes [Rig-Vêda, ou plus correctement, Rg-
Vêda). Non, j'ai voulu faire une œuvre de propagande
scientifique ; j'ai voulu essayer de montrer à tous les
humanistes comment, à l'aide des procédés historico-
comparatifs de la science nouvelle, il leur faudra peu de
temps et de labeur pour comprendre le plus ancien livre
du monde, dans sa forme originale et vénérable à tant
de titres. J'ai voulu, en traduisant et en analysant les
principaux chants du premier des Védas, initier les pen-
seurs à la philosophie et à l'histoire religieuse des plus
antiques tribus de notre race.
La méthode suivie dans ce travail est la méthode mo-
derne, la seule possible, la seule vraie, la seule certaine
pour l'investigation scientifique, la méthode expérimen-
tale appliquée à la linguistique. Avec son aide, la science
des langues n'est plus un composé de jeux de mots, d'hy-
pothèses plus ou moins justes et très souvent plus ou
moins absurdes.
C'est maintenant une science naturelle armée de lois
— 68 -.
fournies par l'observation, contrôlées par l'expérience et
qui frappent avec l'implacable rigueur de la vérité. En
linguistique, les systèmes préconçus ne sont désormais
plus admissibles. Devant les faits de l'histoire du lan-
gage dans les diverses races humaines, les conjectures
ethnologiques et philosophiques, faites si souvent à
priori, tombent frappées par l'évidence, poursuivies
qu'elles sont jusqu'aux dernières limites de la réalité ;
car où les textes manquent, l'histoire naturelle des mots
vient continuer son carnage des hypothèses dans ces
temps immémoriaux oii les premiers hommes de chaque
race balbutiaient leurs impressions et leurs sensations,
qu'on retrouve aujourd'hui dans la dissection des vo-
cables.
De quel puissant secours est aujourd'hui cette mé-
thode naturelle, cette science positive du langage, dans
l'interprétation des textes les plus anciens et partant les
plus intéressants ! Les expressions les plus obscures sont
éclairées d'un jour nouveau. Le sens exact du mot est
précisé d'une façon rigoureuse, l'équivoque ne peut plus
exister, et si, dans les langues plus raffinées, un mot se
prête à plusieurs interprétations, on se rend compte à
présent de la cause de cette diversité, on suit le progrès
de la pensée dans le mot lui-même, et l'on arrive à en
fixer le vrai sens avec certitude.
Ne croyez pas cependant que ce travail soit un labeur
écrasant et terrible. La linguistique n'est pas si
efiFrayante, si ardue qu'on pourrait le croire. Pour la sa-
voir, et s'en servir utilement, il faut surtout et avant tout
être dégagé de tout préjugé scientifique; il faut, comme
dans toutes les sciences possibles, répudier la méthode à
priori. Alors, l'esprit libre et sain, on apprend les lois
plus simples et moins nombreuses qu'on ne pense de la
- 69 —
philolog-ie comparée ; on les étudie, on les expérimente,
on les applique, et l'on est convaincu de la certitude, de
l'intérêt et de l'utilité de la science du langage.
Dans ce travail de critique historique et de philologie,
il n'y a pas lieu d'insister sur l'excellence de la méthode
naturelle dans l'étude des langues classiques et des Irm-
gues vivantes, mais il est nécessaire de constater les ré-
sultats admirables de cette méthode dans les études
védiques qui m'occupent particulièrement ici. On sait
que les Védas sont écrits en sanskrit; ce qui est moins
connu, c'est que le sanskrit védique n'est ni le sanskrit
littéraire des Epopées, ni le sanskrit des lois de Manou.
L'idiome védique est rempli d'archaïsmes, a des formes
plus antiques, plus complètes, a des tournures gramma-
ticales plus nombreuses et qui lui sont propres; il a
même des expressions dont le sens est lettre close pour
les plus érudits Pandits de l'Inde, ou qu'ils comprennent
de travers. Or, c'est à la philologie comparée qu'on est
redevable de la traduction exacte et certaine de ces mots
inconnus ou mal compris.
La philologie comparée est également d'un secours
tout puissant dans une science nouvelle et bien intéres-
sante, je veux parler de la mythologie comparée. En
donnant le sens antique et primordial des noms des divi-
nités, elle a donné en même temps l'histoire des mythes
à leur naissance, cachée ou obscurcie par les systèmes
théologiques des époques plus récentes. L'étude des
Védas, surtout du Rig-Véda, a été d'une utilité incom-
parable pour la mythologie de la race indo-européenne.
Avant qu'on le connût, la science des mythes de l'Inde
et de l'Europe se débattait entre des symboliques de
convention et des traditions de seconde et même de
troisième main.
— 70 —
Maintenant quelques mots de critique et d'histoire sur
l'ensemble du Rig-Véda.
Ce recueil d'hymnes d'une antiquité des plus recu-
lées, contient les chants des Aryas qui, abandonnant la
vallée de l'Oxus et du Yaxartes, traversèrent Y Hindou-
Koh et vinrent faire paître leurs troupeaux dans la vallée
de rindus. Ces chants sont de diverses époques et con-
tiennent les impressions d'un peuple entier pendant
plusieurs siècles. Par les images dont ils sont pleins, par
les détails sur la vie sociale, sur la nature, qui y
abondent, on suit l'émigration aryaque depuis une con-
trée boisée de l'Asie centrale jusqu'à la région gangé-
tique. On assiste aux scènes de la vie pastorale un peu
agricole d'une fraction de nos ancêtres. Dans ce monu-
ment, le plus antique que nous possédions, on retrouve
les pensées, les désirs, les rêves des Aryas, frères des
autres Aryas qui colonisèrent l'Europe , on y retrouve
surtout les germes des mythes religieux des divers peu-
ples aryens de l'Occident, mythes qui, d'une façon ou
d'une autre, influent encore aujourd'hui sur notre civili-
sation moderne. Mais ce n'est pas ici le lieu, pour l'ins-
tant du moins, de rechercher la marche de ces mythes
dans les divers rameaux de la race aryaque ou indo-
européenne ; je n'ai à m'occuper que du Pig-Véda, dont
les hymnes aux divers dieux de la nature remontent en
moyenne à vingt mille ans. Cette date peut paraître bien
exagérée, surtout eu égard à l'habitude qu'ont prise les
indianistes de répéter l'opinion de Colebrooke qui, pour
complaire et satisfaire à des préjugés religieux, ne fait
remonter les hymnes védiques qu'à 12 ou 1400 ans
avant .Tésus-Christ; mais un travail chronologique sé-
rieux sur l'histoire de l'Inde ne permet pas à cette hypo-
thèse biblique, si j'ose m'exprimer ainsi, de subsister
— 71 -
devant des faits iu déniables. On reviendra, du reste, un
jour dans cette Revue, sur cette question d'une impor-
tance considérable à tous les points de vue.
Avec tous leurs détails tirés de la vie pratique, les
chants du Rig-Véda sont néanmoins principalement re-
ligieux, et s'adressent tous à une ou plusieurs divinités.
Mais' le panthéon védique n'est point le panthéon brah-
manique, dont il est cependant le père. De même que
dans les Védas, il n'est point question de castes, de
même il n'est pas question de la trinité indienne :
Bralima, Vishnou et Çiva ; ces noms ne sont même que
peu ou point mentionnés. On y remarque pourtant une
espèce de division ternaire en dieux supérieurs, en dieux
du milieu et en dieux inférieurs, comme chez les anciens
Grecs et les anciens Romains; de la sorte on peut arri-
ver à avoir une trinité en prenant le dieu principal de
chaque division, par exemple Varouna pour le dieu du
ciel ou supérieur, Indra pour le dieu de l'athmosphère
ou du milieu, et Âgni pour le dieu de la terre ou infé-
rieur. La place à' Agni et 6! Indra est marquée d'avance
dans la trinité védique par le grand nombre et l'impor-
tance des hymnes qui leur sont adressés, et j'ai choisi
Varouna pour chef et représentant des dieux célestes à
cause de la mention qui est faite de lui plusieurs fois
dans le Rig-Véda, comme chef des Adiiyas^ ou dieux
solaires ; cela contrairement à l'opinion de Wilson qui le
remplace par Sourya, le soleil, d'après le Fasha. Il est à
remarquer que ce commentateur dit clairement que ces
trois dieux sont adorés sous différents noms, mais n'en
restent pas moins trois divinités qui ne sont que les per-
sonnifications d'un Dieu unique, l'âme de l'Univers,
mahâ atma, le stayamilieu des lois de Manou. Cette idée
monothéiste, et mieux panthéiste, existe dans quelques-
r\
- 72 -
unes des hymnes de la dernière époque védique.
Je vais donc prendre les principaux chants adressés
aux trois dieux, et, en les analysant et les traduisant,
faire une étude complète sur les mythes qu'ils con-
tiennent et sur la langue dans laquelle ils sont écrits ;
tant dans le travail historico-philosophique, que dans le
travail philologique, je me reporterai vers la Grèce et
vers Rome comme plus connues des lettrés français. Je
dirai le nom de l'auteur de l'hymne, tel que la tradition
l'a apporté jusqu'à nos jours, et le rhythme dans lequel
il a composé ces vers religieux.
Avant de commencer l'étude du premier hymne du
Rig-Véda, je veux conseiller à nos lecteurs qui vou-
draient connaître rapidement l'époque védique, la lecture
des Études sur le Véda, de M. Emile Burnouf-, c'est un
excellent compendium des résultats historiques des
études védiques, malgré la condescendance de l'auteur
envers l'erreur chronologique de Colebrooke.
I]G-VEDA-SAMHITA
Premier Mandela
Hymne I, à Agni, dieu du feu, envisagé comme pontife, composé sur le
rhythme Gâyatrî, par Maduc'handa, fils de Viçvâmitra.
1. — Agnim île purohitam. yajnàsya devam rtvijam |
hotâram. ratnadhâiamam. — (1)
I. Agnim celebro antiquum-pontificem, sacrificii divum
ritus-agentem, | invocatorcm, thesauvis-ditissimura. —
(1) Je donne d'abord le texte védique, strophe par strophe,
puis une traduction latine aussi mot à mot que l'ossible, et, à la
fin de ce travail, une traduclion française.
- 73 —
Analyse philologique et linguistique des mots impor-
tants contenus dans cette stance :
Agnim, accusatif singulier de 6 agni (je mets l'article
grec pour indiquer le genre du nom sanskrit), le feu
d'abord, et le plus souvent le dieu du feu. Agni, le même
mot que le latin ignis^ vient d'une racine AG, altér*^e de
Pg, briller, brûler.
Ile, l""^ pers. sing. de l'indicatif présent atmanépadam
pour îde^ je chante, je célèbre, j'illustre, d'une racine Idii
ouId, briller, qui a donné le lat. idus, le moment du mois
où brille la pleine lune, et où l'on célébrait à Rome le
dieu de la lumière, Jupiter Lucetius, ou Dies piter. L'i-
dentification de l'idée de chant ou de parole avec l'idée
de lumière se retrouve dans les dérivés du verbe primi-
tif aryaque BHA, briller, parmi lesquels on rencontre le
grec <paw, je brille, à côté de ?y)[j-i, je parle. Quant au
signe / au lieu de d, c'est un changement asssez fréquent
en sanskrit; exemples : purolasa au lieu de picrodasa,
çolasa au lieu de çodasa, etc.
PuroMtam, accus, sing. de h purohita, composé de
puras, autrefois, vieux, avant, que j'aurai à expliquer
plus loin, et de liita pour dhita, participe passé d'un
verbe DHA, poser, et qui signifie « préposé (au sacri-
fice.) » Rosen, en traduisant par antisiitem, a voulu
donner un équivalent linguistique de purohita.Wihon,
rattachant ce substantif au génitif yajn'asya^d\i sacrifice,
qui suit me semble à côté de la véritable interprétation
du texte.
Tajn'asya, gén. sing. de 6 yajn'a, le sacrifice, subs-
tantif formé avec un participe parfait passif du verbe
yaj, vénérer, sacrifier.
Bevam, ace. sing, de deva^ divin, lat. divus, qui a
/
— 14-
aussi le sens de magnifique, resplendissant ; d'un verbe
DIW, briller, resplendir.
rtvijam, ace. sing-. de o rtvij, le prêtre, composé de
rtu, marche, ordre, rit, et de ij pour AG, conduire.
ô rtvij est donc le directeur de la cérémonie reli-
gieuse, le prêtre. Le substantif 6 Btu est le même que
le lat. Bitus, et vient d'un verbe primitif R aller, mou-
voir, par la forme renforcée Et, tandis qu'une autre
forme Rc transformée en AG a donné Ajati, il meut, en
latin Agit ou en composition — Igit.
Hotâram, ace. sing. de ô Mtr, l'invocateur, de li'W ou
At?g, cbanter, invoquer.
Eatnadhâtamam^ ace. sing. d'un composé de ratna,
perle, trésor, richesse, et du superlatif dhâtama, sur-
chargé de, du verbe DHA, tenir, posséder. Il est bon de
remarquer qu'ici la forme du superlatif-TWfl est la même
que le superlatif latin, — mus.
2. — Agnih. pûrvebMi' rsibhir idyo nutanair uta | sa
demn eha vaksati (2).
2. — Agnis a pristinis videntibus canendus recenti-
busque quoque (canendus), ipse deos ad- hue -vehat.
Analyse, etc.
PûrvehJiir, instrumental pluriel de l'adjectif pérva^
mfn. signifiant antérieur dans l'espace et dans le temps,
formé à l'aide du suffixe va (cfr. urdà-va-s, en lat. ard-
vus, aç-va-s^ eq-vu-s), et de la préposition para (grec
TzapoL] lat. per; goth. fro.-fair; ail. ver; angl. for-;
lithuanien, par^ per; russe, pro, père), plus a\'ant, plus
loin, au delà, à travers, pour APARA, forme compara-
tive en RA de APA, loin de (grec, azo ; lat. ab, a; goth.
af; ail. ab; angl. of; lith. ap ; russe, ab, o). A côté
de parva, il faut placer son îvèiepuras, adv. de lieu et
de temps, avant, en avant, que j'ai déjà signalé dans la
— 75 -
précédente strophe dans puro-hita. Le lat. pristinus, dont
je me suis servi plus haut, appartient également à la
famille de PARA pour APARA.
rsibhir, instrumental pluriel de m, connu en France
sous la forme déplorable , comme prononciation , de
RichiH rsi, le voyant, le prophète, formé par le verbe
rs, de rA.?, voir, vient d'un Rg, forme secondaire de R,
briller, luire, brûler.
Idyo^ euphoniquement, ^out îdyas^ -yâ-yam, part,
pass. fut. du verbe îd^ chanter, cfr. î^e dans la première
strophe.
Nûtanair, instrum. plur. de nûtana, pour anûtana^
de ANU, après, d'après, suivant. En grec, ava. ANU a
donné anava, postérieur, nouveau ; en grec vsjroc ; en
lat. novus; en ail. neu; en russe, novo.
Sa, pronom de la 3^ personne.
Fha, composé de â+iha pour ad-{-idha.
Vahmti^ 3" pers. sing. subjonctif aoriste du verbe vah^
conduire, et, avec «, amener, cfr. le lat. vehere, Rosen
identifie vaksati à un futur, valsyati, ce qui n'est pas pos-
sible. Le scholiaste hindou suppose que c'est un ancien
optatif vaksat; cette opinion, fort douteuse du reste, a
sa raison d'être dans le sens gens général du texte.
3. — Agninâ rayim açnavat posam eva divé-dive |
yaçasam vîravattamam (3).
3.— Per agnim rem obtineat (homo) crescentem rêvera
de die in diem, decoris-plenam, viris-abundantem.
Analyse, etc.
Rayim, ace. sing. de h rayi, le bien, la richesse, d'un
verbe RA, forme secondaire de R, tenir, posséder. Le
latin possède dans res le mot frère de rayi.
Açnavat, 3*^ pers. sing. du subj. de l'aoriste du thème
açnu du verbe aç, obtenir. Le scholiaste considère açnavat
— 76 -
comme optatif, et Rosen comme une sorte de prétérit
imparfait.
Posant^ ace. sing. d'un adjectif issu de pus^ nourrir, se
nourrir, et croître, du verbe radical aryaque PU nourrir.
Dive-dive, cette répétition de deux locatifs de diva,
le jour prend une signification adverbiale : de jour en
jour. Cfr. avec le môme sens dyavi-dyavi, ahani-ahani^
ahar-ahar, et mâsi-mâsi, de mois en mois.
Pour l'analyse linguistique, voir plus haut deva, h la
P* strophe. I>iva se retrouve en grec dans le composé
EvBtjpo; au milieu du jour, et en latin dans dies, et diva
dans diu, et dans les composés biduum, triduum, etc.
Taçasam, ace. sing. de l'adject. yaçasa^ glorieux, de
xo yaças^ la gloire, pour dyaças, de daças, du verbe
DA, DAÇ, tenir, faire tenir, montrer, et plus tard faire
admirer, célébrer; la forme latine de daças est decus.
Vîravattamam^ ace. sing. du superlatif de viravat^
plein de virilité, abondant en mâles, de vira ; cfr. le lat.
vir. L'état pastoral et agricole, en même temps que les
luttes continuelles des Aryas avec les MlécJias et les Da-
syous, expliquent le désir des chantres du Rig-Véda de
voir s'accroître les mâles, tant dans la famille que dans
les troupeaux.
4. — Agne, yàm^ yajn'àm adhvaràm viçvàtah paribhûr
àsi j sa id devésu gachati (4).
4. — 0 Agnis, quod sacrificium sincerum undique cir-
cumdans es, istud solummodo ad-deos vadit.
Analyse, etc.
Âdhvaram^ ace. sing. de l'adj. adhvara, composé de a
privatif, et de dhvara, du verbe DHWR, contourner,
cacher, dissimuler; adJivara signifie ce qui n'est pas
dissimulé, sincère, bon.
- 77 -
Viçmtas, adv. de lieu, issu de viçva, tout, complet,
dérivé de vie, race, et signifiant ainsi tout ce qui a la
même forme, la même espèce, puis r ensemble des indi-
vidus, tout, entier.
Paribhûs, composé de pari, pour apari, gr. Trspt, au-
tour, et de bliîts, participe présent d'un verbe BHU, être,
qu'on retrouve en lat. dans fui, fut m'us^ etc.
Asi, pour assi, 2^ pers. sing. ind. prés, du verbe as-
mi, je suis, du verbe primitif AS, souffler, respirer, être.
Asi est le même que le gr. stai, le lat. es.
Gachati^ 3*^ pers. sing. ind. prés, pour gacchati, le-
quel est lui-même pour l'incboatif gashati, il va, de la
racine GAM, aller, qui a donné en grec, avec le change-
ment si fréquent du r en B, patvto, pour pavtw, et en
latin venire, pour genire, pour gvenire; cfr vadere,
pour gvadere.
5. — Agtiir hotâ kavikraluh satyàç citraçravaslamah [
devo (ievebhir â gamat {h).
5. Agnis, invocator, ut-poeta-potens, verax, valde-
gloriosus, deus cum-diis ad-veniat.
Analyse, etc.
Kaviliratus, composé de Tiavi, le poète, de KU pour
SKU, voir, contempler, et de h'atus, gr. xpato;, d'un
verbe primitif KR, serrer, durcir, être fort.
Satyas, ^q sat^ bon, beau, vrai, existant réellement,
du verbe AS, respirer, exister.
Gravastamas, superlatif de p*aM5^<î, adj , de to cr<ZM5,
la gloire, grec to x7.sj:oç, du verbe radical KKU, cru,
crier, célébrer, qui a donné aussi le lat. laus pour.
claus.
Gamat, aoriste au subjonctf de gacchâmi. Voir plus
haut (4« strophe).
^ 78 -
6. — Yad anga dâcuse tvam, agne bhadram, karisyasi \
t avet tat satyam angirah (6).
6. Quod vero offerenti tu, ô Agnis, magnificum fece-
ceris, tui ergo certe illud bonum (erit), ô-tu-qui-angi-
ras-es.
Analyse, etc.
Anga, du verbe ANG ou AG (voir plus haut Agni,
l""^ strophe), brûler, briller, luire.
Dâcuse (cfr. yaçasa^ Z" strophe). Au lieu de son sens
admiratif, la racine daç a conservé ici sa signification de
faire tenir, offrir.
Tvam, pronom de la 2* personne, en lat. tu.
Bhairam, lumineux; heureux, gai, gr. (faiSpoç, de hhaà^
racine secondaire de BHA, briller.
Karisiyasi^ 2'-' p. sing. deharisyâmi, fut. du verbe pri-
mitif KR, faire, en grec, on touve xpôw, et en lat. creo.
Tavet, composé de tava, gén. du pronom de la 2 per.
et de la conjonction ii, seulement, du pron. U ou id,
cela, un.
Tat pour iad, pronom démonstratif, relatif à yad.
Angiras, cfr. anga, et agni. Je reviendrai plus bas sur
sur la signification mythologique de cette épithète.
7. — Upa tvûgne divé-dive dosâvaslar dhiyâ vayàm namo
bharanta emasi (7).
7. Ad te, ô Agnis, quotidie, o noctis-expulsor, cum
devotione nos venerationem ferentes imus.
Analyse, etc.
Upa, auprès, en gr. utco, lat. sub, goth. w/, ail. au/,
lith. et russe, po, a aussi le sens de vers, comme dans le
cas qui se présente.
Dosâvastar, composé : lo de dosa, la nuit, la malfai-
sante de dus, mal, en grec, en composition Syç..., de
DWI, DU, fendre, diviser, détruire ; 2° et de mstar, du
- 79 -
verbe WAS, d'où US, allumer, brûler, briller, en lat.
ur-ere (pour us-ere), us-tum.
Bhiyâ, instrumentât, de y) dM la méditation, la prière,
est composé du préfixe adhi, sur, dont Va est tombé,
et du verbe I, aller ; c'est, comme image, la pensée qui
se porte et se reporte sur un objet.
Vayam, nom. plur. du pronom de la l'« pers. cfr. l'ail,
wir, et l'ang-l. we; xo namas, du verbe sanskrit nam, en
grec veixtA), s'incliner, vénérer; aryaque primitif GHNAM,
courber, flécbir,
Bharantas^ part. prés. plur. de bharâmi^ je porte ; gr.
çepo), lat. /ero, gotb. baira, ail. baere, angl. bear, russe
beru, gael. beir, d'un radical BHR, porter.
Emasi^ l""^ pers. plur. ind. du verbe I, aller; Emasi
est identique à imus, lat. de ire. On trouve aussi en grec
etfAi, guné de I[j.t, et le moyen t£iji.ai ; de même eimi en lith.
8. — Râjantam adhvarânâm gopâm rtasya dtdivim
vardhamânam sve dame (8).
8. (Imus ad te). Rectorem sacrificiorum pastorera veri,
splendorum divitem, crescentem in -propria domo.
Analyse, etc.
Râjantam^ ace. sing. de rûjant, part. prés, de râjâmi,
verbe védique, le même que le lat. regere.le goth. rihan^
et l'ail, regeriy du verbe aryaque R et RG, aller, mouvoir,
diriger.
Adhvarâ7tâin.,QkTi. plur. de o adTimra^ le sacrifice (cfr.
plus bautde l'adj. adhvara, 4« stropbe). Ici, l'idée de vé-
rité, de non-dissimulation, est remplacée par l'idée de
non-détournement des prémices dues aux divinités.
Gopâm, ace. sing. de h gopâ, le berger, le vacher ;
car c'est un composé de gos, le bœuf, la vache; en grec
pou;, en lat. bos, en ail. huh^ et angl. cow, d'un verbe GU,
— 80 —
crier, mugir, et Je PA, courber, entourer, garder.
Rtasya, gén. sing. de fta, la vérité, de R, serrer, te-
nir, ce qui tient ferme, ce qui est bien, antithèse du faux,
ce qui tombe, cîv./alsus, de/allere, tomber, ail. fallen.
Dîdivim, ace. sing. de dîdiv formé de di ou dî ra-
cine Ire de div^ briller, et de div lui-même resplendis-
sant, riche (cfr. dems, dieu, et dive-dive, dans les précé-
dents alinéas).
Vardhamânam^ ace. sing. d'un participe prés, atman.
de WRDH, croître, grandir.
Sve, locatif sing. de sva^ pronom possessif, lat. suus,
a, um.
Dame., loc. sing. de dama^ maison, en lat. domus,
en esclavon domil^ d'une racine verbale DAM, serrer,
joindre, bâtir.
9. — Sa na\\ pitéva sûnavé' gne sûpâyano bhavasacasvâ
naXi svastaye (9).
9. Ipse nobis, pater veluti filio, o Agnis, propitius
esto; adjuva nos ad-bene-vivendum.
Analyse, etc.
Sa, pronom de la 3^ personne; en grec 6. Ici, sa est
prise comme marque de précision, d'affirmation.
Nas, dat. ace. et gén. plur. du pro. de la l^'e personne.
Piteva, composé dépita et de ira, comme. Pitâ, nom.
sing. de pitr, le père, grec TraT-rjp, lat. pater, ^oûi.fadar,
ail, 'Dater, angl./^Mer, de PA, sustenter, nourrir.
Sûnave, dat. sing. de smm, lith. sûmes, russe syit,
goth. sunus, ail. soJin, angl. son, d'une racine verbale
SU, féconder, engendrer, qui a donné, par le verbe sitte
et sûyate, le nom grec uic; pour cjtcç.
Sûpâyanas, composé l^de su, pour ivasu, grecjreu et eu,
bien ; 2" de upa (voir plus haut 7« strophe) ; 3» et de -o
— 81 —
âyana, l'abord, de âyâmi^ de I, aller, par composition.
Sûpâyanas veut donc dire : d'un abord facile.
Bhava, impératif du verbe BHU, être (cfr. plus haut
paribàûs, 4^ strophe).
Sacasvd, irapér. atmanep. de 5«<?Vmi, zend ^«c', grec
kT.oiJ.oi'., pour csxojxat, lat. sequor, d'une racine SA, SAC,
joindre, adhérer, suivre, accompagner. Ici, le sens d'ac-
compagner a fait place à celui d'aider, de secourir,
comme le ferait un associé pour son compagnon (socius).
Svastaye, forme de datif verbal, particulière au lan-
gage védique. Svasti est composé de su, bien, et de
asti, existence de AS, être, et signifie « état de bien
être. »
TRADUCTION FRANÇAISE.
1. Je célèbre Agni le pontife antique, le directeur divin
du sacrifice , l'invocateur , le possesseur de nombreux
trésors.
2. Agni, célébré par les anciens RicTiis comme par les
nouveaux, qu'il amène ici lui-même les dieux.
3. Que, par l'entremise d'Agni, l'homme pieux obtienne
une opulence qui s'accroisse de jour en jour, qui lui pro-
cure de la gloire, et qui abonde en progéniture mâle.
4. 0 Agni , le sacrifice , que tu embrasses de toutes
parts, celui-là seul parvient jusqu'aux dieux.
5. 0 Agni, invocateur, toi qui as la force créatrice
comme un poète, toi qui es vrai, toi qui es plein de gloire,
ô dieu, viens ici avec les dieux !
6. Le bien que tu feras, ô Agni, à ton adorateur, te
sera aussi très propice, ô Angiras!
7. A toi , ô Agni , dissipateur des ténèbres, nous ap-
portons chaque jour nos hommages et nos prières !
6
- 82 -
8. A toi, directeur des sacrifices, pasteur de la vérité,
à toi qui es plein de splendeur, à toi qui t'accrois dans
dans ta propre demeure (le bûcher) !
9. Sois-nous d'un abord facile, ô Agni ! comme un père
l'est pour son fils , et viens-nous en aide pour faire le
bonheur de notre vie.
Cet hymne, bien que le premier du recueil, n'est pas
un des plus anciens. On a vu qu'au deuxième çloka, il est
fait mention d'autres chants plus anciens, composés par
de plus anciens poètes. En outre, l'auteur Maducanda,
est fils d'un sage ou RicM (1), nommé Viçvamitra. Or
ce dernier, d'après la tradition brahmanique, était un roi
qui, pat" la force de ses méditations, s'éleva a la dignité
de brahmane. Il est vrai de dire que le Mig-Véda, qui
contient nombre de poésies de Viçvamitra^ ne fait jamais
allusion à cet incident. Néanmoins, la tradition, malgré
ces détails d'une époque postérieure, est une preuve de
l'existence réelle et quasi-historique de Viçvamitra ,
tandis que s'il eut été un des chantres de l'émigration
de la vallée de l'Oxus à la vallée de l'Indus, il eût été
confondu dans des récits mythiques avec des personna-
ges fabuleux. Ainsi à'Angiras, qui fut sans doute un des
premiers poètes aryas, qui donna son nom à une famille
sacerdotale, les Angirasas, et qui est confondu avec le
dieu Agni, comme on a pu le voir dans le 6" çloka. Con-
fusion aisée à faire, car ce nom est parent d'Angara, le
charbon, comme le fait remarquer le Faksa, qui cite un
passage de V Aitareya.
(i) L'orlhographo correcle est Rsi , mais l'usage a consacré
Hichi.
- 83 —
Dans l'hymne que j'ai traduit et analysé, le lecteur a
dû remarquer qu'Agni est surtout envisagé comme in-
termédiaire entre les dieux et les hommes, et comme sa-
crificatear,quoiquebien des allusions soient faites à d'au-
tres qualités qu'il possède. Je citerai la protection qu'il est
censé accorder à la génération , ce qui est la cause de
la demande qui lui est faite d'une nombreuse progéni-
ture mâle. Mais son principal office est ici d'embraser les
offrandes, de les consumer, et d'en porter l'essence dans
ses flammes et sa fumée aux dieux qui descendent aussi
pour goûter les dousdsspieuxhnmains. A côté de cet at-
ribut, on a pu voir qu'il était aussibienfaisant et amateur
de la vérité; le principe de ces qualités est contenu dans
ces mots : « Dissipateur des ténèbres. » En effet, pour
un peuple enfant tel que les Aryas de l'époque védique,
rien d'effrayant, d'épouvantable, de malfaisant comme
la nuit froide, pleine d'embûches, résonnant des cris des
bêtes fauves, et si propice aux assassinats et aux larcins ;
on comprend sans peine alors l'adoration de ces hommes
pour le feu, qui remplace le soleil, qui réchauffe, qui dé-
joue les entreprises criminelles et nocturnes; et, en se
mettant à la place de ces tribus primitives, on partage
aisément les sentiments qui faisaient appeler Agni, le
feu divinisé, du nom de père, de pasteur de la vérité.
Ainsi donc, on a vu dans cet hymne Agni pontife e^
être bienfaisant. On le verra plus tard dans la suite de
ces Etudes védiques chanté comme messager, comme
dieu de la génération, envisagé enfin sous des formes va-
riées et bizarres peut-être, et pourtant empreintes d'un
profond sentiment de la Nature et du Réel.
GiRAHD DE RiALLE.
DE L'ÉTUDE ET DE L'ENSEIGNEMENT
DES LANGUES GERMANIQUES
La Revue de linguistique me paraît fort heureusement
inspirée lorsqu'elle s'eng-ag-e, dans son prospectus, à
demeurer, aux premiers temps de sa publication, une
œuvre d'initiation élémentaire. En Allemagne, la lin-
guistique, la philologie comparée se sont affirmées de-
puis bien des années déjà comme sciences constituées :
elles ne sont une révélation pour aucun esprit quelque
peu lettré. Je ne prétends pas, en vérité, que tout Alle-
mand soit linguiste ou philologue, mais je constate
que, parmi les faits courants des connaissances clas-
siques, de l'autre côté du Rhin, il faut ranger la notion
de l'unité des langues de l'Europe et de l'Inde (avec
exception du basque, du finnois, du magyare), le clas.^e-
ment général de ces langues en familles collatérales,
l'idée, sommaire au moins, du caractère propre à cha-
cune.
Tout homme qui se respecte assez, n'est pas, en
France, sans ignorer qu'il y a une science nommée
« l'astronomie, » que cette science reconnaît des lois,
explique la cause des mouvements apparents, des mou-
vements réels, donne le moyen de constater les époques
historiques, formule la mécanique céleste. Puis, à ces no'
— 85 —
tions générales, s'ajoutent certaines connaissances par
ticulières, assez vagues encore, j'en conviens, mais dont
l'on rougirait ajuste titre de se trouver privé : l' attrac-
tion des corps célestes, l'emprunt de la lumière plané-
taire, la périodicité des phénomènes.
Des notions équivalentes sur la linguistique et la
philologie comparée sont, je le répète, monnaie cou-
rante en Allemag-ne ; il faut avouer qu'en France ces
données, si vagues pourtant, si peu développées, loin
de faire partie du domaine public, ne sont que le partage
d'un nombre bien restreint d'esprits curieux. Oserait-on
dire qu'il n'y a pas là une lacune des plus déplorables ?
Je ne prends pas à tâche de démontrer ici que la lin-
guistique a bouleversé, ou pour mieux dire, a élargi
d'une façon tout autant inespérée que merveilleuse la
science historique ; et cela pourtant serait presque
nécessaire à la masse considérable de ces prétendus
lettrés, dogmatiques du statu qiùo, tout aussi bien fermés
aux résultats de la linguistique qu'à ceux, par exemple,
de la géologie, et, pour tout dire, de chacune des sciences
naturelles. Je ne donnerai qu'un exemple de cette crasse
et monstrueuse ignorance, et pour ces deux épithètes je
ne prétends pas m excuser ; lisez plutôt :
« Cette religion est le bouddhisme ; elle re-
« monte peut-être aussi loin dans les temps que le chris-
« tianisme, car l'homme qui passe pour son fondateur,
« Çàkia-Mouni, et qui vivait à peu près en même temps
« que Mahomet, n'en a été réellement, comme ce der-
« nier Ta été pour l'islamisme, que le réorganisateur et
« législateur suprême. Le monde, où le levain chrétien
« venait d'être mis depuis quelques siècles, fermentait
« puissamment quand ces deux hommes parurent. Dieu,
« pour des desseins que lui seul connaît, permit qu'ils
— 86 —
« prévinssent la religion du Christ auprès des nations
« de leur race. Ils lui fermèrent ainsi presque entière-
« ment l'accès de l'Asie, mais ce ne fut pas sans lui
« emprunter quelque chose l'un et l'autre, Çâkya-Mouni
a. surtout. ■»
Cela est tiré du Correspondant, tome XXX de la nou-
velle série, page 1034; cela a été écrit en 1865, cela est
signé par ce même critique pour qui les recherches de
M. Bréal sur certains rapprochements mystiques et reli-
gieux (Hercule et Cacus), sont « une sorte d'ivresse
scientifique pardonnable à un débutant. « [Ilid., XXII,
p. 875).
On me saura gré de ne pas insister et de passer rapi-
dement sur d'aussi tristes errements. Tristes est bien le
mot, et, pour ma part, je plains profondément le public
mystifié de la sorte.
J'ai hâte au surplus de quitter ce terrain un peu gé-
néral et d'apporter aux rédacteurs de la Revue de lin-
guistique mon faible contingent à la partie de leurs
études purement initiatives. Je ne vais donc ni discuter,
ni controverser, ni supposer, ni révoquer en doute, ni
m'attaquer aux points encore obscurs : je tâcherai sim-
plement de fciire comprendre que les études élémentaires
germaniques, et spécialement celles de l'anglais et de
l'allemand, puisent dans la méthode scientifique la plus
évidente facilitation.
D'ailleurs, je me plais à rappeler au lecteur que cette
question toute pratique s'est trouvée, plus d'une fois
déjà, soulevée avec non moins de talent que de con-
viction, notamment par deux rédacteurs de la Revue. En
premier lieu je citerai un article de M. Chavée, dans la
Revue germanique du 31 mai 1860, puis, du même pro-
fesseur, une esquisse, un véritable programme d'études
- 87 —
pratiques de philolog"ie classique, dans V Opinion natio-
nale du 17 octobre 1863. Enfin, j'appellerai tout parti-
culièrement l'attention sur la vigoureuse et catégorique
brochure de M. de Caix de Saint-Aymour : La Question
de V enseignement des langues classiques et des langues
vivantes au Sénat et devant V opinion publique. — Leur
avenir par la méthode comparative ; 1866.
J'entre de suite en matière.
« Se créer un centre autour duquel on vient
grouper les faits de façon à ce que la pensée puiss»3 tou-
jours les retrouver à un certain ordre et à une certaine
place, n'est-ce pas là tout le mécanisme de la mémoire.
Or la philologie comparée n'a rien fait autre chose que
créer ce centre, ce type, dans la reconstitution du parler
primitif indo-européen. » Ainsi s'exprime l'auteur de la
brochure que je viens de citer, p. 13.
« Or, et ici je m'adresse à l'article de V Opinion natio-
nale, de même que la reconstitution de la langue aryaque
a été le terme suprême et le but de tous les efforts de la
philologie indo-européenne contemporaine, l'organisa-
tion intime de cette même langue, son anatomie et sa
physiologie doivent être le point de départ de toute
étude rationnelle d'une langue indo-europénne quelle
qu'elle soit. »
Je reviens à l'auteur de la brochure : « Toutes nos
langues actuelles sont plus ou moins malades, c'est-à-
dire que les radicaux communs se sont usés, que les
désinences sont devenues frustes , qu'en un mot le
vocable a perdu sa primitive et parfaite organisation ;
le latin, le grec, et le sanskrit lui-même, n'ont pas
échappé à cette dégradation pathologique qui fait de
tous les idiomes indo-européens des êtres toujours vi-
vants, mais plurf ou moins malades, tandis que l'aryaque
— 88 —
n'est autre cliose que la lang-ue indo-européenne bien
portante. »
Je crois indispensable de prévenir ici l'objection que
soulèverait tout naturellement l'idée de retard dans la
marche vers le but, et de complication dans cette étude
préalable de la lang-ue-mère. Sans aucun doute, la resti-
tution de toutes les formes aryaques peut présenter en
maintes circonstances des cas difficiles, des passages
délicats, mais ce n'est point la discussion de ces recons-
titutions périlleuses dont il est à présent question ; on ne
demande à l'étudiant que la connaissance de la morpho-
logie de ce type tout restitué. Ce type admirable de
simplicité, si nous le considérons dans son essence
même, ne nous offre que deux parties du discours :
en premier lieu quelques dix pronoms simples, racines
pronominales, par exemple twa, indiquant la seconde
personne, puis quelques trois cents verbes simples, ra-
cines verbales, par exemple da, donner. C'est l'affaire
de quelques heures, je ne crains pas de l'affirmer, que la
possession parfaite de la théorie de la dérivation, base
de tout le système linguistique ; par dérivation, j'en-
tends la production par la racine pronominale, unie à la
racine verbale, P des noms, soit substantifs, soit adjec-
tifs, soit participes, PAtr, le nourrisseur ; 2" du verbe
conjugué PAmi, je nourris.
On comprend que je ne puisse insister sur ce point; je
répéterai seulement que la simplicité de cette étude pré-
liminaire est telle, que quelques heures d'attention et
d'exercices de décomposition et de recomposition de vo-
cables suffiront amplement à mettre en possession de ce
fonds essentiel.
En ce qui concerne les trois cents racines verbales,
l'usage les aura bientôt gravées dans la mémoire, et sans
— so-
le moindre effort d'intelligence ; elles sont souvent si
peu déguisées, même dans les mots appartenant à des
langues de troisième ou quatrième degré : par exemple
STA, se tenir, dans oHikcle; GNA , connaître, dans
icmble: I, tendre vers, aller, dans ambition, et l'on voit
que je m'adresse à des mots composés dans lesquels la
difficulté est augmentée à dessein.
Pour tout dire, c'est presque un jeu à un individu par-
lant une langue indo-européenne, Français, Hollandais,
Italien, Allemand, Polonais, Grec, que de se rendre
maître de cette donnée fondamentale, type des données
secondaires.
Ce qui différencie les unes des autres chacune de ces
données fc-econdaires, ce sont les procédés différents
appliqués au traitement du type commun. C'est presque
une naïveté que de parler ainsi, mais si l'on considère
que je ne m'adresse qu'aux personnes absolument étran-
gères à la méthode comparative, l'on me saura gré
d'appuyer sur les choses les plus simples. Chaque idiome
a son mode caractéristique de devenir : l'aryaque, pour
passer au français, a recours à des procédés tout autres
que ceux dont il se sert pour passer à l'irlandais, au
breton, au polonais.
Etant connue la forme première aryaque, l'examen des
lois effectuant le passage de cette forme aux formes
germaniques, aboutira forcément à la connaissance des
vocables allemands et anglais, ce qu'il faut démon-
trer.
Nous commencerons par écarter deux des quatre
branches germaniques, à savoir : le gotique (1), éteint
(1) J'écris gotique et non gothique^ d'après le « goticus » de
Tacite et des auteurs latins. Ceux-ci reproduisaient fidèlement,
~ 90 —
sans représentant, et le Scandinave, dont les fils actuels,
suédois, danois, islandais, ne nous sont de rien pour
l'instant. Restent le haut allemand et le bas allemand.
Et d'abord, pour montrer la puissance de la méthode
comparative , convenons de ne l'appliquer dans cette
étude qu'à grands traits, à grandes lignes ; laissons de
côté bien des formes intermédiaires, celles, par exemple,
du moyen haut allemand qui relie l'allemand moderne,
ou nouveau haut allemand , à l'allemand de Charle-
magne, vieux haut allemand ou tudesque. Ces formes,
auxquelles nous ne nous arrêterons pas dans un coup
d'œil général, méritent bien entendu de la part du sa-
vant le plus scrupuleux respect; elles sont le gage de
la véracité de ses déductions, la base même de ses resti-
tutions. Mais ici, où je ne discute ni ne soulève les diffi-
cultés, l'on voudra bien me croire sur parole, quitte à
contrôler mes assertions, et cela ne demandera pas beau-
coup de peine.
Je viens de donner, il y a six ou sept lignes, la suite
complète de la tige haute allemande ; on voit que cette
progression est de la plus absolue simplicité. Une seule
observation est ici nécessaire. Je veux parler de cette
orthog-rafhe déplorable, l'orthog-raphe dite de Luther,
véritable calamité étymologique, sur laquelle je n'insiste
pas, dont on peut se rendre compte par ces exemples :
Friede, paix, zielen^ viser, ne sont que des fautes d'or-
thographe légalisées par l'usage, pour Fride, zilen, et
que l'usage d'ailleurs révélera en peu de temps.
Le devenir du bas allemand commun est plus com-
comme il est facile do s'en convaincre, la prononciation germa-
nique. En effet, le tli gotique est une siftlante au même titre que
le Ih dur anglais : ce n'est point uni! explosive.
— 91 —
pliqué. Deux divisions s'établirent de bonne heure dans
son sein, le frison d'une part, d'autre part le saxon ; ce
dernier se sépara en deux tiges : l'ang-lo-saxon, d'oii
l'anglais, et le saxon proprement dit, d'où, par une nou-
velle division, le plattdeutsch et le néerlandais ; celui-ci
s'individualise à son tour en hollandais et en flamand.
Au premier coup d'œil, cette énuraération peut sem-
bler confuse ; il suffit, pour la rendre claire et frappante,
de dresser au moyen de six ou sept traits un arbre gé-
néalogique.
J'ai promis de mettre à jour les résultats de la méthode
comparative d'après les traits les plus généraux et en
quelque sorte à vol d'oiseau ; je tiendrai cette promesse.
Je ne m'occuperai donc pas de la marche des voyelles
de l'aryaque à l'allemand et à l'ang-lais, je m'en tiendrai
aux consonnes, et, parmi celles-ci, ne m'adresserai-je
encore qu'aux explosives, à savoir : k, t, p; g, d, b;
GH, DH, BH; les autres consonnes étant fixes en prin-
cipe.
C'est qu'en effet la grande caractéristique du procédé
germanique est le renforcement des explosives. L'explo-
sive aspirée devient explosive faible : ail. gieszen, verser;
gusz, fusion; rac. GHU (yjj-ixa); angl. to do; holl. et
flam. docn, faire; rac. DHA (t(-0'/j-[;,[, sansk. da-dhâ-mi);
angl. to hear, porter; ail. {gc)-hdr-en, porter, enfanter;
rac. BHR (^épw, sansk. bharâmi).
L'explosive faible devient forte : ail. hoennen, angl. to
can, holl. Tiwnnen, pouvoir, rac. GAN ; angl. to tame^ holl.
ôemmen, dompter, rac. DAm (dom-are, dom-inus, Sa[;.âw,
sansk. dâmyâmi).
Quant à l'explosive forte organique, comment la faire
progresser ?... Tout simplement en la sifflant : k devien-
dra h; T, t/i (à la façon anglaise); p deviendra/. On
— 92 -
rattachera donc Jierz au latiu cor, thou au latin tu, fusz
à pes, ainsi de suite, et cette comparaison est trop simple
pour qu'il soit nécessaire d'insister.
Tel est le principe, telle est la loi fondamentale. Sous
cette loi se groupent trois séries de faits secondaires qui
la complètent.
1° Tandis que l'Anglais maintenait ferme son siffle-
ment th^ les Néerlandais, Flamands et Hollandais, l'aflFai-
blissaient en un simple d. Le fait est universel, a. tJiorn
= li. doorn^ épine, a. the = \i. de, le, a. tîiief^==\i. dief,
voleur. Ce phénomène, purement physiologique, ne doit
causer aucun étonnement ; c'est un fait qui se produira à
un jour donné dans la langue anglaise elle-même, et
rien ne serait plus aisé que de rencontrer dans la classe
britannique illettrée une foule de personnes prononçant
l'article à la manière flamande et hollandaise.
2° Le sifflement à la fin de la syllabe, tantôt a résisté,
tantôt n'a pu se maintenir, tantôt a transigé. Ainsi il a
résisté dans la ligne dentale; l'anglais leath-er, cuir,
peau, en est un exemple ; d'après le principe n° 1 nous
lui opposerons le holl. led-er. Tantôt, ai-je dit, il n'a pu
se maintenir et la simple explosive forte a reparu ; donc,
là où un mot allemand possède un /"terminant la syllabe,
nous aurons en bas allemand un p : ail. werf-en, jeter
= flam. werp-en; ail. helf-en, aider = angl. to help,
holl. help-en; ail. lauf-en, courir = angl. to leap. J'ai
ajouté qu'en certains eus il y avait eu transaction, cela
concerne la ligne k-Ji; co h à la fin d'une syllabe de-
venant un simple sifflement timide, à savoir le cJi doux
allemand : cela se présente dans la terminaison -lich^
îcrsprunglich primordial, sôerblich mortel, weiblich fémi-
nin, qui, pour être correcte, devrait se trouver -lih, et
de la sorte répondrait rigoureusement au latin -lic-us,
- 93 - .
d'où -lix {lies) et -?w, mortalis, etc. Mais, à un jour /
donné, l'explosive forte reparaîtra : un Autrichien, par
exemple, ne prononce-t-il pas déjà *urs'pmngïiTi, détrui-
sant ainsi toute l'œuvre caractéristique de sa langue. Le
Hollandais dit oorspron'kelijJi, openlijk. L'Allemand est
donc encore relativement correct dans 6'5if^ic^ oriental ;
le Hollandais l'est beaucoup moins dans oostelijk ; l'An-
glais, enfin, est complètemrnt gâté easterly^ puisqu'il
perd jusqu'à la trace du k primitif!
3" Voici qui est de la dernière importance : tandis que
dans le bas allemand, tout comme en gotique et dans
les langues Scandinaves, un renforcement est la règle,
il arrive que dans le haut allemand un second renforce-
ment a lieu en ce qui touche du moins aux dentales, d^
t, th. Ainsi le haut allemand renforce les dentales du
germanisme commun, c'est ce qui le caractérise d'une fa-
çon toute spéciale. Ce renforcement a lieu d'une manière
bien simple : le t d'abord devient 2^, de la sorte la racine
DAm [mde supra) ayant donné au bas allemand, grâce à
une première progression, l'angl. to tame , le holl.
temmen, voici que le haut allemand renchérit et aboutit
au moderne zaTimen! Le zn^anzig, vingt, répond rigou-
reusement à twenty, holl. twintig, et ainsi de suite.
Secondement, le dh aryaque avait donné au bas allemand
un d^ c'est donc un t qu'amène la seconde insistance :
ainsi trinken^ boire, holl. drinken, angl. to drmk;
ainsi treiben, pousser, holl. dripen, angl. to drive, indi-
quent une racine aryaque commençant par dh.
Voici bien le moment de déplorer ces monstrueuses
fautes d'orthographe que je signalais plus haut : au
lieu d'un simple t, ne s'est-on pas avisé, à une époque
relativement moderne, d'écrire un th! Ainsi DHA, faire,
est représenté en allemand, par êhun au lieu de 'iun,
- 94 —
angl. to do, hoU. doen. De même, à côté de l'angl. deer,
thier bête, est pour Hier (§Y)p). Et ce ne sont pas là mal-
heureusement les seuls exemples à regretter. Aumoias
cela est restreint à l'orthographe ce th, n'est point sifflé,
et l'on prononce tout simplement Hier et tun. Troisième-
ment ; aryaque t, bas allemand tJi (ou d). Comment
pensez-vous que s'y prit le haut allemand pour insis-
ter?.,. Reportez-vous au 1** : le même phénomène se
reproduit ici pour la seconde fois.
Le T aryaque, avons-nous vu, devient un th bas alle-
mand, et ce sifflement fut conservé par l'anglais, tandis
que le flamand et le hollandais échouèrent en un d.
Eh bien, le haut allemand avorta dans son entreprise de
seconde progression; ce th, que nous montre l'anglais
et qui avait été le partage du germanisme commun,
non-seulement le haut allemand n'arriva pas à lo ren-
forcer d'une manière quelconque, mais il ne put même
pas s'y arrêter. Chez lui , cette sifflante s'avachit
piètrement comme elle l'avait fait en hollandais, en fla-
mand. Il est donc bien entendu que là où nous avons un
th anglais, là nous devons trouver un d^ non-seulement
néerlandais, mais encore, hélas ! allemand : trf, trois,
angl. three, hoU. drie, ail. drei; tasa, celui-ci-même,
angl. this^ holl. deze^ ail. diese{r)\ rac. TAn, retentir,
ang. thunder, holl. donder, ail. donfier, tonnerre; TAtra,
là, devant, angl. there, hoW. daar, ail. dar ; rac. TR,
tordre , tourner, angl. to throng , holl. dringen, ail.
dringen.
J'ajouterai encore une ou deux remarques à ces obser-
vations générales. La première a trait au passage du à
terminal attendu dans le bas allemand, en un v : ainsi, en
face de gehen^ nous aurons to give, et holl. geven, donner;
en face de leben, to live, et holl. leven, vivre ; puis ce sera
~ 95 —
graben, to grave, {be)graven, creuser; hahen^Xo Tiave^ avoir;
heben, to heave, élever; weben, to fveave, holl. weven,
tisser.
La seconde concerne la représentation, en allemand,
du d final par les substituts de a^, qui sont sz et s dur, ss.
Ainsi, angl. foot, holl. met = non pas Fnd, mais Fusz,
pied; angl. to hate^ holl. haten — hassen. haïr; angl. to
7vié = wissen, savoir ; angl. wJiite, holl. wit = weisz,
blanc ; angl. to split, holl. splijten -= spleiszen, fendre,
angl. Aear^, holl. hart = A<?r2:, cœur; angl. hoU — Jiolz,
bois; angl. to lot = losen^ tirer au sort. Dans ces diffé-
rents cas , nous restituerons donc un D aryaque à la fin
de la syllabe ou du mot ; partant, nous aurons un d latin
ou grec, vid-eo^ xapc-ia, ped-s ( ^= pei), etc.
Il est bon de remarquer, en passant, l'antériorité lin-
guistique des formes du bas allemand sur celles du haut
allemand; non qu'on ait parlé bas allemand avant de
parler haut allemand, mais bien d'après ce fait peu à l'a-
vantage du dernier, à savoir, la seconde insistance sur
quelques articulations du moins. Rien de plus faux donc,
rien de plus erroné que cette dérivation linguistique :
« l'anglais, le flamand, le hollandais viennent de l'alle-
mand. » Nous venons de voir qu'il n'y a entre les trois
premières de ces tiges et la dernière qu'un rapport de
fraternité, et que, s'il fallait trancher la question du plus
ou moins de pureté et de conservation, ce ne serait point
l'allemand qui se trouverait favorisé.
Je terminerai par deux observations importantes.
La première a trait à l'allemand das^ cela, et dasz,
conj. tque,» auxquels correspondent angl. that, holl. dat.
On s'étonnera, au premier coup d'œil, en apprenant que
l'un et l'autre proviennent du pronom démonstratif arya-
que, au neutre, à savoir, TAt. Les règles semblent infir-
— 96 —
mées en ce qui concerne le t final. Il faut admettre for-
cément que , dès la période primitive , ce t s'est affaibli
en D, d'où TAd, puis régulièrement ^aîs, dasz, tJiat^ dat,
et cela n'est rien moins qu'une hypothèse gratuite, puis-
quiî le latiu , de son côté , nous amène avec {is-) tiid à la
même conclusion. Même observation à l'égard de wa& le
relatif, angl. what, holl. wat, s'accordant avec le latin
quod, à restituer un KAd, d'après toutefois un KAt pri-
mitif.
En second lieu , je ferai remarquer que l'angl. what
contient de son côté une grosse faute orthographique.
Le type est KAt , renforcé en KWAt , secondairement ,
comme nous venons de le voir, KWAd : régulièrement,
nous eussions eu liwas en allem., Jiwat en holl. et en
anglais. Malheureusement, l'aspiration tomba dans les
deux premiers de ces idiomes, ce qui se comprend d'ail-
leurs par la nature du w : persistant dans l'anglais, elle y
fut graphiquement déplacée.
Mais, si l'écriture porte tvliat, la prononciation donne
hwat qui plus est avec une grande énergie d'aspir<.tion
au commencement du mot. Voilà tout à fait l'analogue
de ce phénomène indiqué plus haut, au sujet de thun et
autres mots allemands d'une orthographe vicieuse et
d'une prononciation correcte. Au surplus, 'what n'est
pas en anglais le seul vocable soumis à un aussi regret-
table procédé ; comparez TvMte au holl. wit, à l'allem.
Tveisz, puis au latin castus, pour *cadtus, candoi\ au grec
xaOap6ç, rac. KAdh, briller ; comparez ifcTiile, temps, loi-
sir, à l'ail. weiU, au holl. wi^l\ le got. Jiveila indique
bien, et à sa place, le k de la racine; comparez wliether^
lequel, à l'ail, we^er, au goi.Tivathar^ aryaque KWATARA,
dérivé du pronom relatif, en latin uter pour *cuter {unde
est bien ^our "cunde, témoin alicunde); comparez enfin
— 97 -
à leurs équivalents allemands les mots anglais commen-
çant par wh.
J'en ai dit suffisamment, me semble-t-il, pour montrer
la simplicité et la rég-ularité extrême de la progression
des explosives aryaques sur le terrain du germanisme
pratique. Je n'ai pas eu recours, veuille le lecteur s'en
bien convaincre, à quelques exemples s'accordant au ha-
sard dans la foule des mots allemands et ang'lais. Je ne
crains pas de le dire, tous les vocables peuvent passer à
l'examen analytique, d'après les principes que je me suis
efforcé d'exposer. De temps à autre, je ne dis pas qu'on
ne puisse penser avoir devant les yeux quelque excep-
tion, mais cela tiendra uniquement au manque d'expli-
cation de quelques lois secondaires, auxquelles je n'ai pu
m'arrêter dans un coup d'oeil aussi rapide. Ces lois se-
condaires sont analogues à celle que j'ai indiquée, et
d'après laquelle le t aryaque ne peut progresser dans
le groupe sr : rac. STA {stare) steheoi; rac. STIch {in-
stig-are) steigen.
Je ue veux abuser ni do l'hospitalité de \ii Revue, ni de
l'attention du lecteur. Puisse cette esquisse à grands
traits éveiller la curiosité de quelques personnes étran-
gères jusqu'ici aux résultats de la philologie comparée !
Quant à moi, je tiens pour évident que la méthode com-
])arative appliquée à l'étude des langues n'a contre elle
qu'un ennemi sérieux : le peu de notoriété. En ce qui
concerne la routine, elle a beau faire, elle aura beau faire,
elle cédjra ici comme elle a cédé, comme elle cédera sur
tant d'autres points. Lorsque j'entends accuser la mé-
thode comparative de vouloir apporter dans les études
classiques le retard et la complication, en vérité, je de-
meure stupide : j'ai bien peur, là encore, d'avoir affaire
au critique de Çâkya-Mouni.
Max Fuehuer. 7
ESQUISSE D'ËTYMOLOGIE GRECQUE
Par Ci corses Curtiiis
Grund^Uge der griechischen Etymologie
Zweite Aujlage ; — Leipzig, 186G.
C'est une véritable satisfaction pour nous que d'avoir,
dès le premier numéro de cette Revue, à attirer l'attention
de nos lecteurs sur le remarquable volume de M. Curtius.
Nous nous trouvons devant un de ces monuments vastes
et consciencieux, comme la docte Allemagne, depuis une
cinquantaine d'années, n'a pas laissé que d'en élever un
certain nombre : la Grammaire comparée de M. Bopp, le
Compendium de M. Schleicher, d'autres encore.
Rien ne serait plus injuste que de regarder M. Curtius
comme un simple helléniste. Le savant professeur est un
de ces ling-nistes consommés que l'on ne peut sortir de
son terrain en le transportant successivement sur le do-
maine des différents idiomes de notre race. C'est ainsi
que la langue grecque, dans les Grundziige, n'est qu'un
prétexte à l'examen général du vocabulaire indo-euro-
péen. Il serait aisé de relever un grand nombre des 700
catégories spéciales du présent volume, consacrées en
totalité, ou du moins pour la meilleure part, à l'étude,
non pas de vocables grecs, mais de mots sanskrits, sla-
ves, latins, etc. M. Curtius ne s'est donc pas contenté
— 99 -
d'expliquer par leurs congénères les formes helléniques;
il a saisi avec empressement la moindre occasion d'ana-
lyser à leur tour les vocables latins, slaves, etc., d'ori-
gine incertaine et de dérivation douteuse. Ainsi, le com-
mentaire sur le no 166 {h) est entièrement réservé au
sanskrit 277*^, arroser, pleuvoir^ tour à tour confronté avec
jSpéxw et epsY], Les annotations aux n^^ 199, 203, 307,
sont toutes consacrées à langue latine : hariolus,/iiUlis,
fillMS.
La délicatesse de ces opérations analytiques est pous-
sée à la plus extrême discrétion. Dans l'opinion de M.
Curtius , par exemble , demeure irrésolue la fameuse
question de quinqite et de coquo, opposés dans leur forme
pure et persistante à leurs correspondants Q-àXé^pan'can^
TÀ[i.r.t, fiwf, fenkl, d'une Tpart, pacâmi, tâziii), etc., d'au-
tre part.
Il nous semble qu'il y a lieu de reconnaître ici une de
ces racines dédoublées dès la période commune première,
perverties dès la soucbe aryaque, et vivant sous l'une ou
l'autre de ces formes chez telle ou telle tribu de la grande
unité, parfois même se présentant dans un seul rameau
sous les deux formes à la fois. Le nombre de ces racines,
cédant dès l'âge organique, est sans nul doute bien res-
treint; il est possible néanmoins d'en rassembler une
certaine quantité. Quoi qu'il en soit, nous ne devons pas
nous étendre sur cette question, toute intéressante qu'elle
puisse être, et bien que M. Curtius, p. 74, l'ait jusqu'à
un certain point effleurée.
Au sujet deXuy.oçet de lupus, la même distinction nous
paraît devoir être introduite. Dès la période commune,
le vocable organique wiika-s aurait labialisé son k ; de là,
le got. mtlfs et le latin lupus d'une part; d'autre part, sk.
vrlias^ grec aûxoç, le lithuanien vlllias. C'est en vain que
— 100 -
M. Curtius cherche à faire admettre la labialisation du k
aryaque, non plus dans la période primitive, mais bien
dans le passag-e au latin. L'exemple qu'il fournit de sa-
pere, goilter, est précisément sa condamnation, témoins
les langues germaniques, par exemple, le tudesque saf^
suc. Les idiomes slaves ont encore ici conservé le k orga-
nique : esclav. soTiu et lith. sùnJia, suc. De son côté, le
latin nous présente ce singulier phénomène auquel tout
à l'heure nous faisions allusion, à savoir la conservation
des deux formes aryaques : la régulière dans sucus '■=^
SAKAS, la dérivée dans sapio.
M. Schleicher repousse énergiqueraent cette possibilité
de devenir du k aryaque au p latin ; mais le savant profes-
seur nous semble ne pas se rendre compte de lupus, iVd]iYès
la véritable raison, en ne s'adressant pas à un dédouble-
ment organique , mais à un emprunt , comme il le fait
très légitimement en ce qui concerne Pelronius, popina,
pahimhes. Mêmes réserves, quanta limpidîcs.
Pour en revenir aux Grundzilge, on découvre aisément
que cette persistance à tirer des c, qu latins, de p aryaques,
et de K aryaques des^; latins, est due à la conception du
gréco-italisme, dont M. Curtius est un des plus fermes
soutiens. On a longtemps admis sans discussion et comme
un fait inattaquable, une union secondaire latino-hellé-
nique, c'est-à-dire la séparation en un seul rameau d'avec
leurs frères, des tribus d'où seraient sortis à leur tour,
dans la suite des âges, d'un côté les Cirées, de l'autre
les Italiotes.
L'espace nous manque pour entamer une discussion
suivie sur ce point ; contentons-nous do protester contre
cette singulière théorie du pélasgisme, à laquelle nous re-
viendrons d'ailleurs en temps opportun. Nous nous eiîbr-
cerons d'établir clairement que, s'il faut admettre une
— 101 —
unité secondaire des peuples destinés à envahir le sud de
l'Europe, nécessairement il faut accepter, à côté des
Grecs et des Italiotes, les pères du rameau celtique. En-
fin, et malgré ces prétondues racines pélasgiques si com-
plaisamment relevées par M. Curtius, dans Yvwp(Ço) et
gnârigare^=- narrare ; vi\).oq Qinemus; dans la forme
radicale or de oriri et opvu[/t, opposée à r, ir, du sans-
krit et du zend; dans su, particulier aux prétendus Pe-
lasses dans -/aaauoj près de suo^ et donné comme secon-
daire d'un aryaque siu, cfr. sansk. sîvyâmi, je cous; got.
siujan, api)roclier ; litli. siutas, approché ; dans la forme
reconstituée asak, d'après lap, pour ecap, et le latin as-
sir^ opposée au sansk. asram, sang*, etc., nous pourrions
démontrer que les liens primitifs de Celtes à Latins
sont })lus strictement formés que ceux de Latins à Hel-
lènes.
Quoi qu'il en soit, nos réserves une fois introduites sur
cette partie toute spéciale de l'introdution du livre de
M. Curtius (p. 84), nous ne pouvons dans cette même
introduction qu'admirer les nombreux et lucides ensei-
gnements qu'elle renferme , et tout particulièrement
l'examen si serré de la théorie de M. Pott sur les préfixes
(p. 30). Nous transportant ensuite à la seconde partie du
volume, nous reconnaîtrons que le travail sur les demi-
consonnes aryaques, w et y, dans leur passage aux dia-
lectes grecs, est au-dessus de tout éloge (p. 492 à 011).
Vraimeut, voilà le chef-d'œuvre de la discrétion analy-
tique et du scrupule dans l'examen.
Quelques lignes plus haut, nous avons fait remarquer
que M. Curtius avait sectionné la partie lexiologique
comparative en 700 numéros distincts; c'est assez dire
que l'auteur ne s'adresse pas directement à la grande di-
vision des racine- aryaques. Les racines organiques du
- 102 —
système indo-européen ne s'élèvent pas, en effet, an
nombre de 300. Est-ce dans une vue de facilitation pour
les recherches, de distinction nettement déterminée dans
les analyses diverses, que l'auteur a cru devoir se con-
former à un pareil plan?... Ce motif ne nous semblerait
pas acceptable , et ne contrebalancerait pas à nos yeux
les avantages immenses d'une classification naturelle,
subséquemment dépouillée par un index rigoureux.
Evidemment, ce terme de « classification naturelle »
demande à ne pas être entendu sans réserves. La nature
ignore Ip systèmes , et c'est par un travail purement
personnel que l'esprit humain opérant sur le fond natu-
rel un et continu le divise artificiellement en classes mul-
tiples. Pourquoi, dès lors, attribuer à ces distinctions
factices l'épithète de naturelles? Dans ces sortes de
groupements, chacun des classificateurs affirme à coup
siir n'avoir rien concédé à sa fantaisie propre. — Mais ces
prétendus décalques de l'ordre réel des faits , gardons-
nous de les tenir pour articles de foi. Les classifications
linguistiques n'ont pas plus de réalité que les classe-
ments zoologiques : Cuvier, le professeur Giebel, le pro-
fesseur Kaup , Gegenbauer, les naturalistes du passé ,
ceux du jour, ne se sont pas accordés, ne s'accordent pas
dès qu'il s'agit de grouper. Naturalistes et linguistes de
l'avenir seront-ils plus heureux ? — Toutefois, ces restric-
tions une fois posées sur la nature des classifications ,
nous osons affirmer qu'une systématisation est de tout
point indispensable, et que la nécessité des sectionne-
ments est inhérente à l'esprit humain : c'est en ce sens,
selon nous, que le classement est naturel. Dès lors, nous
nous permettons la critique du procédé de l'auteur des
Grundziige.
Pour avoir une simple idée de la méthode de M. Cur-
— 103 —
tius, rappelons-nous, par exemple, la racine UJJG^frot-
ter^ traire. Les Grundzilge nous présentent eu premier
lieu une racine MEAF sous laquelle se trouvent rang-és
àlxé^Yw, je trais, a\).zK%\q^ succion, comparés à miilgeo, je
trais, et sansk. marlmi., j'ôte en essuyant, en frottant.
— En second lieu, arrive une racine MEIT avec à[j.épYo>
j'exprime, je pressure, qxépYvujj.'. , j'essuie, à côté de
merges, instrument à mettre en gerbes, puis ce même
sansk. marjwd de tout à l'heure ; et cela pour une ques-
tion de pélasg-isme !... Mais n'y revenons pas.
Il nous semble que ces deux numéros bien distincts,
gratifiés qu'ils le sont d'un W majuscule [Wurzel, ra-
cine), se seraient logiquement trouvés réunis sous la
seule forme MI;g, forme aryaque bien entendu, qui, à
son tour, n'eut été sous la MnhvK^u.^ frotter ^traire, qu'un
secondaire de Ml), amollir, la vraie racine celle-là,
le tj^pe premier, non affecté d'une consonne dérivative.
Ce MH, l'ordre alphabétique force M. Curtius à le pla-
cer 300 n°^ plus bas que ses dérivé \yt\-^( et [xspY, sous la
forme MAA, dans les vocables [xaAay.ôç mou , p.wXuç lâche,
à côté de mollis.
C'est assurément sans recherche aucune et par pur ef-
fet du hasard, que nous sommes tombés sur cet exemple
frappant de l'inconvénient qui existe à ne pas se référer,
du premier coup, à la racine typique, sous laquelle se
rangeraient d'elles-mêmes les individualisations diverses.
C'est ainsi que l'ordre alphabétique contraint encore à
séparer les uns d'avec les autres opvuixt, j'élève, àXOo[;-at
je suis guéri, àpSw, j'arrose, àpc7r,v (1) mâle (arroseur),
àxwv, dard.
(1) Tous droits réservés à l'opinion qui rattache apoYjv à la ra-
cine Wl,^s, arroser; cfr., FépcY], rosée. Mais le zend arsan, mâle,
mais le sansk. rsabhas^ taureau?...
— 104 —
Le lecteur n'eût-il pas trouvé plus de profit, plus de
satisfaction même à parcourir sous une indication capi-
tale I}, tendre vers, en premier lieu, l'individualisation
« s'élever » apparaissant directement dans cpvuij.i, oriri,
origo, et sk. rnômi, je m'avance; puis, au moyen d'une
dérivation, à savoir I'dh, dans aXOo[)M àX8a(v(o,et rdlmômi^
j'accrois? — En second lieu, l'individualisation « couler,»
sous la forme Rd dans, àpow, j'arrose, sk. ardras, arrosé;
puis sous la forme î;s dans àçirrct^ mâle ; zend, arsan ; —
en troisième lieu, enfin, l'individualisation « pénétrer, »
dans Tk, d'où ak (2), d'où ày.wv, dard, wxtwv ((o/.iovç), =
ociof [ocions) — sk. âçîyans (forme allong-ée), plus ra-
pide, dans acuo, acies, dans ïr.zoc, ïy//.o.;, ly-Foç — eqmùs —
acvas.
Ainsi, et jiar suite de l'adoption d'un plan vul-
gaire, abseuce complète dans les Grundziige de synthèse
lexiolog-iquo. Certes, on peut à juste titre redouter les
généralisations prématurées, les systématisations facti-
ces, les conclusions de fantaisie ; mais il y a loin à coup
sûr de ces hasardeuses édifications à la simple collation,
sous une rubrique typique, des membres épars de la
même famille.
Que ce conglomérat naturel vienne un jour à se réa-
liser au milieu même de ces prodigieux dissécateurs d'ou-
tre-Rhin, nous n'en doutons pas un instant, et du meil-
leur cœur nous le leur souhaitons au plus vite ; voilà qui
nous ferait aisément passer sur quelques erreurs, peu
justifiables dans un système analytique à l'ordinaire si
perspicace. M. Curtius, par exemple, pas plus qu'aucun
linguiste allemand, n'a soupçonné dans le Y aryaque une
source du g germanique.
(2) Cfr. W courber^ donnant par hk la forme ak, ank : zend,
aka.) et lat. uncu-s, crampon j JJGu la l'orme ag aisgh, tingo ; etc.
— 105 —
Ces restrictions diverses ne doivent pourtant pas nous
éloigner de notre premier et sincère sentiment. L'auteur
des Gnondzilge , tant en colligeant les vues particuliè-
res des différents linguistes, auxquels il renvoie du reste
dans chacun de ses commentaires avec une précieuse ri-
gueur (1), qu'en soumettant chaque vocable à son propre
examen, si plein de tact et de finesse, a rendu à la science
des langues un service signalé , livrant aux initiés un
indispensable mémento, aux commençants une mine de
documents d'une richesse et d'une sûreté inappréciables.
Notre vœu le plus vif est que ce précieux volume soit
accueilli comme il le mérite , je n'ose dire malheureuse-
ment dans les classes universitaires, mais au moins par
ceux des préposés à l'instruction publique qui voient
autre chose dans le professorat qu'une triste et stérile
routine : la routine aujourd'hui, nous ne craignons pas
de l'affirmer, est un acte d'improbité. Quelle différence
oserait-on établir entre ces Jeux choses : enseigner l'er-
reur et passer sous silence ce qui doit être enseigné ? —
Parmi les jeunes gens qui se destinent à ce noble minis-
tère de l'instruction, il y a heureusement abondance d'a-
mour pour la science, d'ardeur pour le vrai : voici sous
leurs mains les plus merveilleux instruments d'investi-
gation scientifique , voici les guides les plus sûrs , les
plus consciencieux. Peuvent-ils hésiter?
Abel Hovelacque.
(1) Au premier rang, le Griechisches Wurzcllexihon^ de M.
Bonfoy. Berlin, 1839-42.
LES
INSCUIPTIONS CUNÉIFOKMES
Plus d'une fois, dans les pages de cette Revue, il sera
question du secours prêté au déchiffrement des inscrip-
tions cunéiformes par les trois branches les plus impor-
tantes de la science positive des lang-ues, c'est-à-dire par
la linguistique indo-européenne, par la linguistique syro-
arabe, et enfin, par la linguistique finno-tatare. En re-
vanche, nous aurons à examiner quels services les textes
si précieux de l'épigraphie iranienne , assyrienne , ou
scytho-médique ont rendu à la linguistique comparative
et à la philologie comparée.
Fidèles à notre système d'initiation et de propagande
scientifique, nous résumerons rapidement les faits rela-
tifs à l'histoire du déchiffrement des inscriptions cunéi-
formes , en montrant la place qu'occupe dans cette his-
toire chacun des ouvrages spéciaux publiés sur cette
matière.
Au demeurant , l'intérêt si vif et si général qui s'atta-
che à l'étude de ces monuments naît surtout de leur uti-
lité comme instruments de critique historique. Un con-
trôle et un complément des annales de la Perse sous les
Achéménides , une vérification officielle de quelques ré-
cits d'Hérodote , une sorte de contre-partie de l'histoire
— 107 —
biblique de Ninive et de Babylone; voilà ce que nous a
donné jusqu'ici la lecture de ces inscriptions. Pour notre
époque, c'est-à-dire pour le siècle du renouvellement des
études historiques , il y a là de quoi expliquer l'ardeur
avec laquelle les savants et le public lettré se sont occu-
pés des faits sur lesquels nous allons jeter un coup d'oeil.
Ces inscriptions, dont tous les caractères sont compo-
sés de coins {cuneus, cunei) semblables à des fers de flè-
che, se divisent en trois classes : 1'' inscriptions dites de
la première espèce; 2" inscriptions médiques ou de la
deuxième espèce ; 3° inscriptions assyriennes ou de la
troisième espèce.
C'est, on le sait, par le. déchiffrement des inscriptions
perses des Achéménides que s'ouvrit la lecture de ces
fameux monuments. En 1802, un savanthanovrien, Geor-
ges Grotefend, devina le premier ce que devait contenir
quelques-unes des inscriptions les plus courtes copiées
par le célèbre voyag-eur danois Niebuhr sur les murs des
anciens palais de Persépolis. Cet esprit sagace et ingé-
nieux rechercha et trouva les noms historiques contenus
dans les deux monuments qu'il avait choisis pour objet
de son étude. Il lut Darheusch (Darius), Khschharscha
(Xercès) et Goschtasp (Hystaspès), et, à de légères nuan-
ces près, les recherches et les découvertes ultérieures ont
justifié ces lectures.
Dès lors , on fut en possession de la valeur d'un tiers
environ des lettres composant l'alphabet cunéiforme.
Le déchiffrement de quelques noms propres , tel fut le
point de départ de tous les travaux qui ont suivi ceux
de Grotefend. Or, parmi ces travaux, il en est qui, dès
183G, revêtirent un caractère scientifique des plus sé-
rieux : j'ai nommé les publications d'Eugène Burnouf
et de M. Christian Lassen,
— 108 —
L'étude comparative et raisonnée des langues de l'Inde
et de l'Europe venait de créer une branche nouvelle du
savoir humain. Sous le titre de Grammaire comparée du
sanskrit^ du zend, du grec, du latin, etc., Franz Bopp
avait donné au monde savant le code des lois physiolo-
giques et pathologiques qui régissent la formation et les
transformations des vocables indo-européens. On sut dès
lors que la langue de l'ancienne Bactriane, le zend, est
une sœur du sanskrit. Le premier, Eugène Burnouf, dans
son Commentaire sur le Yaçna (1823), reconstitua scien-
tifiquement, dans ses détails et dans son bel organisme,
cet antique idiome de Zoroastre. Il fut tout naturelle-
ment conduit par ce travail à interroger les inscriptions
cunéiformes du pays dont il avait tant étudié le vieux
langage, et, en 1836, il publia son Mémoire sur deux
inscriptions cunéiformes tvouvées près d' Hamadan (l'an-
cienne Ecbatane).
Cette même année et presque au même jour, parais-
sait à Bonn un autre ouvrage sur le même sujet. M. Chris-
tian Lassen, que ses Antiquités indiennes [Indiscîie
AltertJmemer ) ont depuis rendu si célèbre , publiait
un travail des plus remarquables sur les Inscriptions per-
sépolitaines cunéiformes en perse ancien : décJiif rement de
V alphabet et explication du texte (die altpersischen Kei-
linschriften von Persepolis , etc.). Pour l'intelligence
même du titre de ce mémoire, il importe de i ap-
peler dès maintenant que, dans les six localités où l'on
trouve des Inscriptions cunéiformes écrites en trois lan-
gues, à Hamadan comme à Persepolis, à Suze comme h
Pesargades, à Bisoutoun comme à Vân, ces inscriptions
présentent dans le même ordre, à côté du texte perse,
deux traductions, l'une en médique ou, comme dit M. Op-
pert, en scytho-médiquc, l'autre en assyrien. Cesinscrip-
— 109 —
tions sont autant d'édits des rois de Perse, faites naturel-
lement pour être compris de tous les sujets du royaume,
et de là cette rédaction trilingue et ces trois systèmes
d'écriture. C'est sur le seul texte perse que s'est exercée
la sagacité critique et divinatrice d'Eugène Burnouf et
de M. Lasseu.
Or, sans qu'ils se fussent le moins du monde entendus, -^j^
les deux concurrents aboutirent à des lectures et à des
traductions presque identiques. Cet accord si remarquable
s'explique pourtant. Tous deux, ils partaient des mêmes
notions scientifiques sur la constitution des anciens idio-
mes de la Perse , bien qu'ils différassent sur l'admission
de certaines variations dialectiques dans la langue des
inscriptions comparées au zend des livres sacrés. Tous
deux, par conséquent, mettaient la philologie comparée
au service de la paléographie et retrouvaient la valeur
des signes graphiques par la connaissance préalable des
formes lexiques et grammaticales d'ailleurs si précises
du langage que ces signes représentaient aux yeux. Si,
dès 1833, cette méthode, avec ce qu'elle doit produire,
se trouve indiquée dans le Commentaire sur le Yaçna^ il
est juste de dire que, sept ans auparavant, Rask l'avait
entrevue et fort habilement appliquée dans les limites de
sa connaissance de la vieille langue bactrienne qu'il avait
étudi^'e aux Indes. Sachant que le le nom de roi est re-
présenté en zend par hhsMyatJiiya^ et connaissant, en
outre, la terminaison du génitif pluriel des noms aryens
et iraniens de la déclinaison générique, l'ingénieux phi-
lologue danois déchiffra le titre pompeux de lihsJiàyalhiya
liltshâyatMyânâm^ roi des rois^ si souvent répété dans les
inscriptions des Sassanides.
Oui, dans ces deux mots qui suivent et dont le second
reproduit d'aboi'd les sept lettres cunéiformes du pre-
/•hi
I
— 110 -
mier, c'est-à-dire 1° IJi, 2° si, 3° a, 4o ya, 5° tl, 6» i,
''^^ y (^)> — pour y ajouter, en g-uise de terminaison, qua-
tre nouveaux caractères, Rask vit le même nom 1° au
nominatif singulier [lihsMyathiya^ roi) et 2^ au génitif
^luTiel {khsMyalhiyanâm, des rois). Or les deux lettres
nouvelles N et M , contenues dans cette terminaison,
trouvèrent aussitôt leur application en même temps que
leur justification dans le déchiffrement des noms propres
AurâmazM (Ormuzd); Hahhmamshiya (Achéménès), etc.
Et , s'il est vrai de dire , à certains égards , que Grote-
fend engendra Rask, il est certes beaucoup plus exact
d'affirmer que Eask engendra Burnouf et M. Christian
Lassen.
A ces quatre noms il faut en ajouter un cinquième, si
l'on veut résumer dans son ensemble la première époque
de l'histoire du déchiffrement des inscriptions cunéifor-
mes : j'ai nommé le major Rawlinson.
Résident britannique en Perse, ce savant officier refit
en 18351e miracle deGrotefend. 11 t'avait que l'ingénieux
professeur hanovrien avait déchiffré quelques noms des
anciens rois achéménides , mais il ne possédait rien
de ses travaux. Dans son isolement, et n'ayant alors que
des notions fort incomplètes sur la langue des monu-
ments qu'il voyait et copiait sur place, il inteirogea d'a-
bord le texte persique {ihe persian columns) des deux ins-
criptions trilingues d'IIainadan , celles-là mômes dont
Burnouf, à Paris, étudiait alors d'autres copies à l'insu
de son concurrent. M. Rawlinson explique longuement
(Journal of the royal asiatic Society, vol. X, p. 5 et 6)
comment, par la longueur et la position relative des
groupes de lettres , il parvint à déchiffrer les noms
d'Hystaspes, de Darius et de Xercès.
En 1836, il avait déjà copié et déchiffré une partie de
- 111 -
la fameuse inscription de Bisoutoun (le savant anglais
écrit toujours Behisturi), lorsqu'il put comparer son œu-
vre à celle de Grotefend et s'assurer qu'il était de beau-
coup en avance sur le célèbre pionnier du déchiffrement
des cunéiformes.
Un an plus tard, en 1837, il envoyait à la Société
asiatique de Londres son interprétation du commence-
ment de l'inscription de Bisoutoun , sans se douter le
moindrement de l'existence des deux importants mémoi-
res qui avaient paru presque simultanément en France et
en Allemagne dans le courant de 1836. Il s'était remis
courageusement à son œuvre d'interprète du monument
de Bisoutoun , lorsque, dans l'été de 1838 , il reçut à Té-
héran le Mémoire sur deux inscriptions cunéiformes trou-
vées près d' Ramadan, par M. Eugène Burnouf. Il vit alors
qu'il avait été devancé par le savant français dans la publi-
cation de certaines découvertes qu'ilavait faites en même
temps que lui. Mais ce mémoire de l'illustre indianiste
français n'était qu'une application épigraphique de l'a-
nalyse savante de la langue zend telle qu'on la trouve
dans le Commentaire sur le Yaçna^ et cet important ou-
vrage fut envoyé dans la même année (1838) à M. Raw-
linson par M. Mohl. Ce fut à cet « admirable » Commen-
taire que le savant officier dut en grande partie le succès
de ses traductions (1). Il faut ajouter que celte profonde
reconnaissance pour notre physiologiste de la langue du
Zend-Avesta ne lui fait oublier en aucune façon les se-
cours précieux, soit de pur contrôle, soit de révélation
première qu'il dut aux travaux de M. Lassen, aux essais
(1) The admirable Commcntary on Ihc Yaçna... To this work
1 owe in a greatmoasure thc succoss of my translations. (Ou-
vrage cité p, 8.)
— 112 —
critiques de Jacquet, aux ingénieuses observations de
Westergaard.
En fait, la lecture de l'inscription de Bisoutoun occupe
aujourd'hui la première place dans l'histoire du déchiflFre-
ment des écritures cunéiformes, et cette lecture, c'est au
major Rawlinson que nous en sommes redevables. Si les
limites de ce travail le permettaient, nous ferions bien de
nous transporter en pensée devant ce rocher dont la taille
et le polissage transformèrent tout un flanc en un vaste
tableau vertical ; nous arrêterions notre vue sur le bas-
relief qui occupe le centre de ce tableau, et là, devant ce
roi couronné, debout et terrassant un captif suivi d'une
file de neuf princes enchaînés, nous chercherions à re-
trouver en nous quelque chose de la grande et sainte
curiosité qui demanda aux inscriptions dont elle est en-
tourée l'explication de cette scène de triomphe et de ven-
geance. Cette g'rande inscription, formant une haute
colonne de lignes placée au-dessous du roi Darius (car
c'est lui) et de ses deux gardes d'honneur, commence
ainsi : Adam Dârai/aniish lihsMyathiya n'azarïa.TihsJiûya-
iJiiya liltshâyatJiiy (ici la finit première ligne), ânâw, ,
khsMyatJnya Pârsiya, etc., etc., c'est-à-dire : « Moi
Darius, roi grand, roi des rois, roi de Perse, roi des pro-
vinces, fils de Vashtâspa (en grec Ustaspès), petit-fils
d'Arshâma (en grec Arsamès), de la race de Hakhâma-
nish (en grec Akhemenès) », etc, etc.
Aux lignes 11 et 12 : « Le roi Darius dit : je suis roi
par la grâce d'Auramazd (Oromazd ou Ormuzd) : Aura-
mazd m'a donné l'empire. » Viennent ensuite les noms
de toutes les provinces qui font partie de cet empire.
Mais, à gauche de cette première colonne de texte
perse, se trouvent, sur le même rocher, trois colonnes
de texte écrit en d'autres caractères cunéiformes :
— 113 -
c'est la version médo-scythique de notre inscription.
Enfin , au-dessus de ces trois colonnes médiques , se
trouve, gravée à l'aide d'une alphabet cunéiforme beau-
coup plus riche , l'interprétation assyrienne de ce même
texte original dont nous avons cité quelques lignes.
Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler ici que les
inscriptions perses, les premières étudiées et traduites,
ont reçu le nom d'inscriptions de la première espèce, tan-
dis que les médiques ou médo-scythiques furent appe-
lées de la seconde et les assyriennes de la troisième espèce.
Profitant des travaux de Burnouf et de MM. Lassen et
Rawlinson, M. Westergaard fut le premier qui publia un
essai sérieux sur l'écriture et la langue des monuments
épigraphiques de la seconde espèce. Il compara d'abord,
pour se faire un alphabet, les noms propres de la traduc-
tion médique (on la supposait être purement iranienne)
avec les noms propres du texte original perse ; puis il
aborda les formes libres et s'aperçut bientôt que plus de
la moitié des mots du texte, et par dessus tout les
flexions grammaticales, n'appartenaient point au génie
aryaque, mais semblaient se rapprocEer du vocabulaire
et de la g-rammaire finno-tatares. Ce dernier aperçu fut
singulièrement confirmé par les recherches postérieures
du D>- Hincks (1846 et 1848) et de M. de Saulcy (1850).
L'empreinte de la version médo-scythique du monument
de Bisoutoun ayant été abandonnée dès 1851 à M. Nor-
ris par M. Kawlinson , M. Norris publia quatre ans plus
tard (1855), dans le Journal de la Société asiatique de
Londres, son commentaire sur cette traduction si riche en
noms propres d'hommes et de localités. 11 put ainsi aug-
menter la liste des lettres de la seconde espèce dont la
valeur était positivement établie. Il fit plus : il démontra
que l'écriture de ces tablettes est toute syllabique (cha-
8
- 114 -
que signe représentant une syllabe), vérité entrevue seu-
lement par ses prédécesseurs. Il alla aussi plus loin que
MM. Westergaard et de Saulcy dans sa manière de consi-
dérer l'élément tatare ou touranien dans la langue figu-
rée par cette écriture , car, pour lui , cette langue est
essentiellement <r scythique » (touranienne) et les mots
iraniens qu'elle présente n'y sont que des éléments ac-
cessoires, j'allais dire des intrus. Cette opinion, parfaite-
ment d'accord d'ailleurs avec l'histoire et les traditions
des Ilyâts de nos jours, est aussi celle de M. Jules
Oppert.
L'histoire du déchiffrement des inscriptions cunéifor-
mes de la troisième espèce se rattache à la découverte
des ruines de Ninive et à la recherche des restes de Ba-
bylone. Tout le monde a entendu parler des fameuses
fouilles de l'Assyrie exécutées il y a quelque vingt ans
sous la direction de M. Botta, consul de France à Mos-
soul, et qui amenèrent la découverte d'un magnifique
palais bâti par le roi Sargoiin et enfoui sous un vaste
tumulus du village de Khorsabad. Tout le monde sait
aussi qu'un explorateur anglais, M. Layard, après avoir
étudié, grâce aux libérales communications de M. Botta,
les résultats les plus précieux des excavations de Khor-
sabad, entreprit des fouilles semblables, d'abord à Kim-
roùd, sur la rive gauche du Tigre, où il découvrit trois
palais, et ensuite à Koîoundjik, sur la même rive, mais
en face même de Mossoul, où il déterra le palais de Sen-
nakhérib. Or, dans les explorations de M. Botta (1851)
continuées par M. Place, comme dans celles de M. Layard,
poursuivies par M. Loftus, ce qui frappe le plus, en de-
hors de l'aspect grandiose des monuments, ce sont d'in-
nombrables briques couvertes d'empreintes cunéiformes;
seulement, sur ces briques comme dans les inscriptions
— 115 —
murales, tout est d'une seule langue et d'une seule écri-
ture.
L'expédition scientifique en Mésopotamie, exécutée par
ordre du gouvernement, de 1851 à 1854, par MM. Fiil-
gence P'resnel, F. Thomas et Jules Oppert (1), nous ap-
prend comment furent reprises et poursuivies avec suc-
cès les recherches sur les antiquités babyloniennes aux-
quelles Joseph Beauchamp (1790), James Rich (1811) et
Ker Porter (1818) ont attaché leur nom. Là encore, et
surtout dans les ruines du temple de Bélus, abondent les
briques empreintes d'inscriptions cunéiformes ; mais ,
comme celles d'Assyrie, ces inscriptions sont unilingues
et, pour tous les interprètes, — M. le comte de Gobineau
excepté, — l'école de lecture fut faite à l'aide des tablettes
trilingues de Bisoutoun, d'Hamadan, de Nakhsh-i-Rous-
tam, etc., où, comme on l'a vu, le texte perse original
est toujours accompagné d'une version médo-scythique
et d'une version assyrienne. Après V Essai de M. Lœ-
wenstern (1845), après les articles de M. Adrien de Long-
périer dans la Revue archéologique (1847), après les ten-
tatives de classement des signes graphiques assyriens
par M. Botta, le D"" Hincks prouva le premier que l'écri-
ture assyrienne était, elle aussi, toute syllabique et se
composait de plusieurs centaines de groupes figurant les
combinaisons diverses des voyelles avec les consonnes
dans une même émission de voix. Et quand M. de Saulcy
aura, le premier en France, établi sur ces vraies bases
l'interprétation descunéiformes assyriens (1848), M. Raw-
linson viendra, par les résultats de ses recherches, con-
(1) Publié par J. Oppert. Paris, 2 vol. in-4 et atlas in-fol. Le
tome II, publié lo premier (1850), contient le déchiffrement des
inscriptions cunéiformes.
- 116 —
firmer les vies du savant français, en parfait accord déjà,
bien que sans entente préalable, avec les démonstrations
du philologue irlandais, M. le D"" Hincks. J'insiste sur
cette concordance entre des trouvailles scientifiques
faites simultanément par trois esprits d'une rare sagacité
en Irlande, en France et dans l'Asie occidentale.
La traduction de l'inscription commémorative du roi
Nabuchodonosor, trouvée par M. Rawlinson à Borsippa,
dans les ruines babyloniennes, fut entreprise non-seule-
ment par celui qui en avait fait la découverte, mais en-
core par M. Jules Oppert et par M. Fox Talbot. Ici encore,
à part quelques légères dissonnances amenées par deux
ou trois mots d'une signification douteuse, règne la plus
parfaite harmonie entre lea procédés des interprètes et
les résultats de leurs interprétations.
A cette seconde épreuve , aussi peu concertée et non
moins glorieuse que la première pour la science des cu-
néiformes assyriens, il faut en ajouter une troisième plus
décisive encore s'il est possible, mais voulue, cette fois,
et préparée par M. Talbot. En 1857, ce savant assyrio-
logue anglais remit sous pli cacheté à la Société asiati-
que de Londres sa traduction d'une longue inscription
trouvée à Kalah-Sherghat et commémorative des exploits
d'un Tiglath-Pilésèr, antérieur à celui de la Bible. Il de-
mandait et il obtint du conseil de la Société la comparai-
son de sa traduction avec celles qui seraient faites du
même texte par d'autres assyriologues. Les concurrents
furent, en dehors de M. Talbot, MM. Rawlinson , le D""
Hincks et Jules Oppert. Eh bien 1 le xviii^ volume du
Journal de la Société asiatique de Londres en fait foi ,
rien de plus frappant que l'accord remarquable qui règne
entre les quatre traductions. A part deux ou trois va-
riantes , tous les noms propres , parmi lesquels il faut
- 117 -
compter trente-neuf noms géographiques, ont été lus de
la même manière.
Si MM. Hincks , Rawlinson et de Saulcy ont fondé
la méthode d'interprétation des cunéiformes assyriens,
M. Jules Oppert est le premier qui en ait scientifique-
ment reconstitué la langue. Sœur de la langue hébraï-
que et des autres langues dites sémitiques (syriaque,
chaldaïque , arabe , etc.) , l'assyrien « se rapproche ,
dans ses lois phonétiques , à l'égard des consonnes ,
de l'hébreu et de l'arabe, et s'écarte des langues ara-
méennes. 2> Aussi bien tous nos hébraïsants, après avoir
lu les parallèles établis par M. Oppert aux pages 5-10 de
ses Éléments de la langue assyrienne (1860), voudront-
ils continuer l'étude comparative de la vieille langue de
Babylone et de Ninive. Ce qui les séduira surtout , c'est
une liste de plus de cent formes verbales assyriennes
trouvées dans les inscriptions trilingues avec la traduc-
tion perse toutes les fois qu'elle se rencontre dans les
monuments. On dirait que le savant auteur de la Gram-
maire assyrienne tient à faire des prosélytes et des dis-
ciples ; car, dans son étude sur Y Etat actuel du déchif-
frement des inscriptions cunéiformes (1861)., il institue
une véritable méthode pratique de lecture. Je recom-
mande instamment les pages 5-7 de cet opuscule à tous
ceux qui voudront acquérir la conviction qu'on pos-
sède aujourd'hui les principes certains de l'interprétation
des textes cunéiformes. Enfin, M. Oppert a publié depuis,
non-seulement les Inscriptions assyriennes des Sargo-
nides et les fastes de Ninive^ mais encore les Fastes de
Sargon, roi d'Assyrie (721 à 703 avant J.-C), traduits et
publiés d'après le texte assyrien de la grande inscription
des salles du palais de Khorsabad ; ce dernier ouvrage en
collaboration avec M. Joachim Menant, à qui l'on doit
— 118 —
d'excellents travaux sur les noms propres assyriens et sur
les Inscriptions de Hammourabi^ roi de Babylone (xvi«
siècle avant J.-C).
Tel est, avec l'excellent ouvrage de M. Spiegel sur les
inscriptions cunéiformes en ancien perse (Leipzig, 1862),
l'ensemble des travaux sur cette intéressante matière. Il
importait , ce me semble , de le faire connaître dans son
enchaînement historique et comme en bloc, avant d'en-
trer dans les détails que nécessiteront nos études ulté-
rieures.
H. Chavée.
Le Gérant^
MAISONNEUVE.
TABLE
La Science positive des langues. — Son présent, son
avenir, par M. H. Chavée. i
De l'Aryaque au Français, par M. Abel Hovelacque. 36
Sur la Déclinaison indo-européenne, et sur la Décli-
naison des langues classiques en particulier, par
M. A. de Caix de Saint-Aymour. 5i
Etudes védiques, par M. Girard de Rialle. 67
De l'Étude et de l'Enseignement des langues germa-
niques, par M. Max Fuehrer. 84
Etude critique sur V Esquisse d'Etymologie grecque
de M. Curtius, par M. Àbel Hovelacque. 98
Les Inscriptions cunéiformes, par M. H. Chavée. 106
TYP. ALt lS'-I.l';Vy, BOUL. DE CLICUY, 62.
REVUE
LINGUISTIQUE
ET DE
PHILOLOGIE COMPARÉE
PARIS.— TYP. ALC IN-LÉVY, BOUL. DE CUCHY, 62.
REVUE
DE
LINGUISTIQUE
ET DE
PHILOLOGIE COMPARÉE
Recueil trimestriel
DR DOCUMENTS POUR SERVIR A LA SCIENCE POSITIVE
DES LANGUES, A l'eTHNOLOGIE,
A LA MYTHOLOGIE ET A l'hISTOIRE
TOME PREMIER
IP Fascicule — Octobre iSôy.
■Ê^^^H)?^-
PA R I S
MAISONNEUVE ET C'«, LIBRAIRES-ÉDITEURS
l5 , QUAI VOLTAIRE
ARYAOUE ET SANSKRIT
A. M., fî. Chavée.
Paris, 14 septembre 1867.
Monsieur,
Vous avez mille fois raison (i). Le sanscrit n'est pas la
langue mère des idiomes de l'Europe : c'est un idiome de
même famille, moins bien conservé en certaines parties de
son organisme que le grec et le latin, et même que l'alle-
mand et le slave.
Vous avez déjà soutenu cette vérité dans votre Lexiologie
indo-européenne, publiée en 1848. Vous y revenez, avec
des arguments irrésistibles, dans le premier fascicule de la
Revue de Linguistique. Votre opinion sur ce sujet n'a ja-
mais varié et ne peut prêter au moindre doute.
Que diriez-vous cependant si, en réponse à votre dernier
article, un confrère en philologie écrivait : a M. Chavée
fait dériver le grec et le latin du sanscrit. Erreur manifeste !
Il suffit de jeter les yeux sur une grammaire sanscrite pour
voir que cet idiome est moins intact en certaines parties que
nos langues classiques. » Vous répliqueriez sans doute :
« M'avez-vous lu? Par quelle étrange inspiration, quand je
(i) Voir le premier fascicule de la Revue, p. 6.
— 126 —
m'efforce de repousser une erreur, m'attribuez- vous l'opi-
nion que je combats? »
Dans la leçon où, selon vous, j'aurais émis cette grave
hérésie grammaticale, je me suis, au contraire, attaché à la
réfuter. Je l'ai écartée plusieurs fois et j'ai insisté sur ce
point autant que le sujet le permettait. Puisque vous avez
pris la peine de citer quelques lignes de ce travail, laissez-
moi vous remettre sous les yeux la page suivante :
a La première supposition qui se présenta fut que les
a Hindous étaient les ancêtres des peuples de l'Europe, et
« que le sanscrit était la langue mère du grec et du latin,
a Mais un examen plus attentif montra que cette hypothèse
a n'était pas fondée; bien qu'en général le sanscrit nous
« donne des formes plus archaïques que le latin ou le grec,
« on trouve pourtant un certain nombre de points où il est
« surpassé en fidélité par les langues classiques. Elles ont
« gardé un petit nombre d'anciennes formes qui manquent
« au sanscrit; elles se sont préservées de quelques altérations
« dont fut atteint de bonne heure le système phonique de la
« langue indienne. C'est tantôt l'un, tantôt l'autre de ces
« idiomes qui présente un état de conservation plus parfait.
« Le même raisonnement, qui avait fait reconnaître depuis
« longtemps que le latin ne pouvait en aucune façon être re-
a gardé comme une langue dérivée du grec, dut faire ad-
« mettre que ni le grec, ni le latin n'étaient dérivés du sans-
« crit. On reconnut (et c'est le principe qui sert encore au-
< jourd'hui de fondement à la grammaire comparée) que le
« sanscrit n'est pas la souche qui a porté nos langues de
a l'Europe, mais qu'il est une branche sortie de la même
« tige. » (Page 8).
Je vous fais grâce de trois ou quatre autres passages où je
reviens sur la même idée. Mais à la page même d'où vous
— 127 —
avez extrait une phrase qui n'a pas le sens que vous lui
attribuez, vous pouvez lire qu'il faut, « à défaut de la langue
mère aujourd'hui perdue, » rapprocher les idiomes classiques
de l'une des sœurs issues du même sein.
Vous le voyez, Monsieur, en vous attaquant à moi, vous
tirez sur vos troupes. Je suis du même avis que vous, et c'est
pour moi une trop bonne fortune pour que je ne la reven-
dique pas hautement, même contre vous.
Agréez, Monsieur, l'expression de mes sentiments les plus
distingués.
Michel Bréal.
Tous ceux qui aiment le vrai pour le vrai seul compren-
dront la joie que m'a donnée cette lettre en m'apprenant que
j'avais mal compris certaine phrase où le savant professeur
du Collège de France me semblait établir une distinction au
profit du sanskrit VÉDIQUE. Et pour que le lecteur puisse voir
avec quelle bonne foi je me trompais, je transcris de nouveau
ce passage qui fut la source de mon erreur : « La langue
a indo-européenne primitive, autant que nous en pouvons
« juger par le monument le plus ancien qui nous EN est
« resté, c'est-à-dire par les Védas, n'est pas, comme on pour-
a rait le croire, une langue pauvre et grossière. »
Cette phrase qui m'avait trompé, comme elle a trompé
plus d'un linguiste, me vaut, avec une délicieuse lettre,
l'assurance d'une parfaite unité de vues sur un point fort
grave de doctrine. N'est-ce pas le cas de dire : Heureuse
erreur !
H. Chavée.
LES
VARIATIONS DU V ARYAQUE
La philologie indo-européenne s'est , depuis sa créa-
tion , appliquée à rechercher les lois qui président aux
changements que les articulations , identiques quant à
l'étymologie , subissent en passant dans les diverses
branches de la grande famille aryenne. Notre travail est
destiné à combler, s'il est possible, une des lacunes qui
existent encore, en dirigeant l'attention de nos confrères
sur quelques changements rencontrés dans la langue la-
tine, et qui, selon nous, n'ont pas encore été appréciés
comme ils nous le semblent mériter.
Ces études se restreignent complètement à des mots
indo-européens, et sont alors destinées à élargir quelque
peu encore le domaine déjà si développé des rapproche-
ments spécialement aryens. Depuis les premiers travaux
de Bopp et la découverte par Grimm de la grande loi du
déplacement des consonnes, bien des savants ont étendu
ces notions, et ont contribué à remplir les cadres formés
par les chefs de la philologie moderne. Nous nous res-
treindrons donc également sur ce terrain déjà cultivé, et
nous abandonnerons à un autre travail les notions
- 129 -
qu'une appréciation plus élevée encore doit nécessaire-
ment faire naître.
Qu'il nous soit seulement permis de poser, avant d'é-
tendre le domaine des études aryennes proprement dites,
quelques principes qu'il est bon de ne jamais perdre de
vue dans le développement scientifique. Les langues,
telles que nous les connaissons , je parle des idiomes
chefs de souche, forment leur organisme selon un seul
principe, un seul modèle, qui, malgré des divergences
assez notables, retrace toujours le même caractère, rap-
pelle toujours la même physionomie de famille. L'orga-
nisme des langues anciennes est en cela comparable au
phénomène des langues de formation secondaire ; le
caractère néolatin éclate en espagnol, en français, en
italien, dans la grammaire, quel que soit d'ailleurs le
changement que le dictionnaire a subi en accueillant des
éléments hétérogènes, et de même, la physionomie de
l'anglais reste toujours germanique, quelque considéra-
bles que puissent être les apports que son lexique doit
aux langues latines.
Ce même caractère se révèle avec une pareille inten-
sité par l'étude des langues antiques, des idiomes chefs
de souche. Les Aryas, en pénétrant sur le sol européen,
ont implanté leur caractère linguistique, mais ils n'ont
pas effacé le souvenir des aborigènes qu'ils trouvèrent
dans les différents pays, et de là, les nouveaux habitants
se sont superposés, comme une couche nouvelle, à ceux
qui existaient déjà, et, par la suite, se sont mêlés aux
populations existantes en Europe, pour former des êtres
ethnographiques nouveaux. L'existence de ces anciennes
populations est attestée d'abord par les quelques débris
d'histoire qui nous ont été transmis, puis par les décou-
vertes toujours renouvelées de la géologie et de l'anthro-
- 130 ~
pologie. On ne peut plus nier que, si la science doit ad-
mettre des langues indo-européennes , elle doit égale-
ment déclarer qu 'il n'y a pas de nations indo-européennes.
La seule histoire de ce qui s'est passé au moyen âge
nous enseignera à ce sujet, et les hypothèses sur la for-
mation des nations antiques comme procédant des seuls
Aryas, commence déjà à rejoindre tant d'erreurs aujour-
d'hui abandonnées.
Si la grammaire des langues antiques, comme celle
des langues modernes, a un même caractère bien défini,
le dictionnaire nous démontre, même négativement, la
vérité de notre thèse. Les philologues jusqu'ici, et je fais
la même chose dans le présent travail, se sont attachés à
prendre dans le dictionnaire sanscrit, grec, latin, slave,
les mots qui leur paraissaient présenter une analogie
avec les autres langues. Ainsi l'on parvient, en parcou-
rant une assez grande quantité de mots, à faire croire
à une très grande similitude qui éclaterait partout dans
le dictionnaire. Erreur complète!
Quand on se place à un point de vue plus élevé ,
quand on envisage le dictionnaire d'une langue dans son
ensemble, ce qui jusqu'ici n'a pas encore été fait, quand
on ne cherche pas seulement les vocables qui peuvent se
rattachera un autre idiome indo-européen, quand on
n'exclut pas ceux qui manifestement n'ontaucun rapport
avec une des langues connues, on acquiert, dans la formo
d'une preuve négative, la certitude de l'existence d'un ou
plutôt de plusieurs éléments allogènes qui ont, dans de
différentes proportions, envahi le lexique des langues
aryennes.
J'ai fait le travail pour le latin et le grec. En tenant
compte des racines seules et même des dérivations pri-
mitives de ces dernières, mais en laissant de côté tous les
- 131 —
dérivés secondaires et les composés, on voit qu'il y a en
latin h peu près 40 0/0 de mots aryens ; les autres 60 0/0
ne peuvent pas être reliés à d'autres racines indo-eu-
ropéennes, et 5 0/0 sont sémitiques. En grec, la propor-
tion de l'aryanisme est beaucoup plus large, elle s'élève
à 65 0/0, mais le séraitisrae est représenté dans une qua-
druple proportion, par 20 0/0; 15 0/0 sont reconnus. Si
l'on considère les racines verbales exclusivement, on voit
dans chacune des langues un autre rapport ; nous ver-
rons en latin les racines aryennes revendiquer 75 0/0,
et en grec 80 0/0, c'est-à-dire plus des quatre cinquiè-
mes de la totalité.
En latin, les mots qui, malgré leur déformation, peu-
vent être reconnus comme appartenant sûrement au ra-
meau indo-européen, ne sont pas même en majorité ;
mais il est possible que des rapprochements ultérieurs
fassent retourner quelques-uns des mots aujourd'hui
énigmatiques pour leur dérivation aux langues aryennes,
quoiqu'il ne soit pas probable que cet appoint nouveau
puisse changer sensiblement la proportion indiquée.
C'est de ces mots aryens que nous devons nous occu-
per aujourd'hui, et nous avons choisi pour objet de cette
première étude l'accueil que le latin fait à l'aryaque v^
h la semi-voyelle dérivée de la voyelle u.
J'ai choisi cette lettre, parce que sa prononciation peu
certaine, et représentée par une double articulation, lui
fait subir de nombreuses transformations, qui rendent
souvent méconnaissables de prime-abord des mots arya-
ques pourtant bien représentés dans la langue latine.
Une quantité de mots laissent le v aryaque subsister,
surtout au commencement ; nous citons :
' Vas, vadis, VAD, s. vad^ dire.
Vadimonium, id.
— 132 —
Valere^ VAR, s. vr.
Valgus, s. valg, marcher.
Vapor, s. vap.
Varius, VAR, s. mrya, ce qui offre un choix.
Vas, vasis,'^YAS, s. vas, être, demeurer.
Vasculum, s. id.
Ve, DVI, s. m .. de dvi.
Vehere, VAGH, s. vah.
Ventus, Va, s. va, souffler; vâta, le vent.
Verres, s. varâha, p. varâza, pers. guràz.
Vallum, s. ?;;• . défendre.
Vocare, vox, VAK, s. mc'.
Vom-ere, VAM. s. m?w; gr. é[x-£a).
Fo^-o, ^;<?^^e, VAR, s. vr; g. val [walila).
Ver, s. vasara, p. valiâra; pers. ^e/i«r; gr. âap.
Vertere, VART, s. vrt, p. mr^.
Ves-tis, VAS, s. ms; gr. éc-GYja.
ViciiS, VIK, s. 2?zç, entrer ; gr. otxoç; germ. 'p^A, goth.
veihs.
/J^ Vid-ere, VID, s. vid ; gr. ^tS ( ^â ) ; en si. et germ.
savoir.
Vis, VIR, s. îJ^m.
Vir, s. -Pfl^ra.
Virus, VISA, s. ■pûa^.
Vulnus, VRANA, s. v>rana.
Vulpes, VARKA, as. et p. varka; p. gtcrg; scr. vrka;
si. w^^.
Quelques mots latins, commençant par v, ne corres-
pondent pas à un 'p initial aryaque; nous citons les for-
mations provenant de l'antique racine viv, pour laquelle
les langues aryennes nous forcent à admettre la racine
primordiale giù et, gvi, et avec le redoublement, gvigu.
Celle-ci, le mieux conservée dans le germ. quivs (goth.)
— 133 —
et quick, rappelle l'indien j^??; en iramien (p. ^i??. pers.
ziendeli)^ et. en slave (vus&^^zivu), la gutturale initiale
est altérée en palatale, tandis que le latin a rejeté les
deux gutturales en viv [vivere^ vita) et a conservé la der-
nière en vig, vigêre et dans le supin de vivere : victum. La
forme aryaque dvi s'est altérée dans viginti, et la prépo-
sition dvi, déjà changée en sanscrit vi, s'est perpétuée
en latin dans les trois formes di, dis et de, h côté de ve.
Une classe considérable de mots a changé le i) aryaque
en m latin. Cette altération donne aux mots latins une
physionomie qui les rend assez dissemblables aux proto-
types ; mais il n'y a pas de raison pour s étonner d'un
pareil changement qui a sa source dans la proximité très
grande des deux labiales semi-voyelle et nasale. Physio-
logiquement le v, que nous le prononcions en rendant
fricatiflQ ^, ou que nous rendions semi-consonne le w, se
rapproche tellement du w, que, dans toutes les branches
d'idiomes, nous retrouvons cette étroite liaison. Non-seu-
lement en sanscrit le m et le v jouent un rôle presque
identique dans plusieurs aftîxes, non seulement dans les
langues sémitiques apparaît cette parenté, mais nous
voyons, en Asie, des langues qui n'ont pour l'expression
des deux articulations qu'une seule série de signes ; telles
sont toutes les écritures anarieunes cunéiformes. Plus
tard nous remarquons que les Grecs rendent les éléments
des noms propres baga dieu, dard élevé par Mt-^ccet Mspâ,
et l'antique Mabug ou Mambug (Hiérapolis de Syrie),
jusqu'à nos jours Membég^ est appelée Bambyce par les
anciens. Il n'y a donc rien qui puisse nous surprendre,
pas même la multiplicité des formes latines qui en résulte.
Toutes les langues européennes, antiques et modernes,
nous présentent une quantité de racines en apparence
très dissemblables, qui ne résultent que des mêmes
— 134 —
orig-ines développées par des lois phonétiques diverses,
mais toutes également autorisées, et reconnues par un
nombre égal d'exemples non attaqués. Nous citons pour
mémoire, ainsi lupus et vulpes de l'ar. varli, flag [ffag-ro^
J,am-ma,Jlavus)^ et fulg {fulg-ere^ ful-men, fahus) de
l'ar. llirg^fortiî Qtfulcire de Tar. dhar (scr. dhr). prec-
ari et posc-ere de prash ou prak (scr. prcck, p. parc ou
/raç) etc. Nous pourrions encore citer de nombreux mots
français développés dans des formes différentes, avec des
significations diverses, tels que orteil et article^ sevrer
etscparer, etc.; mais nous nous bornons à faire remarquer
que les langues antiques se sont développées de la même
manière que les idiomes modernes, car, de tous les temps,
l'esprit humain se manifeste dans toutes ses phases avec
les mêmes phénomènes et selon les mêmes lois.
On a déjà pu remarquer que bon nombre de racines
commençant par v, surtout par va, s'altéraient en ?^ ; la
langue sanscrite nous enseigne même ces phénomènes
dans des cas précis ; ainsi de la racine vad, mouiller, se
forme ud (scr. et latin ud und), var, couvrir, ur, etc. Ces
racines se rencontrent également avec l'initiale m. La sin-
gulière multiplicité des racines primitives var^ se trouve
ainsi encore variée dans ses dérivations. Nous avons :
VAE, choisir d'où vouloir, vara le choix (d'un mari
p. ex.)
VAR, défendre d'où germ. we^î^ guerre, vallum, uras,
la poitrine.
VAR, répandre, couler d'où le scr. vari, eau, d'où le
grec oupo et le lat. ur-ina.
VAR, valoir, d'où scr. vara^ vir.
Nous trouvons donc en latin :
Mare (dans toutes les langues européennes, sauf le
grec) de vari^ scr. vari.
— 135 —
Mdriius, le choisi, comparable au scr. varita, l'objet
du mra ou smyamvara, la cérémonie matrimoniale.
Mars, d'un antique vavarta, encore reconnaissable en
Maxtor s et marner s.
Mereri, de var, valoir.
Mîùras, probablement de var couvrir, comme vallum.
D'autres mots qu'intéresse la même permutation sont :
Mas, maris de VAIiS, scr. vrsa, gr. j:apc7-Y)v.
Meare, de VI, scr. vî.
Med-eri, de VID, savoir (comp. scr. c^^^^5rt, la science,
c'est-à-dire la médecine).
Med-iiari, de la même racine, à moins qu'elle ne se
rattache à med, médius, scr. madhya.
Mirus, au lieu de mid-rus, de la même racine ce qui
vaut la peine d'être vu.
Mor-ari de VAS demeurer, g-erm. v&s.
Môs, moris de vasa, ce qui est établi, g. wesen.
Minuere de VAN diminuer, d'où le germ . wenig, et le
scr. ûna.
Mad-ere, de VAD scr. ud, lat. ud en udus, unda,
uligo.
Massa, la massue, de VAD, scr. vadJi.
Multus, de VARDH, augmenter, scr. vrdh.
Le V, au milieu des mots, entouré de deux voyelles,
reste quelquefois v, mais change souvent en m; ainsi
nous notons :
Am-are, AV, scr. av, d'où vient également ovare.
Clam-are, clamor de KRU ou KLU scr. cru çrâv-ay.
Rumor, de RU, retentir scr. ru, râva.
Puis : amita, de avu^,
Pro-mulgare, de vulgus.
Dor-mire, de dorvire scr. drd.
Caminus, au lieu de cavinus de lav (sémitique) .
- 136 —
Nous avons encore à noter le changement de v, en 1,
ou peut-être de m en l (comparez scr. dhmâ, latin /^«)
dans la syllabe lens ou lentus, rapprochée par Bopp de
scr. vat^ vaut, zend vent, grec jpevT, evx.
Les changements le plus considérables sont pourtant
ceux que le v aryaque subit en suivant immédiatement
une consonne. Il est rarement conservé, et nous ne con-
naissons comme exemple de son maintien, même sous
forme de w que les deuxmots5M«^-ere à.QSvad, (scr, svad,
et suavis, au lieu de suâdv-is scr. svâdu, etsuus de sva).
Souvent il disparaît dans la voyelle qui le suit, dans
une voyelle unique qui, la plupart des cas, en perpétue
la substance par un o ou un u. Ainsi nous voyons :
Can-ere de KVAN, scr. hvan.
Can-is de KVAN ou KUN, scr. cmn, cun.
For-es de DVAR, scr. dvar.
Son-us de SVAN, scr. svan.
Sop-or, som-nus de SVAP, scr. svap germ. sva/ et slaf.
Sud-or de SVID, scr. svid, gr. îô, germ. swit.
Soror (sosot) de svasar scr. svasjfgevm. svistar.
Sol de svar, scr. surya.
Socer de SVAKURA, scr. çmçura, russe svehor, ail.
scJiwàher, grec èx'jpo;.
Quelquefois le v ne se résout pas ainsi, mais se con-
sonantifîe et paraît ou sous la forme d'une vraie
labiale, ou se fait remplacer par une des semi-voyelles
plus caractérisées et plus résistantes. Le v, prononcé
comme u dur, après une voyelle, s'approche dans sa
physiologie du r et puis du L
Le V aryaque se condense en p après s, dans les mots :
Sponte de sva, suus, de svante, sorte d'ablatif.
Spirare de svas; scr. gvas (comme çvaçura pour sva-
- 137 -
çura^ çuiJia ^onv suhlia, héçara pour làsara).
Spe-s et spèr-are, de la même racine.
Sper^no de svar scr . svr-nâmi.
Spl-endsre de svar, resplendir, d'où scr. svar, ciel,
svarna, or.
Ce changement de v en p est indiqué comme régu-
lier dans les langues iraniennes après le ç palatal, prove-
nant d'un Ji aryaque. Le latin, au milieu du mot, conserve
le V sous forme de v voyelle ; ainsi nous voyons equus
de ahva scr. açva, perse açpa; mais au commencement
des mots, le Jiv aryaque, quand il devient çv en sanscrit,
devient toujours cr :
Crus, de KVAS, scr. çms, zend çpô.
Çrastinus de KVASTANA, scr. çvasiana.
Cre-scere de KVI, scr. çvi, zend çpi.
Cre-ta de KVAITA, scr. çveta, perse çpaita.
Jules Oppert.
10
IDÉOLOGIE POSITIVE
FAMILLES NATURELLES
DES
IDÉES VERBALES
DANS LA
PAROLE INDO-EUROPÉENNE
Pour créer l'idéologie positive, il faudrait faire l'his-
toire naturelle des idées par l'histoire naturelle des mots.
Je crois cette création possible, et, dans cet article,
comme dans ceux qui suivront, j'essaierai de la réaliser
sur le domaine de la pensée et de la parole indo-euro-
péennes.
Dans chaque linguistique spéciale (linguistique iudo-
européenne, linguistique syro-arabe, linguistique finno-
tatare, etc.), l'idéologie positive me paraît devoir cons-
tituer le second degré du développement de cette bran-
che de la science générale des langues et du langage. Le
premier degré est constitué par le rétablissement scien-
tifique des formes normales ou intégrales composant le
fond du parler primitif commun à toute une race, et cette
reconstitution exige la connaissance préalable de toutes
les lois de variation phonique auxquelles furent soumises
~ 139 —
les diverses branches issues de la souche qu'il s'agit de
rétablir. Sur le terrain des langues indo-européennes,^ —
à part quelques détails d'une importance relativement
minime, — cet immense travail est aujourd'hui terminé.
On sait de la manière la plus positive ce que chaque
voyelle et chaque consonne de l'aryaque (indo-européen
primitif) sont devenues à travers les âges, ici, pour de-
venir le sanskrit védique, là, pour se faire le zend; d'un
côté, pour se transformer en vieil esclavon, de l'autre,
pour se renforcer en tudesque ou en gothique, etc., etc.
Au fond, toujours le même organisme syllabique de la
pensée, et ce tout, rigoureusement un, modifiant ses for-
mes extérieures selon la succession des temps, le mélange
des races et la diversité des milieux géographiques.
Pour savoir tout ce que l'on sait aujourd'hui des va-
riations phonétiques de l'aryaque et de ses divers modes
de devenir, on s'est adressé aux langues aryennes elles-
mêmes, on les a soumises à un vaste et rigoureux paral-
lèle. Cette méthode, qui groupe les faits pour leur de-
mander la loi qui les régit, est aussi celle que nous sui-
vrons dans la recherche des variations logiques des
vocables. Je ne veux rien inventer, rien créer de toutes
pièces : je n'ai point le fétichisme de Va priori. Je veux
seulement apporter à l'examen de la vie intime des mots
le soin que l'on apporte d'ordinaire à l'étude des change-
ments, voire même des accidents qu'ils subissent dans
leur figure extérieure, corporelle ou syllabique.
I
J'ai dit ailleurs qu'il fallait distinguer soigneusement
dans les langues ce qui est du domaine des exclamations
— 140 —
expressives d'avec ce qui appartient au langage analyti-
que proprement dit. Par son timbre, par son degré d'al-
titude dans l'intonation, par ses modulations même,
l'interjection traduit directement, soudainement, une
situation morale tout entière avec une puissance, avec
une fidélité d'expression que ne sauraient atteindre les
phrases les mieux tournées. Ce caractère d'expression
directe lui est commun avec la mélodie, j'entends de la
mélodie qui jaillit des profondeurs du drame. Et mainte-
nant, que certains cris interjectifs aient donné çà et là
des verbes dérivés, comme le eùaCw, je pousse ; des eua !
j'encourage, provenant de l'interjection eua! cri d'ani-
mation, bravo ! courage ! c'est là un fait de détail qu'il
suffit d'indiquer au passage.
En dehors des interjections, le langage indo-européen
ne présente, en dernière analyse, que des monosyllabes
pronominaux et des monosyllabes verbaux, ou, ce qui
est la même chose, des pronoms simples et des verbes
simples.
Le pronom est un geste oral indicatif de l'être indivi-
duel et de la place qu'il occupe; il correspond à l'idée
de substance. C'est de lui que sont nés, outre les arti-
cles, les prépositions, les adverbes et les conjonctions.
Ceci veut dire qu'il y a une embryogénie et une histoire
des idées pronominales que j'ai esquissées àansFrançais
et Wallo7i, et que j'espère bien pouvoir développer un
jour dans cette Hevue.
Le verbe simple est une syllabe représentative de l'ac-
tion; et ici, par <ïc^io?t, j'entends un mouvement, bruyant
ou muet, conçu dans sa cause et observé dans sa direc-
tion.
Les actions sonores ou bruyantes ont provoqué la créa-
tion de ces onomatopées que nous aimons tant à répéter
— 141 —
parce que nous sentons et reconnaissons encore en elles
la loi de leur création. Depuis qu'ils naquirent de la
tendance naturelle à reproduire artificiellement l'impres-
sion auditive perçue, ces monosyllabes verbaux n'ont
cessé, pour la plupart du moins, de remettre en sensation
l'action bruyante qu'ils sont chargés de rappeler à l'es-
prit. Simple ou sous sa forme intensive RUg (n'oubliez
pas de laisser au signe u sa valeur de ou, toutes les fois
qu'il ne s'agit pas d'un mot français), le verbe onomato-
péique RU {roù), avec son r déchirant et les sourds gron-
dements de sa voyelle où prolongée, vous paraîtra un
digne représentant de l'action RUgir, si parfois la nuit,
du foud d'une caverne d'Afrique ou d'une cage de mé-
nagerie, la voix effrayante du roi des animaux est venue
jusqu'à vous. Et de même, sous sa forme intensive MUc
ou sa forme simple et première, le verbe MU {wooû) re-
mettra fort bien en sensation chez vous les sourds MU-
cissements du taureau. Je sais qu'il est des natures très
pauvrement douées sous le rapport de l'art, et pourtant
je ne voudrais pas être chargé d'en trouver une qui vînt
déclarer de bonne foi que les verbes aryaques SKRA,
SKRU, SKAR, SKUR, gratter, racler, déchirer, seraient
heureusement remplacés dans leur corps syllabique par
NA, NI, MA, MU, et que SPHU {spJioû), souffler, se-
rait un portrait sonore du souffle buccal moins fidèle que
TA ou TI.
Il serait possible d'établir un certain ordre, un certain
classement parmi les onomatopées. Il serait bon de met-
tre ensemble les cris, les hurlements, les mugissements,
les rugissements, les vociférations de toutes sortes : tout
cela formerait le genre crier.
En réunissant sous un même titre toutes les imitations
orales du souffle , du ronflement , de la respiration
— 142 —
bruyante, on aurait un second genre, le genre sonfjler.
Les râclements, les déchirements, les coups, les heurts,
les craquements, accompagnement ordinaire des actions
pourfendre, frapper, irriter, tuer, etc., auraient leurs
représentants syllabiques réunis sous un seul chef et
composeraient le genre détruire.
Crier, Souffler, Détruire, résumeraient ainsi toutes
les onomatopées, toutes les peintures orales des actions
bruyantes, toute la classe BRUIRE en un mot.
Jusqu'ici, rien que de fort simple, et telle est la puis-
sance significative de l'onomatopée qu'elle a été recon-
nue de tout temps. Mais, si l'imitation orale du bruit qui
constitue, caractérise ou accompagne certaines actions,
rend parfaitement raison de l'existence d'un certain nom-
bre de verbes simples (non dérivés, non conjugués), il
faut bien reconnaître que cette seule loi de création, quoi
qu'en ait dit G. de Humboldt, ne suffit pas à expliquer la
naissance de la majorité des monosyllabes verbaux pri-
mitifs.
Quel est donc le principe générateur de la plupart des
verbes simples dans la parole aryenne ? Voici comment,
— il y a vingt ans de cela,' — j'arrivai, de proche en pro-
che, à la solution de cette question.
J'avais affiché dans mon cabinet de travail, pour les
avoir constamment sous les yeux, les quelques trois cents
racines verbales sanskrites auxquelles peuvent aisément
se ramener toutes les autres dans la même langue. J'étais
parvenu à mettre de côté une cinquantaine d'imitations
de cris, de souffles et de bruits de destruction (onomato-
pées). J'entrepris de classer le reste d'après les deux élé-
ments de classification qu'offrent nécessairement tous les
monosyllabes en vie, leur sens et leur son, leur signifi-
- 143 —
cation et leur forme syllabique, sans jamais séparer l'un
de l'autre.
J'élaguai soigneusement toute valeur métaphorique,
ne conservant à chaque vocable que sa signification di-
recte. J'avais déjà remarqué que la parole aryenne ne
possède aucune racine peignant directement et par soi
une action du goût ou de l'odorat, goûter, se disant d'or-
dinaire par des verbes au sens premier de manger^ dévo-
rer, Qijlairer se référant à des racines à la signification
directe de souffler, venter, aspirer, respirer. Un fait
plus grave me frappa coup sur coup. Je remarquai que
tout ce qui est relatif aux sensations visuelles se trouvait
dans le même cas au point de vue de sa manifestation
par la parole, la lumière ayant été dès le commencement
assimilée à un fluide, à un liquide, et les verbes au stns
de répandre^ couler, signifiant aussi luire, hrilter, res-
plendir d'où voir, faire voir ou montrer, sans compter
flamber, brûler^ cuire et mûrir.
La parole est aveugle.
Aveugle, soit; mais, comme aux aveugles, il lui reste
deux grands moyens de sentir et d'exprimer : le tact et
l'ouïe. Le tact! Cette idée du tact et des fonctions tac-
tiles dau& la parole fut toute une révélation pour moi. Je
compris dès lors la vraie nature de la consonne, et,
quittant pour quelques jours les voies de Va posteriori^
je me mis à réfléchir longuement sur tout ce que pouvait
donner au langage l'association intime du tact et de
l'ouïe. Agir par l'intermédiaire de l'ouïe sur son propre
tact général et sur celui des assistants, voilà bien ce que
fait le parleur. S'agit-il des imitations de bruit? le sens de
l'ouïe joue le principal rôle dans cette association binaire,
et la voyelle, surtout dans les imitations de cris, ne sau-
rait être impunément changée. Comment pourriez-vous
- 144 -
mettre des w (ou) à pipire et des i à ulutare. Les pous-
sins et les loups seraient là pour protester.
Le contraire a lieu dans l'expression des actions muet-
tes. Ici, les fonctions par excellence appartiennent au
sens du tact, et l'ouïe n'est que la voie par laquelle l'ef-
fort constitutif de la consonne affecte notre sensibilité
tactile.
Si cela est vrai, me dis-je alors, tous les verbes non
onomatopéiques doivent, en fait, ne représenter directe-
ment que des perceptions tactiles, rien que des fonctions
du tact général ou du tact spécialisé dans le toucher.
Ce fut un long travail de vérification; mais j'acquis
enfin la certitude que mon hypothèse n'était qu'une an-
ticipation de la loi.
Et, en effet, dans l'aryaque, tous les verbes non ono-
matopéiques disent, ou bien :
Presser sur, -poser, étaUir ; •
Fléchir, courber;
Serrer, entasser, remplir,
ou leurs contraires :
Tendre vers, aller;
Étendre, aplanir ;
Répandre, couler.
D'un côté, la compression; de l'autre, l'expansion.
Là, l'effort compressif ; ici, l'effort expansif.
Là, le mouvement centripète; ici, le mouvement cen-
trifuge.
i^artout, Vefort ou l'application de la /orci?, de la force
dont, seul, le tact peut nous donner l'idée et la sensation.
Donc, pour les pères de la race aryenne, tout verbe
qui n'est pas une onomatopée est constitué syllabique-
ment par une imitation orale de l'effort causatif de l'ac-
- 145 -
tion rappelée. Il rappelle l'effet en remettant la cause en
sensation, cause sentie, comprise et exprimée tout d'a-
bord au moment même de la perception en commun du
mouvement à représenter. Le mouvement est-il pure-
ment subjectif, rien de plus facile alors, car, en dehors
des mouvements automatiques du cœur, des artères, des
poumons, etc., le sujet ne saurait faire aucun mouvement
volontaire sans avoir conscience de la dépense de force
exigée par ce mouvement. S'il étend les doigts, s'il tencL
la main, ^WJlécMt le genou, s'il ^ose le pied sur un point
d'appui, toujours il peut, à l'aide de gestes sonores ap-
pelés syllabes se donner à lui-même et aux spectateurs
un duplicata de la sensation de tension ou de pression
qu'il éprouve en agissant. Quant aux mouvements exé-
cutés par ses [semblables, par des animaux ou par d'au-
tres êtres, il les assimile involontairement à ceux qu'il
produit lui-même. L'objectif ainsi devient perpétuelle-
ment subjectif; et, dans le cheval qui tire un coche,
comme dans la vapeur qui soulève un piston, nous fai-
sons l'affaire nôtre, et nous sentons au-dedans de nous,
malgré nous, l'effort réalisé.
S'il arrive que le même geste oral, AR ou R, par
exemple, soit employé tantôt pour représenter un effort
compressif, tantôt pour rappeler uu effort expansif, le
geste visible, cet accompagnement naturel de la parole
est là pour distinguer ce que la mimique auditivo-tac-
tile, abandonnée à elle-même, pourrait fort bien con-
fondre.
Il est bon d'ajouter que cette remarque ne saurait
trouver place que lorsqu'on cherche à se représenter la
première période de formation du parler aryaque, la spé-
cialisation des racines par la dérivation et la composi-
tion rendant toute confusion impossible ou à peu près.
- 146 —
Au demeurant, j'ai insisté sur la double loi de création
des verbes simples dans la parole aryaque, parce que
« c'est l'œuvre de la science, œuvre infiniment délicate
et souvent périlleuse, de deviner le primitif par les fai-
bles traces qu'il a laissées de lui-même. La réflexion ne
nous a pas tellement éloignés de l'âge créateur que nous
ne puissions reproduire en nous le sentiment de la vie
spontanée (1). »
Souvent, dans mes cours publics, j'ai essayé de mon-
trer pratiquement combien la parole est indispensable à
l'histoire embryogénique de la parole. J'avais soin de
faire la part de l'art et celle de la science ; mais j'étais
surtout préoccupé des dangers qui pouvaient provenir
de l'abus de l'élément purement subjectif dans ces ques-
tions d'ailleurs si intéressantes. Aussi bien me liâtais-je,
comme je me bâte encore aujourd'hui, de rentrer dans
l'enceinte des faits considérés dans leur ensemble, dans
leur synthèse.
Or tout le monde peut refaire la synthèse des mono-
syllabes verbaux aryaques qui ne sont. pas des onomato-
pées, et s'assurer que, sous le rapport du sens, ils se
répartissent tous en deux classes :
La classe Poser-Fléchir-Serrer, que, pour plus de con-
cision et à cause de l'élément commun qui est au fond
des trois idées, j'appellerai souvent la classe PRESSER
tout court.
La classe Aller-Étendre-Répandre, que, pour les mê-
mes raisons, je nommerai la classe TENDRE.
Les trois termes génériques Poser, Fléchir, Serrer ré-
sument toutes les variétés d'effets de l'effort compressif,
comme les trois signes Aller, Étendre, Répandre repré-
(1) Ernest Renan, Études d'Histoire religieuse^ p. 219.
— 147 —
sentent exactement les trois genres de manifestations de
l'effort expansif tels qu'on les trouve dans ces témoins
impartiaux qu'on appelle les dictionnaires des langues
de l'Inde, de la Perse et de l'Europe.
Classe PRESSER
1. — Genre Poser - Etablir
Les cinq principaux verbes du genre Poser-Étahlir
sont si connus, ils sont d'un emploi si fréquent, que je
ne saurais mieux faire que de les transcrire ici, afin de
vous permettre de prendre une idée de ce qu'ils ont de
commun et de divers, soit dans leur corps syllabique,
soit encore et surtout dans leur âme ou dans leur valeur
significative. Un objet mobile ou actif quelconque (le
pied, le poing, peu importe) presse sur une base inac-
tive ou immobile : tel est le concept générateur de
1. — STA poser, fixer, se tenir ferme ;
2. — STl , presser sur, STImuler; empreindre, laisser
des veSTIces ou un STIcmate ;
3. — BHW établir, bâtir, être établi, demeurer, exis-
ter, être ;
4. — DHA, poser, constituer, faire ;
5. — DHÏ], établir, afFERmir, être stable.
Les deux premiers appartiennent à l'ordre P-T-K, c'est-
à-dire aux syllabes vei'bales à base d'explosives fortes.
L'effort est plus prolongé, mais moins énergique, dans
les trois derniers qui se réfèrent à l'ordre B-D-G ou à la
série des syllabes verbales à base d'explosive douce ou
femelle (1).
(l) Voir sur la loi de polarité ou de conplilution bi-sexuelle,
en tunl qu'elle régit les voyellos et les cohsonnes, les pages 11
à 18 de ce premier volume de la Revue ae Linguistique.
— 148 —
Par elle-même, comme par ses formes secondaires ou
dérivées stabh, stag, stap, la syn genèse STA, eSTAblir
et être eSTAbli, est sans contredit l'une des plus fécon-
des de la parole aryenne. Ne vous arrêtez pour le mo-
ment qu'aux formes latines; rappelez-vous STArg, con-
STArg, reSTAre, _^r«eSTAre, iwSTAre, etc., etc.; et ce
thème STAtu, en composition STItu, dans STAïuere,
cowSTiTuere, iwSTIiuer^, ieSTIiugre, ^roSTIiuer*?, suh-
STÏTuer^, etc., sans compter STAth^ï, ^Tki^tum, etc.;
et ce thème redoublé siST, établir fortement, danssiSTfjr^,
i?îsiSTer6, cowsiSTere, r^siSTere, e^siSTere, à! q\x exister e,
exister, Sîtlm'^TerG, etc., etc. Nous reverrons tout-à-
l'heure dans BHU établir , être établi , ce passage
par individualisation de être établi à exister^ être.
Pour le moment, il m'en coûte ( — couste — conste —
CONSTAT), de le conSTATer^ici, force m'est de montrer
combien nous avons affaibli l'imitation de l'effort com-
pressif, STA, dans nos formes verbales si usitées, mais
si altérées, fêtais ( — 'Cstois — estoibs — ^Tkham), —
étant (— estant — 'ë)Tkntem), — été, fai été ( — esté —
estet— estât — STktumj^ formes où l'on voit se repro-
duire la particularisalion de l'idée d'être établi en celle
d'exiSTer.
La racine verbale dérivée STIgh, du verbe primitif
STI (1), presses sur, s'individualisa d'abord en faire tme
empreinte, imprimer^ laisser trace ou veSTlge (idée acces-
soire de l'effet visible) et en piquer, STImuler, par l'idée
accessoire de la terminaison en pointe chez la chose pres-
sant sur, appelée alors STlmiclus, i^STÏNCT, mSTIca-
tion, STlmulant, etc.; puis l'idée déjà individualisée de
(i) L'ensemble du parallèle prouve l'existence d'au moins trois
formes secondaires ou dérivés de ce verbe STI; ce sont : STIg,
STIb et STIgh, représentés en grec par axi^j '^'^^^ ^^ ^^^X*
— 149 —
laisser des traces, des veSTIces, se resserra davantage
encore et devint 1° fouler le sol, marcher (vous avez dû.
reMARQuer que marque et marche d'où marcher ou faire
des marques^ des traces de pas, des vestiges, sont un
seul et même mot), et cela par l'idée accessoire d'em-
preintes sui generis faites par les pieds du marcheur
(j'allais écrire du marqueur)^ comme dans le cTs-iw et le
cTsixw des Grecs, comme dans le steigen des Allemands ;
— 2° marcher sur les traces, sur les vestiges de, aller à
la piste, rechercher, comme dans inveSTIcare, faire des
invESTIcations ; 3" donner tme empreinte spéciale, un
cachet particulier, rendre toute confusion impossible,
comme dans di^Tlscuere , diSTlNcuer, faire une dis-
tinction, etc. C'est le préfixe di, dérivé du verbe DVI,
fendre, séparer, qui marque ici la différence des emprein-
tes ou des STIcmates (grec francisé) ; — 4o frayer un
che?Mn, d'où l'idée de route et de ligne, comme dans le
grec STIxoç, notre STIche et notre STIquc dans acro-
STIcHE, première lettre de chaque ligne ou vers, et dans
diSTloue, deux lignes ou deux vers formant un ensemble
métrique.
Si la malheureuse habitude de partir toujours du seul
sanskrit n'avait ici, comme dans une foule de cas, donné
une fausse idée de la biologie du verbe aryaque BHU,
sanskr. Mm, gr. «PT —, lat. FU —, allem. bau — et 6i,
angl. àe, etc., je n'aurais pas à insister de nouveau sur
le passage de l'idée établir, constituer, allem. bau-en, à
celle d'être établi, de demeurer, tud. 6ou-en, et, par suite,
d'être ou d'exister, la dernière venue assurément. Non-
seulement l'étude des formes germaniques, mais encore
celle des dérivés du grec ^u, comme çu-xov, ?u-ci;, çi-ri»,
jettera un grand jour sur la valeur première du verbe
BHU.
— 150 —
DHA et son frère DHT) sont aussi trop connus pour
que je m'étende longuement sur le devenir de leur idée
première, établir sur une hase solide. DHA, établir, con-
stituer, faire, sanskr. dM et dlia, au présent de l'indic.
dadliàmi^ dhadMsi, dadliâti, etc., gr. 0-/), 0a, 0s, au prés.
de l'indic. Tt6Y;i;-t, etc., angl, do, allem. thu[e), lithuan.
de{mi)^ esclav. djê{ia). Quoi qu'on en ait écrit çk et là
sur les prétendus rapports du latin FA-c-io avec Mm-
fayâmi, le causatif de Mû , l'existence indéniable de
FAber et de ses dérivés me fait persister à considérer FA,
constituer, faire, comme identique à DHA, absolument
comme FU àefumus est identique à DHU de dlntmas^
comme FER, établir fortement de FERm«5 ou Fffîmus
est identique à DHAR ou DHB.
2. — Genre Courber- Fléchir
Parmi les manifestations de l'effort compressif, il n'en
est pas qui occupe dans le langage indo-européen une
place aussi considérable que celle qu'y tient la ligne
courbe ou, pour parler plus rigoureusement, l'idée Jlé-
chir-courier. Opposée à l'image de la ligne droite, cette
fille de l'action tendre-é tendre, — l'idée de la flexion et
de ses résultats divers se retrouve principalement dans
les individualisations suivantes :
1. — ■ La courbe ou plutôt l'ensemble des courbes qui
se fondent dans d'autres courbes fut très facilement ob-
servable dans les divers mouvements de flexion des mem-
bres du corps. Voyez, par exemple, combien il est facile
de faire avec la main une sorte de coupe, effet de l'in-
flexion de la paume et des doigts rapprochés, et com-
ment cette coupe offrant un creux d'une part, présentera
de l'autre une convexité. Ne vous étonnez donc pas de
— 151 —
rencontrer si souvent l'individualisation de JtécMr-cour-
her en être creux^ être concave ou en être arqué, être
convexe. Une chose vous frappera, c'est que la plupart
des monosyllabes verbaux portant en soi cette indivi-
dualisation de ViàéQjléchir, ont pour base une explosive
gutturale, soit mâle (K), soit femelle (G). Rappelez-vous
KU, KUK, sanskr. Kuç, ei'Kus, KUp, KAp, KR et SKI],
KUdh, KUbh ouKUmbii, GHA, GU, GAR, que tout huma-
niste reconnaîtra aisément dans xuap, xuTrapoç, xutccXXov,
xu^iSoç, y.u[/.6Y].-xuêoç, xu6y], xutoç, îtuTtç, y.s'j8oç, xuaDoç, etc., etc.,
et dans cavus, d'où cavare {cav est un simple guné de
KU)^ cavea, caverna^ cupa, etc.
2. — Un rapport nouveau, celui d'un objet autour du-
quel ces courbes se resserrent (les doigts de la main,
par exemple) , donna le sens particulier de tenir ^ dont
rinchoatif est prendre et le causatif donner j ce qui fait
de prendre et de donner deux individualisations de te-
nir, comme acheter (achepter, rac. CAp) individualise
prendre et vendre, donner. On se souvient de KAbh, goth.
HABan, angl. have^ ail. hahen^ lat. (par métathèse du H)
HAfiere, et de KAp, goth. HArjan, lat. CApere, prendre,
avec sa nombreuse famille, où l'on voit coup sur coup se
reproduire tantôt l'idée être creux avec celle de CApacité,
tantôt celle de couvrir, protéger, garder.
3. — Si à ce tenir vous ajoutez un autre rapport,
celui du poids ou du sentiment de la résistance contre la
tendance à la chute de l'objet tenu, vous individualisez
ce même tenir en porter^ soutenir, supporter. Ainsi de
BHAR ou BHB, sanskr. bhr, gr. çep-w, lat. FER-r^,
goth. hair-an^ angl. hear, russ. ber-u, dont le sens pre-
mier fut ^écMr-courber, comme nous le verrons tout à
l'heure à propos de la forme secondaire BHPg, d'où
BIIAg et BHUg, fléchir, courber,tourner. Ainsi de DHAR
— 152 —
ou DHR, fléchir, courber sk. dlif [dliarati), s'indivi-
dualisant en DHAR, porter, prendre sur soi, sk. dh\
et cette terminaison si fréquente — dJiaras,'dhaTâ,-
dharam, qui porte, qui est muni de ; le sens de prendre
sur soi ou d'oser, le seul qui soit resté aux dare et deer
anglais, au thier allemand, aux férus, fera du latin,
se retrouve encore dans la forme dérivée DHARks ou
DHRAks, sk. dhars ou dJirs, gr. eâpao;, Opâaoç, Oapau;;,
ôpaauç,, litli. drasus, brave, audacieux, fier (férus), osé,
sans préjudice du sens direct porter, comme dans angl.
drag, ail. tragen. Ainsi, enfin, de GARbh ou GRAbh, sk.
garbh — et^ra/^, lat. gerere, d'un primitif GR courber,
fléchir. J'oubliais à la fois et WR, courber, entourer,
garder, etc., avec ail. wehren, garder, et angl. wear^
porter, et sv-ey'-^-w*, d'où r^v-s^x-a, j'ai porté, du verbe
Ak ou Ank ponr Rk, courber.
4. — Le moindre coup d'oeil jeté sur les lignes de cette
case ou de cette butte, de cette cape ou de ce chapeau,
vous expliquera la particularisation du sens A^flécliir,
courber en celui de couvrir, garder, 'protéger, d'où,
comme ultième individualisation, conserver, sustenter,
nourrir. Ainsi ce PA, fléchir, tordre, sk. pâ que l'Hin-
dou vous ofl^re encore dans son papas, papa, pâpam,
tortu , pervers (y.TAzq, -/.T/.'q^ xa-^ov), vous le retrouverez
tantôt avec la signification de garder, protéger, tantôt
avec celle de protéger contre la faim ou la soif, nourrir,
abreuver, boire. M. Spiegel [ZeitscJirift de M. Kuhn ,
XIII, p. 370) a fait une observation analogue à l'endroit
du verbe SAR qu'il a montré dans sa forme dérivée
SARw sanskr. sarva, gardé ou conservé dans son in-
tégrité, complet, entier, d'où sarvatâti, salut, zend
Murva, haurvatât (avec h=s comme en grec), gi*-
b)vj:oç, okpovcf — , lat. servus et sahus, satut — , tantôt
- 153 —
avec lo sens de garder, protéger, tantôt avec celui de
nourrir, paître. Le même resserrement de sens a lieu pour
BHAR ou BHR, garder, protéger, puis conserver, nour-
rir, comme le prouvent et le sk. hhar-tr, le protecteur,
le mari, et le sk. IMr-yâ (protegenda) l'épouse et le sk.
hhara, nourriture, pain, le hara breton.
5. — La courbe qui se continue finit par former le cer-
cle ou le tour, et de là cette particularisation de courber
en entourer, tourner^ faire un towr^ courir^ voier. Voyez
ce KU ou cav (par le guné cau)^ courber, que nous con-
naissons déjà par son indivindualisation être creux dans
cavus, cavea, caverna, etc.; le voici maintenant sous sa
forme redoublée KUK (pour KUKU) qui donna KTKXo;,
le rond, le cercle, le CYCle, tandis que son frère KR {cur-
vus, etc.), par son redoublé KRK (pour KRKR) produisit
le CIRCus (prononcez toujours C à la romaine, c'est-à-
dire avec la valeur de l'explosive palatale forte K, même
devant e et i) et CIRCulus, notre CIRque et notre CERcle.
Vous reconnaissez aisément que le COURs et la COURse
lat. cursus et currere n'ont pas d'autre origine ; mais il
existe dans notre langue un dérivé de ce KR, courber,
circuler, faire une course dont l'extrait de naissance a
besoin d'être établi. Une forme intensive KRUp repro-
duite dans les langues germaniques sous la forme dou-
blement sifflée de HLUf ou HLAUf, tudesque ou an-
cien-haut-allem. Mou/an^ aUJaufen (avec aphérèse de h
devant l, comme d'habitude), angl. leap^ goth. Iilmcpan
a donné le composé gahlaicpan reproduit dans notre ga-
loper^ espagn. et portug. ^«/ojo<ïr, ital, galofpare. Toutes
ces courbes, tous ces crochets que l'oiseau décrit dans
l'air ont porté nos pères à désigner le vol par des verbes
au sens de courber, tourner (se mouvoir en décrivant des
11
- 154 —
courbes) (1). Si PR, flécbir, courber, frère dePA, adonné
par sa forme secondaire PPks ou PRUks (Cfr. sk. ffsta^
prsni pârçva, etc.) le germanique FLUg, représenté en
allemand par fliegen, a.utTeîo[sJliugan^ et en anglais par
^y; d'un autre côté, la racine WR, sk. vr, d'où WPt,
tourner, si répandu dans notre langue, grâce au lat.
VERtere, a fourni aux latins leur VOL-«re devenu notre
YOLer. Une dernière individualisation de ce courler-
tourner, c'est tourner le dos, fuir. Ce fuir lui-même, en
latin FUgere, n'est qu'un BHUg aryaque et sanskrit
identique à BHRg, forme intensive deBHR fléchir, cour-
ber, et signifiant aussi fléchir, courber, comme l'allem.
hiegen pour hiugan. C'est à PRUk fils de PRU=PI], et
dont nous venons de voir dans PRUks (2) la forme dési-
dérative, que l'Allemagne doit son FLUh, à!ohJliuhan,
sill.Jliehen^ augl.j^ee, tourner le dos, fuir. Souvenez-vous
du xpoTTiQ grec.
6. — Et ces courbes de la bouche ou de la gueule, ces
creux ou ces goufl'res vivants qui saisissent et engloutis-
sent ne sont-ils pas encore là pour expliquer comment
des verbes au sens premier de j^àchir-couràer se sont in-
dividualisés en engloutir-dévorerl Que les sanskritistes
se rappellent ici la valeur de Jïéc/nr-courôer propre à
GAR, GÏR, GUR, soit dans gari ou giri, montagne, soit
ààus, garu ou. guru, qui fait fléjhir, lourd, GRAVe, soit
(1) Parfois l'oiseau se précipite et semble tomber; voilà pour-
quoi voler se dit aussi par PAt, se précipiter, tomber, comme
nous le verrons en son lieu.
(2) N. B. Pruks : pruk : : praks : prak=^7:XvA-iù ; elpruk :
pru : : prak : pra; pru et pra étant des formes gunées ou ren-
forcées de pr, Praks Gsl reproduit enlatm par plect-er-e, /lect-
ere et—plect-i.
- 155 —
dans gôla, cercle et globe, soit, enfin, dans ce diminutif
si fécond GARbh ou GRAbh, sanskr. grM, graJi, rahh et
lahhy et que de ces syngeuèses ils rapproclient non-seu-
lement GRUbh affaibli en GLUbh et devenu en sanskrit
lulh, verbe où la faim, le désir ardent, sk. lohha, litb.
luba, ail. liebe^ angl. love sont si bien rappelés par en-
gloutir, dévorer, mais encore et surtout GAR et GIR,
dévorer, engloutir, sk. gala, gosier, sk. galate, girati,
gilaii, il dévore, il mange, avec gara et giri, l'action de
dévorer, dont les parents grecs Yapov et -j-apYapewv avec
•j-apY^pî^w conservent bien le G initial, tandis que le latin
le change en V dans YORare pour GOB^are, déVORer.
Je ne ferai qu'indiquer rapidement GUR (sk. gurayate,
il dévore) avec lat. GULa, notre GUEULe et gurgulio^
sans oublier gurges et ingurgitare; — GRU avec lat.
GLU/ire, engloutir, deGivHre^ etc., et sa forme dérivée
GRUk, sk. grue, gv. ^Xu% dans •{kuy.uq (1) avec son indi-
vidualisation curieuse d'enlever, voler; — GRAs, sanskr.
grasate et glasate^ il dévore ; — GAÎ]dh ou GI]dh, en-
gloutir, dévorer, d'où désirer ardemment, sk. grdhra ,
vautour, grdhu, avide et gardha, désir.
7. — Fléchir fortement devient tourmenter, fatiguer ;
et tenez, ce tormenticm, qui a donné tourmenter, est lui-
même un dérivé de torquere, fléchir fortement, tordre.
KRU, courber, tordre, simple dans KRAW(guné KRAU)
et KRAM, devenu en sanskrit lilam et çram, tourmenter,
fatiguer, est redoublé dans lat. CRUC de cruciare, tour-
menter; il eut pour pendant KRIK conservé dans les
verbes sanskrits hliç-yati, il est tourmenté; Jiliç-nati, il
(1) Doux, qu'on dévore tant c'est bon; synonyme du sk.
gulya, de GUR, et frère du lalin dulc-is pour gulc-is.
— 156 —
tourmente ; Tirç-yali , il tourmente, il fatigue. Mais,
parmi les verbes qui offrent cette particularisation de sens,
le plus répandu me semble être BAdh, courber, creuser
(n° 1), fléchir, lier (n° 8) sk. lad^h ou bandJi^ et, enfin,
tourmenter, fatiguer, sk. badh-yate, il tourmente ; sk.
hadJia, tourment, mal ; gr. 7:a0o;, zevOoç ; lith. hadaïc^ je
tourmente, russe bodu. Par une métathèse de H, qui
lui est familière, le latin dit FEd pour BHEd=BEdh~
BAdh diQXisfessus=fedsus etFAo pour BHAd=BAdh dans
fastidiiim^fadtidiwm, d'oh/asUdiosus, notre/as iidieux.
8. — L'individualisation de l'idée fiécJiir en celle de
Jléchir Vun dans Vautre^ d' entrelacer ^ de lier, de nouer
créa, comme nous venons de le voir, un BAdh, fléchir,
lier, qui nous rappelle bandeaux et bandelettes^ cadeaux
fort reconnaissables de l'invasion germanique. Comme
BAdh, le verbe DU, fléchir, tordre, s'individualise en
tourmenter^ sk. du-noti, dû-na, du-ia^gv.c'jTt, Suaco, etc.;
mais il s'individualise encore en lier, être obLlcé {ob-
Llcatus), sanskr. védique duvas, devoir reLIcieux, Cfr.
gr. xo o£j:-ov, ce qui est obligé, le nécessaire (compa-
rez, Tpov^v necessarius, necesse etnectere), o£[=o£j:s':[, cela
lie, cela oblige, il faut; ^zpoixai, etc. On se ferait une très-
fausse idée de la famille de DU, lier, si l'on ne considé-
rait ce verbe que sous sa forme primitive, sans tenir
compte de la variation DAM (par DAW=DAU guné de
DU), gr. âajjLaw, ûi3Yj[i.t, §£[ji,o), Sajj-vaw; lat. domare, goth.
tamian, angl. tame, ail. z'àJimen; sans tenir compte
aussi des altérations que subit ce DAM renforcé d'abord
en DYAM et perdant ensuite son D initial devant la pro-
îongeable Y (loi bien connue!), d'où YAM, lier, contrain-
dre, dompter, sanskr. yam^ rarement jam — [dya—ja) ;
sans tenir compte, enfin, des trois grandes racines que
— 157 —
produisit également, par la perte de son D initial, DU
renforcé en DYU : YU, lier, joindre, sk. yu\ YUg, lier
fortement, attacher, sk. yw]^ lat. JUg ô.a,n&jungere, jugum^
jugare; gr. i;uY dans 'Çtù-^rj^j., C'jyov, î^uy^w, etc, lith. ïungiu,
je joins; gotïi. juJi, le joug-; YUdh, s'entrelacer dans la
lutte, combattre, Cfr. CERtare de KR, fléchir, entrelacer.
9. — Le tremblement n'est qu'un fléchir de çà et de
là, un mouvement plus ou moins rapide de flexion répé-
tée, aussi bien agiter fortement^ trembler et, par suite,
craindre (le symptôme extérieur pour l'émotion qui en est
la cause invisible) ont-ils leurs expressions syllabiques
communes avec Jléc/iir, 'lourher. La plus féconde en dé-
rivés est sans contredit TAR ou TRA, fléchir, tordre, et,
ici, trembler {=tremïar=tremidare de tremulus), s'agi-
ter, être en état de trépidation (trepidare) de trepidus,
d'où intrepidus, notre intrépide). La forme secondaire
TARs ou TRAs a donné lat. terreo pour terseo {^tar-
sayâmi)^ je fais trembler, causatif dont le sanskrit trasati^
il tremble, est la forme purement subjective.
Vous connaissez déjà KAp avec le sens de Jlècliir et
avec les individualisations n" 1 et n" 4, le voici mainte-
nant avec le sens de trembler, agiter^ sk. hampate^ il est
ébranlé, il est agité ; sk. capala^ tremblant, etc.
10. — Tous les corps sont loin d'être également sou-
ples, également flexibles et l'Arya ne dut pas être long-
temps à s'apercevoir que l'effort cotnpressif d'inflexion
imprimé à une branche de bois mort, par exemple, ame-
nait d'autres résultats qu'un arc ou un cerceau. Nous
possédons dans l'individualisation favorite de coit^T-
ber-JlécJiir en rompre-briser un témoin de cette observa-
tion. BHRAg, forme dérivée intensive de BHI], fléchir,
est connue de tous, et par lat. FRAg [frango^ fregi^
— 158 —
fractum), d'où fragile, fracture, fraction, et par le go-
thique brihan, ail. brechen^ angl. 5rm^, dont nous avons
fait bris et briser. En changeant BH]]g=BHRAg en
BHAg (la voyelle a pour la voyelle r), d'où leur bhaj ou
bhanjy briser, rompre , diviser, partager, les Aryas de
l'Inde ont singulièrement affaibli cette énergique expres-
sion. Ils ont, avec le même a=r, mais sans le chuinte-
ment de G en j, le nom bhangi, 1° l'action de courber,
courbure, 2° l'action de rompre, rupture.
Par l'addition d'un nouveau rapport qui n'échappe à
personne, les Aryas individualisèrent briser-rompre en
manger, rompre sous la dent, jotdr de, se servir de, con-
sommer. Ainsi, pour ne pas sortir de l'exemple choisi,
BHRUg pour BHT]g nous est parvenu dans lat. FRUg
{/rui ])0UT/rugi, comme le ^irouve fructus sum, FRUg^^,
FRUctus) et dans goth. bruljan, ail. brauchen, manger,
jouir de, se servir.
De manger à consommer, le passage est facile, et la fi-
gure qui rend accomplir un acte, remplir une fonction
par manger, consommer est une figure qui n'a pas be-
soin de commentaire. Ce même BHT]g, sous sa forme
BHUg [r changé en u), est représenté en sanscrit par
hhuj, \^ fléchir, plier; 2" rompre, mâcher, manger, jouir
de, et en latin par FUg ou FUng dans fungi, fungor,
ftinctus sum, où l'idée de consommer un acte a remplacé
l'idée de consommer un mets quelconque.
Issu de BHAGr=BHr>G, BHAks a, lui aussi, le sens de
manger, non-seulement dans sanskr. bhahsate, bhaksayati,
il mange, mais encore dans gr. (paya), çayaç, ça^oç, çy/YOç,
etc.
11. — 'La flexion des membres pelviens qui caractérise
la marche, cette flexion si accentuée dau^ l'ascension,
— 159 —
dans la descente et dans le saut, a frappé l'esprit de nos
pères, car ils ont dit avant nous marcher^ monter^ des-
cendre, londir, sauter par JlécJiir-'plier. SKAd, fléchir,
courber, individualisé d'une part en coîivrir, cacher, ipuis
ombrager (no 4) sanskr, c'had, s'individualise d'autre part
en se mouvoir en fléchissant fortement les jambes, lat.
SCAND(?r(?, d'où (^eSCENoere et ad^CE^nere, skr. shadate,
slandali, il saute, il bondit; lat. CEoeriîpour SCEoere (1),
shad où le sens d^Q fléchir, céder se trouve à côté de celui
de marcher; lat. Gknere pour SCAoere, skr. shad et çad,
tomber, Cfr. gr. axai^w. Il y a de même un SKAR, cour-
ber, fléchir, skr. shhal et un SKAR, sauter, bondir, gr.
axatpto pour ^y.apiw, lat. scurra pour scuria. Je mention-
nerai ici ce SAR, fléchir [modo SALim) que nous avons
vu plus haut avec le sens individualisé de garder, jiro-
téger, et qui existe à côté d'un SiVR, bondir, sauter, lat.
salire, notre saillir, saltus, d'où saltare, notre sau{l)ter,
gr. iWo\i.ax pour dXiojxat (esprit rude pour a), je bondis, je
saute.
12. — Mettre tout son corps dans un état de flexion
ou de demi-flexion, s'asseoir ou être assis, se coucher d'où
être couché, telle est la dernière individualisation de
l'idée fléchir-courber. Ici encore ce sont les syllabes à
base de K qui ont donné le corps des principaux verbes
au sens de infléchir, incliner, asseoir, coucher : KU (pro-
noncez hou) dans son dérivé KUbh, lat. cubare, cumbere^
mais avec la simple valeur de fléchir, plier, dans cubitus^
le cou(b)de ; — KU dans son guné (ou renforcé) KaU
devenu KAM par KAW et ce KAM, dans le sanskrit
(l) N'oubliez pas de prononcer C comme K devant e et t , c'est-
à dire à la manière antique.
— 160 —
kam, signifie Jlèchir les bras autour de, embrasser et,
par suite, aimer (l'effet pour la cause), tandis que dans
çam pour kam^ il veut dire JlécJiir, affaisser^ calmer. A
côté de KU viennent se placer les verbes simples Kl, se
coucher, être couché, d'où dormir, et SKI, skr. lisi, g-r.
xTi — , s'asseoir, se coucher quelque part, y loger. De
même qu'il fait qam de liam^ le sanskrit fait çî de M, et il
dit cUè (aryaque KAItai), il est couché, tandis que le
grec plus conservateur, ici du moins, nous offre xeuac,
comme il a gardé de la même racine xo'.[jLiw, xoqrr^Tvjptov,
xo(t7), xoTtou. Le latin, qui aime à renforcer K d'un W,
dit QVI (KWI) pour Kl dans quies^ qtiiesco, quietus au-
quel nous devons nos adjectifs coi, coite (ci-devant quoii),
quitte et — quiet dans inquiet.
Après KUbh, Kl, SKI viennent KRI, lat. — CLI— %o,
gr. xXt-vo), goth. Jilei-nan et KRA qui, par le désidératif
de sa forme redoublée, KRAKS, a donné l'aphérésé laks
ou lakh qu'on retrouve dans Xé/oç, Xé^oç, ^.éxxpov ; lat.
lectus, lectica; goth. ligan, être couché, allem, liegen^
angl. lie^ et goth. lagjan, coucher, déposer sur, ail.
legen, angl. lay.
J'allais oublier de citer le verbe SAd, fléchir, incliner,
asseoir, être assis, issu d'un primitif SA, auquel nous
devons aussi SAk, skr. sac (Cfr. SU, SI et SAR). De
tous les mots issus de cette racine, le composé sanskrit
pra-sad, incliner vers, avoir une inclination pour, est
peut-être celui qui montre le mieux que la signification
première de SAd était ^échir, incliner. Le latin offre SEd
{sedere, sedes, sella pour sedla, sedulus, sedare, etc.), et
le grec, B et ô3, avec esprit rude pour g comme très
souvent (éSoç eSpa, lî^otxai pour îho\).oi<., cZbc^ etc.); le go-
thique a satjan, asseoir, déposer, et sitan, être assis ;
allem. setzen et sitzen ; angl. set et si t.
- 161 -
Qu'on me permette de résumer ici les douze variations
de l'idée JlécMr-courher telles qu'elles résultent de la
synthèse du vocabulaire aryen :
1. — Etre creux, être convexe.
2. — Tenir, prendre, acheter et faire tenir ou donner,
vendre.
3. — Porter, supporter, être pendu, peser.
4. — Couvrir, g-arder, protéger, sustenter, nourrir.
5. — Entourer, tourner, aller vite, courir, voler.
6. — Eng-loutir, dévorer.
7. — Tourmenter, fatiguer.
8. — Entrelacer, lier, nouer.
9. — Agiter fortement, trembler.
10. — Rompre, briser, mâcher, manger.
11. — Marcher, sauter, bondir.
12. — Asseoir, être assis, coucher, être couché.
3. — Genre Serrer - Resserrer
Troisième et dernier mode d'application de l'effort
compressif, le genre Serrer présente quatre espèces dis-
tinctes de variations logiques.
1. — Amasser, combler, emplir.
2. — S'empresser, se hâter,
3. ~ Condenser, durcir, se coaguler.
4. — Se resserrer en angle, être pointu, traverser.
En rapprochant deux ou plusieurs objets, en les ser-
rant l'un contre l'autre, on les entasse, on les amasse,
et, à un moment donné, que le contenant soit la main,
un coffre ou une salle, le plein, le comble arrive. De là
tout d'abord les idées entasser^ amasser, comhUr, remplir.
— 162 —
L'aryaque ici présente trois verbes principaux : TU, TR
et PI] pouvant engendrer ou seulement résumer les for-
mes PAR, PUR, PRA, PRI.
De l'idée de combler, emplir, TU, skr. tu, passe sou-
vent au sens à! accomplir, parfaire, comme dans ces ter-
minaisons indiennes si connues -tvat^ tavya et tvâ où il
représente l'accomplissement de l'acte désigné par le
verbe qui p récède : ^«-^ûJ^y^ï, l'accomplissement de l'ac-
tion donner {dâ) est à exécuter; -tvâ pour tuâ, . véritable
instrumental au sens de par l'accomplissement de l'acte
de, après l'accomplissement, etc., dà-tvâ, en donnant,
après avoir donné; -tvat, tvant, tvan, d'où tva, tvana,
accomplissant l'acte de, etc., véritable participe actif
(présent) de TU, combler et enfler, emPLIr et accomPLIr.
De son côté TI] , qui s'arrête à l'idée de combler, ras-
sasier dans skr. tr{trnoti), lat. ^n dans nu-trî-re^-novo-
tri-ere {novo ayant le sens de nouveau-né)^ arrive aisé-
ment à celle de satisfaire , contenter, réjouir dans la
forme dérivée TT]p, sk. irp {trpyati, tarpati, irpnôti)gT.
xépxo), lith. tarp-tas^ content, satisfait.
Il en est de même de PI', amasser, combler, emplir,
gardant ce sens direct dans skr. prnati, piparti, prâti,
gr. rJ.\n:'kr,iu, lat. — PLEo, etc., mais s'élevantàla signi-
fication figurée de satisfaire, contenter, réjouir, et, par
suite, aimer, dans skr. prnôti, prayati, prînati; gr. iip'-
et çtX pour tptp dans np(a[j.oç, np(aTCoç, çt'Xo? et cptXé ; wlat.
PLA pour PRA dans placare et placere, ce dernier de-
venu notTG plaire et notre plaisir; esclarv.prijati, aimer,
lith. prietelus, chéri; goih. frijon etfrion, aimer; allem.
freuen, contenter, réjouir, d'où le s,ens d'aimer dans l'ex-
participe présent Freund{^ouT Freuend), goih.frijonds
l'ami, angl.friend.
Plus tard, en étudiant les lois qui président aux assi-
— 163 —
milations d'idées, nous verrons comment l'agent volon-
taire, l'agent qui fait ce qu'il aime et parce qu'il l'aime,
a reçu son nom des verbes PRA ou PRI, satisfaire, aimer :
goth. freis, libre, avec frijei^ liberté, allem /m, angl.
free^ un beau pendant du latin liber, autrefois luier, ce
frère du lat. lubet ou libet, et du skr. luhh, aimer, allem.
lieben dont j'ai parlé plus haut.
2. — Appliquez cette idée de l'amas et de l'entasse-
ment aux pas qui succèdent rapidement aux pas, et vous
aurez l'individualisation de l'emPRESSEment. Notre
presser le pas ne rappelle- t-il pas le fast anglais (de PAs
fils de SPA, serrer) ; avec les deux significations P de
serré, ferme, pressé contre, et 2* de prompt, agile, ra-
pide ? Les Romains ne devaient-ils pas leur festinare se
\ikiQV, h \m f es tinus dérivé àe/esius \^our fedius (l), de
FEd=BAdh, serrer, métathésé en BHAd {Cfr. FOd =
BAdh, creuser dans fodere)? Et pour indiquer qu'une
chose se répète coup sur coup, les Italiens ne disent-ils
pas spesso, qui n'est autre que le latin spissum, serré,
dense, épais eSPAIS pour spicsum de SPAk, skr. spaç,
d'un simple SPA, serrer, voisin de SPP ? Rapprochons-
en SPU, "s'empresser, tud. spuon, anglo-sax. speova%
esclav. spiejon, sans oublier les formes secondaires aTCsuS
et <jTCo65, deux gnnés de SPUd, dans îjtcsucu), je m'empresse,
et dans (jzouSy], empressement, hâte, zèle, d'où czouSaToç,
etc.; lat. STUd pour SPUd dans s tudhim, empressement,
zèle, travail assidu, studere^ etc. Le tud. spuaiôn, s'em-
presser, et l'anglo-saxon spedan avec angl. sp3ed auto-
(1) C'est une loi de dissimilalion bien connue que celle qui
change D en S devant T : j'aime le patois letin visto, vu, pour
vidto ; mais quand l'assimilation amène visso, puis vîso {vîsus,
a, um)^ je regrette la forme intégrale de ma racine vid.
- 164 —
risent à penser qu'il exista un SPUdh à côté de SPUd t=
3. — Observé dans l'eau qui se congèle et devient
glace, dans le lait qui se coagule et devient fromage,
dans le sang qui se fige et devient caillot, le phénomène
du resserrement des molécules constitutives des corps
dut frapper de bonne heure les Aryas. Il n'est donc pas
étonnant de rencontrer coup sur coup dans leur langage
l'individualisation si naturelle de serrer, comprimer en
condenser, durcir^ coaguler. STA, SÏI, STU, ST H, ser-
rer, resserrer, durcir, sont des collatéraux de STA, STI,
STAR, eSTAblir, STImuler, inSTALler. Nous aurons
plus tard à exposer les belles images que la parole tira
de ces quatre verbes primitifs, surtout quand, elle voulut
nous montrer soit le roidissement des membres dans la
STUpeur, soit la dureté de cervelle du STU ndus, du
STULius ou du STOLidus^ soit encore la fermeté iné-
branlable et la force de résistance du STREnuus. Ce
lat. strenuus me rappelle notre hardi, mot germanique
au sens direct de serré, dru, dur, issu du verbe KARdh,
frère de KRUdh, skr. Tirudh, être dur, être rude, être en co-
lère, lat. CTudus, cru, crudelis, cruel. Les verbes simples,
d'oû'sont sortis ces dérivés intensifs [hardh) et krudh), sont
KAR, d'où sanskr. kala, cru, dur, gr. xapioç et y.Ç)i-oa,
dureté, force; KRU, d'où skr. krura, dur, rude, fa-
rouche.
4. — En rapprochant toujours , en resserrant gra-
duellement les lignes superficielles d'un corps, on le ter-
mine en pointe, on le rend aigu : voilà pourquoi le
coin, le cône, Tépi (eSPIc), l'épine (eSPIne), l'angle et
l'aiguille reçoivent leurs noms de verbes au sens de ser-
rer, resserrer i aller en se resserrant. Dans Pk ou Ak
- 165 -
(avec «=.r), celui de ces verbes qui est le plus riche en
dérivés, l'idée de pointe conduit à celle de pénétration
facile et de rapidité d'allure. Ainsi Ak, skr. aç, a le sens
d'aller en se resserrant, en formant angle ou coin dans
aç-riy coin, angle, dans -aç-ra^ qui est terminé en an-
gle, dans aç-an, trait, Cfr. zend ah-u, pointe, lat. ac^
us, acumen, acutus, acies, gr. àxYj, à-/,'!?, ày,[ji,Y], goth. a/is^
épi. Et ce même Ak, skr. aç, signifie pénétrer, traverser,
avancer rapidement à la manière de Vacus ou de Vacies
dans skr. ak-ra, prompt, vif, Cfr., lat. ac-er^ dans skr.
âÇ'U, rapide, gr. wx-uç, lat. oc-m% oc-iter, Cfr. goth.
aiJivan, aller vite; de là le nom du cheval en aryaque
AKWA, en sanscrit acva, en grec îtctoç pourixxoç,r/.Foç,
en latin equus^ goth. aiJivs, tud. ehu.
Telles sont les individualisations que subissent dans
le vocabulaire indo-européen les trois idées génériques
Poser, Fléchir, Serrer. A ces trois idées composant la
classe PRESSER sont de tous points opposées les formes
logiques Aller, Etendre, Répandre, dont les dictionnai-
res m'ont forcément conduit à faire ma classe TENDRE,
C'est de cette seconde classe d'idées verbales où l'effort
expansif oppose constamment ses effets aux résultats
contraires de l'effort compressif (Classe PRESSER) que
j'essaierai, dans un prochain article, d'esquisser le ta-
bleau.
H. Chavée.
LES ÉLÉMENTS
DE LA DÉRIVATION
Dans la plus complète extension de sens qu'il puisse
admettre, un vocable comprend une racine, un élément
dérivatif, un signe de la relation de cet élément à cette
racine, enfin un suffixe casuel ou personnel.
Je n'examine point ici ce que c'est que la racine ; je
ne m'inquiète en aucune façon de sa valeur réelle, de sa
personnalité ou de sa non-personnalité ; je m'en tiens
aux éléments dérivatifs.
On me permettra d'appeler éléments de relation les
données servant à faire de la racine en quelque sorte un
être vivant, soit actif, soit passif, selon leur spéciale ma-
nière d'être.
L'expression n'est peut-être pas rigoureusement pré-
cise et contient sans doute une double notion ; en pre-
mier lieu la notion de l'élément dérivatif lui-même, en
second lieu celle du rapport de cet élément à la racine ;
mais comme, en fin de compte, ces deux conceptions se
lient indissolublement dans une même expression pour
— 167 -
la création du mot, je ne vois nul inconvénient à les réu-
nir sous une seule et même appellation.
Le suffixe casuel ou personnel qui vient donner la pré-
cision définitive de lieu, de moyen, de sujet, etc., etc.,
est la plupart du temps formé d'un élément pronominal,
SUK, j:<5tcs, bos, esT. Que celui-ci soit simple comme dans
les éléments que voilà, ou qu'il soit le résultat de plu-
sieurs données simples associées, comme dans 5Mmus,
hrdE^ eSTis, cela n'est d'aucune importance pour la valeur
du fait en lui-même.
En ce qui concerne l'élément de relation (cette déno-
mination étant admise dans sa portée multiple), il peut
consister, soit en appendice h la racine, Si-^ioq, narus, — ■
soit dans un redoublement de la racine SiSo-|jl£v, gigni-
raus, — soit dans une gradation de la voyelle radicale,
x4fo[ji,£v (xu-ai-ç), got. giwtan, fondre, verser (g i/tans, versé,
fondu); sk. Emi]& vais (imas, nous allons), — soit enfin
dans l'intercalation de quelque syllabe.
On appelle « thème » le conglomérat quel qu'il soit de
la racine et de l'élément de rapport. Ainsi soit la racine
GHU, couler, admettant au présent le renforcement de
la voyelle (en grec su ou ej:, suivant l'euphonie), plus un a
(gr. o), nous aurons comme thème du présent ^sfo. — Soit
la racine KRU, entendre, plus l'élément ta, nous aurons
un dérivé aryaque kruta, thème du nominatif ksutas, en
grec xXuTi;, en sk. cru tas.
Il importa en tous cas de remarquer que la racine peut
dans sa simplicité même sa lier directement au suffixe
casuel ou personnel : as-mi je suis, lat. es-t^ lith. és-ti^
got. is-t. Parmi les noms je citerai en vieux perse aura-
mazdâ formé de « aura » seigneur, « niaz » grand,
« dâ » connaître, àl'accus. Auramazdâm \ dans la même
langue upaçtâ secours, de « upa » auprès et t çtâ » se
- 168 -
tenir : Auramazdâmaiy upaçtâm abara, écrit continuel-
lement Darius, « Auramazdâ m'a porté secours, i» En
sansk. yudh combat (loc. yudhi) et pad pied; il est vrai
qu'ici la racine est secondaire ; mais cela ne fait rien à
la chose. Ou peut citer encore èhâ lueur, mû lien et quel-
ques autres.
Bien entendu il ne saurait être question ici ni de l'aug-
ment ni des voyelles de liaison. Voici par exemple l'a-
ryaque rudhra-s rouge, qui admet en grec l'augment
è-puOpé-ç, en sk. une voyelle de passage, rudh-i-ras. On
connaît le latin rutilus qui admet également cette voyelle .
Et ici il est intéressant de prendre note d'un t latin repré-
sentant un 0 et un d/i sk., comme dans pati, lates, puto,
cutis, torsus. Voir Kuhn dans les Beitr. I, 368 ; contra
Aufrecht, Zeitsclir. IX, 232.
Nous avons vu tout à l'heure la réunion de plusieurs
éléments pronominaux personnels ne former à vrai dire
qu'un seul suffixe, es-Tis, Ic-MEN. Il se peut faire, en ce
qui concerne les éléments formatifs du thème, qu'ils se
trouvent également en nombre multiple à la suite les
uns des autres. Mais ici la réunion ne forme pas un tout,
un groupe, un de sens et de valeur -. le premier élément
de rapport dérive la racine et donne un thème pri-
maire; — le second dérive ce thème primaire et donne
un thème secondaire. Et ainsi de suite. Exemples : ves-ti
habillement, ves-ti-tu vêtu, c'est-à-dire «t habillementé »;
— ■ dâ-na — chose donnée, dâ-na-tar, — celui qui fait
l'action de donner : comme on le voit, ce n'est point
-naiar qui modifie dâ, c'est -êar qui imprime son cachet
à dâna. — Inutile sur un fait aussi simple de s'étendre
davantage.
- 169 —
n
Ces notions élémentaires bien acquises, un grand pas
se trouve fait. Pourtant avant d'examiner en particulier
chacun des éléments dérivatifs, il est indispensable de
jeter un coup d'œil sur la théorie générale de la dériva-
tion en ce qui touche la subjectivité ou l'objectivité de la
notion dérivée. Cette théorie est des plus simples et des
plus faciles à comprendre. Et tout d'abord, je m'empresse
de reporter l'ancien mérite de sa découverte au savant
auteur de la Lexiologie indo-européenne.
Soit une racine quelconque, le verbe simple sta poser,
se tenir, dhu fumer, da donner, ta étendre (1), ku entou-
rer : soit cette racine dérivée par le démonstratif ta^ d'où
le thème STAta ou DAta. J'ai pour signification dudit
thème « donné » ou placé. » Assurément ce n'est encore
là qu'un concept général; mais ce concept est précisé
déjà, quant à son caractère d'activité ou de passivité : la
délimitation dernière, celle de lieu, de manière, de sujet,
de régime viendra avec le suffixe final, soit casuel, soit
personnel.
Quoi qu'il en soit, ce que nous tenons en fait dès à
présent, c'est que pour la formation du dérivé passif
l'élément dérivatif demeure intact et inviolé.
Du passif à l'actif le passage est possible par trois
moyens également simples.
Le premier consiste à pousser à l'extrême la voyelle
de l'élément dérivatif, c'est-à-dire à faire monter a hi
(1) TA étendre, ga progager, ma mesurer, penser, sont les
vraies racines de ces faux primitifs tan^ gan, man. Beitr. ii,
97 5.
12
— 170 —
ou â îi. C'est ainsi que KAKta étant l'état d'une chose
cuite « le cuit », KAKti eut raction de cuire <r le cuire »;
puis, dans la progression labiale, tandis que STAta don-
nera à entendre « placé debout, » STAtu signifiera l'ac-
tion de placer debout ou de se tenir debout.
Seconde façon d'exprimer l'activité. C'est le recours à
la voyelle vibrante r, la voyelle active par excellence :
SA-TA chose semée, SA-ir semeur, par développement
satar (1).
Troisième procédé. C'est pour l'instant le plus impor-
tant : on attire l'attention tout entière sur la notion
verbale par la castration en quelque sorte de l'élément
dérivatif : DAta donné, DAt donnant. Tout à l'heure
nous verrons comment les participes vulgairement dits
« présents »> sont formés d'après ce dernier moyen.
III
Une observation qu'il est sans doute superflu de sou-
lever, c'est que ces dérivés de noms ne doivent pas être
confondus, d'après une consonnance identique^ avec telle
ou telle manière d'être du verbe conjugué.
(1) La voyelle f est considérée par ua grand nombre de lin-
guistes comme non primitive. Il y a là, selon moi, une erreur
des plus graves. Non-seulement ar vient de r, dont il est le
giina, mais il est encore de toute impossibitité que r puisse être
dû à ar : à ra, c'est une autre question. Je ne prétends pas, au
surplus, élayermon opinion de cette simple affirmation 5 en temps
opportun je la développerai. Une observation seulement : si r
n'était pas organique, nous nous trouverions en présence d'un
fait inouï, à savoir des racines premières closes, kar, dhar,
par, etc.
- 171 —
Ainsi le ti dérivatif est dans le verbe conjugué suffixe
personnel,, dans le nom il est élément dérivatif du thème.
Soient donc représentés par R la racine, par d l'élément
dérivatif, par t le suffixe casuel ou personnel, le « ti » en
q lestion sera, dans la formule que voici :
Rd^,
Soit t si le vocable appartient à la classe du verbe conju-
gué, soit D s'il appartient à celle du nom. Application :
sk. arpayati^ il fait monter, R=ar, D=paya, ^=ti ; —
sk. «wâJ^w, intelligence, nomin. (au propre, lamesureuse),
R-=ma, D=»ti, ^=s.
En d'autres termes, si le -ui de èori, il est; si celui de
[xavxiç, voyant, prophète, représentent l'un et l'autre le
démonstratif ta rendu actif par la progression vocalique ;
s'ils sont tous deux essentiellement le même et unique
élément dérivatif, — il n'en est pas moins vrai qu'ils sont
mis à deux rôles tout distincts, l'un dans le verbe con-
jugué, l'autre dans le nom.
IV
Il est temps d'arriver à l'examen des éléments dériva-
tifs, non plus en ce qui concerne leur portée, mais bien
en ce qui touche leur origine.
Je m'occuperai en commençant des dérivés de premier
degré dans les noms, ma-ter^ op-us, <f6-at-ç, da'tu-s\ en
s îcond lieu, je me tournerai, toujours dans la même ca-
tégorie des vocables, vers les dérivés à plusieurs degrés,
>.uCT6-t«.£vo-ç, alu-mnU'S, na-tion-em ^acc).
Suivra l'examen des mêmes éléments dans les verbes.
— 172
Voici venir d'abord les dérivés de premier degré dans
les noms, soit substantifs, soit intinitifs, soit participes,
soit adjectifs.
Le TA démonstratif est le plus frappant et le premier
qui se présente à la pensée. J'ai dit ci-dessus comment il
dérivait passivement la notion verbale : inutile de reve-
nir sur ce point. Ce que je ne puis omettre, d'ailleurs,
c'est qu'il ne laisse entendre l'idée réalisée que comme
entièrement accomplie. En un mot, ta est une terminai-
son de parfait passif. Les adjectifs mrlaux en xoç des
grammaires grecques sont purement et simplement des
participes parf. pass., YpaTCT6ç écrit, uotY^xiiç fait, ôexdç placé.
Est-il besoin de répéter la même chose pour le lat. datas ^
natus , factus, le sk. uktas {=:vactaf;) appelé, laddlms
{==badMas) lié, incitas connu, le vieux perse liartam (nom.
neut.) fait, dâtam (neut.) la loi, ce qui est posé, établi
(cfr. das Gesetz) f — La forme [xsvo que l'on emploie au
passif en la suffîxant aux thèmes du présent, du parfait,
du futur nous occupera en temps opportun.
En traitant ici des participes, nous ne quittons pas les
thèmes nominaux. Le participe est un nom au même
titre que le substantif, que l'adjectif, que l'infinitif (1).
On peut dire que la partie significative distingue seule le nom,
l'adjectif, le participe. Ce dernier indique uniquement un moment
d'action et ne fait point entendre la constance et la perpétuité do
cette action comme le marqueront l'adjectif et, à un plus haut
degré encore, le nom. Ainsi dupant est participe et ne peut s'ap-
— 173 —
Il suffît pour s'en convaincre de se rappeler les substan-
tifs/«c^î^îw, natus (v. persique), dâtam^ etc.
Quant à sa substitut de ta (1), nous n'en trouvons au-
cune trace ici. Il ne faudrait pas prendre pour dérivés
par SA les lusus, clausus et autres qui, d'après une loi
phonétique bien connue, sont pour *ludôus, "claudtus.
J'arrive aux actifs de ta.
La forme t simple s'est trouvée dès l'unité aryaque
renforcée par l'intrusion d'une nasale. On voit déjà qu'il
s'agit des participes actifs dicent-em, Xuovx-oç (2). Je n'ai
pas à parler des formes gâtées du nomin. sing. ferens,
dicens, Xuwv : d'après des principes rigoureux elles se trou-
vent parfaitement attendues.
La caractéristique du participe qui nous occupe est bien
t ou, d'après le renforcement, nt : ce n'est en aucune fa-
çon at ou ant. Va qui vient ici s'interposer, sk. adknt
mangeant, lat. edEUt est purement euphonique. Il faut
pliquor qu'à l'action de tel moment, nullement au caractère
général, comme dupeur adjectif; dupé est participe et n'implique
aucune idée de constance, à la différence du nom dupe. Entre
le nom donnant à comprendre l'état habituel et le participe in-
diquant le fait fugitif, l'adjectif tient en quelque sorte le milieu.
Quoi qu'il en soit, cette distinction est fort délicate en bien des
cas, et au fond, si l'on s'en rapporte uniquement à la constitution
des vocables, elle n'existe pas. — Je n'insiste point sur ce fait
que l'infinitif n'est qu'un nom à l'un quelconque de ces cas.
(1) La déclinaison du démonstratif sas, sa, tad, gr. ô y; xb
est à cet égard un fait important. On sait que l'esprit rude tient
lieu en grec d'une s initiale.
(2) Non-seulement du présent, mais parfois encore de l'ao-
riste et du futur, moyennant certaine annexion thématique. Se
rappeler par ex. part. prés. Xuwv=)vU-ovt-ç, part. aor. X6aaç=
Xu-aavx-;. part. fut. Xua(»)v=Xu-crovx-s.
— 174 —
se méfier dans la dérivation de ces voyelles de liaison ou
de secours dont on a tant abusé ; je leur consacre i][uel-
ques lignes ci-dessous.
Pour en revenir à l'élément en question, l'on voit que
je ne puism'associer à l'analyse de M. Schleicher (Comp.
2® éd. 464). Si le suffixe dérivatif était ant, la chose se
passerait fort bien lorsque ce suffixe aurait à suivre une
consonne comme dans kii-ant ; mais dès qu'il devrait s'ac-
coler à un thème en a, l'on aurait forcément a + éî=:^,
l'on aurait en sk. hhara + ant=hharânt, ce qui n'est pas.
Les auteurs qui tiennent ant pour primitif se trouvent
contraints d'admettre la chute de Va. de cet élément dans
les cas où le radical se trouverait terminé par un a. En
vérité, est-ce bien sérieux ?
Dans cette classe de mots latins, dont le nominatif est
en es pour ets, nous avons une preuve convaincante de
la non-primordialité de la nasale. Je citerai {super)ste —
(^)-5 survivant, {inter)-pre{t)-s, tud-et-s marteau., gurg-et-s
l'engloutissant, le gouflFre. Nous n'avons là que de sim-
ples participes actifs au même titre que prudens, amans,
vocans, docens.
En ce qui concerne Tf, secondairement tar^ je rappelle
au plus vite sk. pitr père, lat. pater^ anglo-sax. smoster
sœur, got. Irôthar frère. J'ai fait observer ci-dessus
combien c'était un procédé naturel que l'emploi de la
vibrante r pour marquer la vie, l'activité, l'action ; mais
je ne puis vraiment m'étonner des efforts inouïs que font,
afin d'expliquer les tor^ xYjp, tar^ les auteurs pour qui la
voyelle r n'est point primitive. Encore un coup, je ne
veux pas me laisser entraîner à une digression sur ce
sujet, tout intéressant qu'il puisse être.
Pour TRA ce n'est évidemment pas autre chose que ce
tr, tar présenté de façon à pouvoir soutenir le suffixe ca-
- 17b —
suel m des noms neutres que l'on connaît bien, ara-tm-m,
àpo-Tpo-v, charrue ; sk. dâ-tra-m^ faucille; [j^é-xpo-v, sk. mâ-
tram; castrum pour *cad-tru-my moyen de défense, etc.
Ti nous présentera cette particularité de former à côté
des [XT^T'.-ç, sk. mati-s, intelligence (celle qui mesure), et
autres, des infinitifs, une fois décliné au datif. (Benfey,
Vollst. Sansk. Gr. § 949; Schleicher, Comp. p. 450 5S.)
Deux remarques. Ne pas prendre comme venant d'un
substitut de ti les at grecs de 9J-cc-ç nature, r.6-Qi-q mari.
Quand même le sk. hhûtis, patis, le got. fai/is ne vien-
draient pas en aide, il ne faudrait pas perdre de vue ce
fait que devant * le t des éléments dérivatifs devient a,
sauf chez les Doriens,. — En second lieu, il convient,
pour le latin, de se rappeler la chute de Vi au nomin.
dans bien des thèmes en i : mors, ars, nox ne sont pas
seulement pour morts^ arts^ nocts, mais encore pour
moriis, artis , nociis (1). Ennius emploie encore ce
dernier.
TU à côté des sta-t-us, l'action de se tenir debout, au-
difus, l'action d'écouter, forme au datif lui aussi des in-
finitifs 5<jr^«'»6, courir, s'élancer (Benfey, VoU. Gr. §919);
de même à l'accusatif êtum, aller. (Benfey, Kurze Gr.
§ 400). Les supins lat. en tum correspondent rigoureu-
sement à cette dernière forme, saltum, lusum=*ludtum.
— Mais il ne faut pas oublier que dans plus d'un dérivé
tu est une condensation de tva, par ex. dans (âpwxûç, nour-
(1) Il ne faudrait pas se fier au grec pour la reconstitution de
ce dernier mot. Tandis que le thème est purement conservé chez
les Hindous nak-ti, chez les Lithuaniens nakti, chez les Slaves
proprement dits, les Gots, etc., les Hellènes, par une singulière
méprise, se sont forgé un thème vux-c, nom. v6^, horriblement
faux. En zend on constate parfois un bouleversement analogue.
(Spiegel, Beitr, ii, 31).
- 176 -
riture (Benfey, Kurze Gr., p. 224), dans 8iy.ato(T6vY} comme
on le verra plus bas.
En face de ta et de sa^ nous avons ma et na ; exami-
nons quelques-uns de leurs dérivés du premier degré.
On connaît le sk. dhar-ma^ loi, chose arrêtée, corres-
pondant au latin/orwa, forme, dim. formula, formule,
loi (1). Inutile d'appuyer sur d'autres exemples. Inutile
également de faire observer que tous ces dérivés sont
passifs dans leur acception première et naturelle.
Bien entendu, ainsi que l'on s'y attend d'après la
théorie plus haut formulée, les dérivés en mi reportent à
une conception primitivement active. Ainsi en sk., une
des nombreuses appellations du vent estjagmi'S, « celui
qui va » .
Toutefois, il y a ici un écueil à éviter. Un grand
nombre de formes qui, au premier coup d'œil, seraient
classées dans cette catégorie, révèlent à l'examen une
toute autre dérivation. Par exemple, le grec Oéijnç, justice,
de la racine DHA, poser, établir {cîr, formula, dharma,
ail. Gesetz, Satzung) a pour thème Ôe-i^ivi. C'est toujours
un dérivé actif, mais non plus par mi. Il faut remonter à
un *9£[ji.avT, *9siJLaT, au sens d'« établissement ». Je n'in-
siste pas sur la valeur du suffixe [j-av-, [j^ax, qui sera exa-
miné à son temps. — On peut consulter sur cette matière
un travail très serré de M. Benfrey, dans Or. und
Occid. II, 755 is.
NA a de même que ta (voir ci-dessus), la fonction de
participe parfait passif :
àY-vb-ç pur =:=* sk. yaj-n^a-s (2) ; lat. do-nu-m = sk.
dd-na-m,
(i) De la même racine (\[ï& firmus eifrenum.
(2) L'esprit rude représente un y initial conservé en sk. : g. 5ç
- 177 —
On trouve cependant un certain nombre de mots ainsi
formés sans être de vrais participes : utu-vo-çss: sk. svap'
na-Sy lith. sap-na-s. (Le somnus des Latins est pour
sop'tiu-s^ cfr. sop-or.
Au sens actif, nous trouvons ni, avec progression de
la voyelle, dans le sk dhû-nis, agitateur, vah-ni-s Agni,
en tant qu'il porte (vehit) l'offrande aux dieux.
Pin ce qui concerne les formes en nu, il faut parfois les
tenir comme condensation de nva (1) pour nava. Ainsi,
le sk. sûnus^ lith. sûnùs, enfant, de la racine SU arroser
d'où procréer, est certainement une forme passive : je
restituerai le primitif sû-na-wa-s « doué de création,
procréé d.
Le participe du prétérit passif serait simplement Sî^-w«-5
s'il n'était siltas, lequel existe en sanskrit.
C'est avec toute raison, mesemble-t-il, que M. Benfey
(Or. und Occ. I, 265 note) rapproche de sunus le grec
utéç. La filière eût été * auvpéç' *ùvj:6;, * uvt6ç, Uôq. L'esprit
rude pour 5, cela est tout naturel : l'affaiblissement dej:
en i est encore un phénomène bien connu (iiXeîsiv est pour
7uXej:-£tv, rac. TcXu gunée, cfr. TuXsu-aotnai, (voir Curtius,
Grundz. 505 ss) ; la chute de v est justifiée par M. Benfey
loc. cit.
Par contre, ma-nu-s est bien « la mesureuse ».
Vient le relatif ka peu employé comme dérivatif de
premier degré ; c'est par lui que sont iovmé^ paucus et
Iequel==sk.j^£T5; wpa saison=zend r<^^^=got. Jer, lud. et v.
saxon 7ar; ^TCapfoie=3k. yakt, ïaLjecur.
(1) Va devient u, comme ra r et ya / — sk. pTthus cfr.
xXaTuç et lith. platùs, ary. « pratus » 5 sk. iydja pour ar.
« yayâga » ; sk. uvâca il dit, ar. « vavâka » . Sk. svapîmi je
dors, a pour parfait susvâpa.
- 178 —
parcus. Nous verrons qu'il joue un rôle important dans
les dérivés de second degré.
Le copulatif ya est bien plus fréquent. Un exemple
vulgairement cité est med-iu-s = sk. madh-ya-s, z.
maidh-ya, got. midji-s, gr. [xéccoç (1). Nombre de mots
latins en ie-s, iu-s, ia, iu-m, sont ainsi formés : acies,
faciès, genius, etc.
Faut -il rattacher au pronom y a les dérivés participes
fut. pass. ?... sk. yaj-ya-s, qui doit être honoré=<5cYwç (2);
kar-ya-s, qui doit être fait ; âr-ya-s^ vénérable. Ne les
pourrait -on pas regarder comme dus à une forme ver-
bale d'après ya, aller, tendre vers? (ï'oi^t).
Le suffixe wa est fréquent dans les premiers dérivés ;
equus = ?xj:oç = Ï7.7.oq -~r- îTCTioç = sk. açvas, au propre
« doué de rapidité ». La racine est«;^, pénétrer, d'où acies,
acutus. On reconnaît la même dérivation dans ard-mi-s,
per-spic-uu-s, et une foule d'autres. Dans plus d'un
vocable, naturellement il y a eu condensation de va en u,
et cela dès la souche aryaque, comme en témoignent sk.
âç-u-s, rapide, etw/.uç.
Peut-être n'ai-je pas été fondé à ranger ce m parmi
les suffixes d'origine pronominale : toutefois, comme son
origine verbale n'est en aucune façon démontrée, je
constate simplement l'incertitude sur sa provenance, et
j'arrive à
RA, dont la source est tout aussi obscure. Citons seu-
(1) Pour [xeB-Yo-ç. Il est curieux de voir le pTàkTil Massa et
l'italien Me:{:{0 traiter les langues classiques d'après un procédé
analogue.
(4) Je ne reviens plus sur la représentation par un esprit rude
d'un Y initial. Voir l'antépénultième note.
— 179 -
lement aj-ra-s ^-^ ager (1) == à^-ço-c, ; puis Bwpov, gna-
rus, etc.
Nous voici à deux éléments que l'on ne peut regarder
l'un et l'autre que comme des apparences modifiées du
participe actif -t, par facilité -ai, par nasalisation -ani
(Voir plus haut, p, 173.)
Le premier est celui que l'on rencontre dans le sk.
snêhran, ami (aimant), râj-an, roi (régnant), vrs'an, Indra
(en tant qu'il donne la pluie), taureau (en tant que sator),
taksan, charpentier; dans le zenà arsan et le grec àptnjv
(nom. siug.) ; dans le lat. îeon nom. leo. Le type de ce
dernier, par ex., est rawant, ace. rawantam : en grec,
le thème est donc lépon. Cet idiome seul eut la chance
de conserver le ^, 'rappelez-vous le gén. Xéovxoç, les autres
rameaux ne déclinant plus que d'après an : lat. leonem,
leonis. Le féminin de Xéwv, à savoir Xixi^cty a beau ne
point montrer ce if, il n'en est pas moins exact que celui
de Xéovxoç est parfaitement organique. Mais le got. dans
Jiund-s a l'avantage sur 7.uwv, y,'jv6ç, sur le sk. çvan, et
rappelle mieux le thème organique kWAt d'où kwant,
nom. KWANTS, gonflant. M. Curtius est donc peu heureu-
sement avisé à tenir comme accessoire le d de Jiund-s. —
Nombre de mots latins en en sont formés d'après cet élé-
ment, pecten, ^peigne:, gluten; mais ici gardons-nous de
toucher aux vocables en men comme lumen, flumen.
Le second suffixe dérivatif est as. On connaît ces thè-
mes neutres en as, eç, us,
d'où sk. mc-as , j:ir^oq discours, parole,
man-as, iJLévoç courage,
(1) En lat. u eli du nom. sing. tombèrent fréquemment de-
vant s. L'on eut à un moment ;?Mer5, ag-rs^ d'où agers (euph.),
puis, d'après un procédé régulier s tomba.
- 180 —
sar~as (1), z'koç, (2), eau courante,
sad-as, gâoç, siège,
çrav-as, vlépoq, gloire, bruit,
jan-as^ Y^voç, genus, race,
ap-as, opus, œuvre,
et une certaine quantité d'autres.
Il y a encore dans cette classe des masculins et des
féminins (J^suûyjç, menteur, trompant, sk. usas, aurore,
éclairant.
Les deux déterminatifs a et i sont l'origine de nom-
breux dérivés.
Cette sorte de pronoms n'a pas, comme les démons-
tratifs, la faculté de se modifier dans le but d'indivi-
dualiser la racine, soit activement, soit passivement. Il
ne faut donc pas s'étonner de voir garih-k-s, fœtus, conçu
QV garih'k.'S, utérus, concevant; 9op-o-ç, qui apporte,
et 6 cp6p-o-ç, le tribut apporté ; çiv-k-Sj celui qui respecte,
çiv-A-s, celui qui est respecté, beureux ; Miar-k-s, celui
qui porte, èhar-k-s, fardeau, porté; nân-k-s, qui produit,
mân-k-s, façonné.
Parmi les actifs, citons encore dêv-as, brillant=^^îi-w-5;
parmi les passifs Xotx-é-ç, qui est laissé.
On doit prendre garde ici de ne pas introduire des
noms en -as, tels que /adus^jit'Kéq, xXépoç, p. 179, ou bien
en an, comme padan, le pied, foulant, râjan, p. 179.
En ce qui concerne les dérivés de premier degré par i,
il suffira de citer hav-i-s, poëte, sage, au propre t le
(1) Sk. sarit fleuve, est encore une forme active : Vi est de
liaison. Voir sur le rapprochement en question Kuhn, Zeits. ii,
liO; Curtius, Gmndz, 323; Bopp, Zeits, m, 21.
(2) Avec esprit rude représentant s initiale, coaime dans
çTTca, o)).àq, é (pour ope), ô, f), êpTcw, et nombre d'autres.
— 181 —
voyant»; xXep-t-ç, clef= clav-ùs; ly^\rc,sss.ahis-= anguis
s=litli. aXks', sk. pac-i~s, feu (cuisant).
(Dans can-i'S et mensis, Yi est purement d'occasion.
J'ai donné ci-dessus, p. 179, la forme organique du pre-
mier. Celle du second est mat d'où mants, nom. Le goti-
que menoth-s est donc encore plus pur que le grec i;lyiv,
pour [jLsvç pour [xsvxç, que le skt mâs, pour mans pour
mants.)
J'ai eu l'occasion déjà de parler des condensations de
-wa en -w. La dérivation par un u organique ne me sem-
ble pas prouvée : tous les exemples, selon moi, se ramè-
nent comme dans wxuç, açus à un type -wa. Ainsi, le
manu-s^ homme, est simplement man-va-s, doué de la
pensée; îân^ivindu-s, savant est pour îii«,(?-m-s, doué de
science, de vue, — sk. gurus et ^apûç représentent un
aryaque « garwas » doué de pesanteur; — sk. laghus et
gr. èXaxui; un t raghwas » doué de légèreté ; sk. svâdus
et gr. YjSuç pour cpaoùç un « swâdwas » doué de douceur.
VI
Nous allons voir comment les tiges ainsi formées
poussèrent des branches, puis des rameaux, puis des
rejetons, sans recourir à d'autres éléments, mais en mo-
difiant simplement un premier thème par un élément
secondaire de dérivation, puis le thème formé de la
racine et des deux éléments en question par un troisième
élément, et ainsi de suite.
S'il a pu être utile pour la clarté du sujet de traiter
distinctement, comme je l'ai fait, de la dérivation du
premier degré, il serait superflu de consacrer une section
— 182 —
spéciale aux dérivés de second degré, une autre à ceux
de troisième, une autre à ceux de quatrième. La théorie
générale de dérivation étant bien saisie, on suivra sans
peine la filière successive des individualisations secon-
daires.
Le démonstratif ta est tout aussi fréquent comme suf-
fixe de second degré que comme dérivatif primaire, soit
que le thème ait été formé déjà par lui-même, soit qu'il
résulte de l'adjonction d'un autre élément. Ainsi ves-ti-a,
habillement, ce qui vêt, msH-tu-s « habillementé » ;
stagnu-m, eau endormie, stagna-tu-s, couvert d'eau
stagnante.
Quant aux superlatifs grecs en -Taxo-, eùpù-Taxo-ç,
Xapipéç-taxoç, [XE^iv-xaToç, OU ne peut dire que le second -^<î
modifie chez eux le premier : il n'y a pas là réellement
une dérivation de second degré. Ce procédé est plutôt une
espèce d'insistance assez comparable aux répétitions
naïves de certains idiomes (Beitr. II, 392).
Sous sa forme active -t nous reconnaissons le démons-
tratif comme dérivatif secondaire dans les wat d'où want,
au nom. wants d'où wans. (Pour le simple wa, voir ci-
dessus p. 178). La fonction de ce dérivatif composé est
celle de participe prétérit actif (Compend. 2® éd. 403).
La forme sanskrite est ici moins pure que la forme grec-
que, car elle représente l'éta', renforcé d'après une nasale:
le nomin. est -vân pour -vans. Le grec de son côté pos-
sède -Fox; non pour jiovxç mais simplement pour jlo-k;
comme le prouve bien le génitif en f oto?. On voit d'ici
\eX<JV.(jiq pour T^eXuxpoTÇ. X{k'oy.Qioq pour XeXuxoxjioç etc. Le
sens est parfaitement légitime ; wa signifiant, comme
nous l'avons vu t doué de » , wal ne pouvait laisser en-
tendu que « ayant ».
Ce même dérivatif s'individualisa aussi d'une autre fa-
— 183 —
çon : non plus en participe parfait actif, mais en adjectif.
Qu'il me suffise de noter ici son passage au latin sous
la forme -vons d'où -vas d'où ôs, que nous retrouvons
(avec addition d'un a thématique) dans lihidin-o%'U-s^
curiosus et semblables.
En sanskrit il est fréquent : vivasvat^ plein d'éclat,
b/iâsmt, même sens, puspavat, fleuri, bhagamt, bienheu-
reux ; puis avec u =^ va nous aurons marut, le vent, en
tant que destructeur.
En grec il prend la forme F^vx, d^où Fsvxa c. à d. Fevfl
c. à d. Fsiç (1) au nomin. sing. masc. : xti^f,? = v.[i.-^ei.(s
== TtixYjFstç. Cet exemple à la vérité n'est pas très simple
puisqu'il renferme une contraction : dans xap^'Fetç, gra-
cieux, l'on se retrouvera plus facilement.
Ici se présente la forme -mat, -mant d'où -man. Même
sens que pour le dérivatif précédent. Sk. nâ-man, nom,
qui fait connaître ; arya'man,\e Soleil, plein de noblesse;
çusman, le soleil, desséchant ; çruti-mat, doué de l'ouïe ;
— lat. -men et -mon d'où -mo au nominatif: no-men^ lu-
men^ ful-men^ Bumo, celui qui coule, ancien nom du
Tibre, ho-mo, ser-mo^ pul-mo, ceri-mon-ia. Grec -[j-ov
au nom. -\)mv dans xeXa-ixoJv, porteur (cfr. tulo, tollo), xveu-
{xwv, poumon, Tép-jxwv, frontière, ce qui limite (sk tar-
man, lat. ter-raen), FiB-i^-wv, expert, connaisseur ; — ou
encore |j.ev, au nom. sing. masc. [/.r^v- : toi-iayjv, qui garde,
enfin -[xax au nom. -\i.a : o-vo[i.a, gén. ô-v6[j(.aToç, nom.
xpaYiAa,-[;.aToç, affaire.
(i) V devant q disparaît, et la voyelle qui U précédait progresse
parcompensalion. Ici s monleà ei. Voirrexposit. de celte évolu-
lution phonétique au Compend. § 42. Ainsi %xdq nom. peigne,
est pour xxévç; -reXa^éeiç, gâteau, est pour TcXaxésvxç, gén.
TîXaxésvxoç.
— 184 —
L'on trouve encore la forme -min. skt dhar-min, juste,
vertueux, dJiû-min, fumeux, gr. ara-ixiv, support.
En gotique je citerai les thèmes «a-Twaw v^om., gu-man-
homme.
Ce -MAN a maintes fois formé des souches qu'est venu
développer le démonstratif. Ainsi, tandis que fragmen
donnait à entendre* brisement, n fragmen-Xn-m signifia
« brisementé. » Je demande grâce pour ces expressions,
mais elles rendent parfaitement l'idée dérivative.
Parallèlement à -min, l'on trouve -vin : sk. mêdhâ-
vin, doué d'intelligence.
A côté de -mat et de-wat il conviendrait de placer les
formes- YAT, -yant nées de la même façon. Malheureuse-
ment on ne les retrouve que sous une apparence dégra-
dée -yans, -lovç d'où -twv, -ios d'où -07' et réservées à la
notion du comparatif. (Compend. 2" éd. § 232).
J'arrive aux dérivés secondaires par ti, autre mani-
festation active du démonstratif.
Ici nous nous trouvons en présence d'une forme ex-
trêmement importante, surtout en ce qui concerne le la-
tin : -iâii, zend tât. Etant donnés nawa nouveau, l'arya-
que eut NAWAiJ^^i-jeunesse : ce tâti contient, outre le
verbe ta ou tan, créer, produire, le pronom ta devenu
actif dans ti et signifiant ce qui produit, la force qui
réalise: navatâti est donc ce qui constitue jeune, la
jeunesse, en un mot.
Comment le grec au lieu de vepo-crixtç a-t-il au nom.
sing. — vsé-rjç? Rien de plus simple et de plus ré-
gulier Et d'abord chute du digamma (1) ; en second
lieu, chute de l'i devant le suffixe casuel ; enfin réduction
(1) Voir AhrenSjrfe Grœcœ linguœ dialectis; — J, Savels-
berg, de digammo ejusque immutationibus dissertatio.
— 185 —
à un simple s de t-{-s (1). Tous ces abstraits, novitaSy civi-
tas, celerîtas, (B{m)tas, potestas^ gravitas, scamias, sont
«»ainsi formés et la restitution de leur nom. singul. con-
duirait dans tous à un -tâti-s. De même pour yXuxuxyîç,
douceur, suavité, cxaidr/jç, gaucherie, Ppaxu-crjç, brièveté.
Avec iûti latin pour tâii organique, nous trouverons
servitus, senectus., mrtus (Comp. § 227) où le-tus du nom
sing. vaut pour -tutis (2).
Il y aurait à citer une foule d'exemples de -Tr,-tar dé-
rivant à un degré secondaire : dominator^ dictator, spec-
tator.
Les dérivés secondaires par ma les plus importants se
rencontrent dans les formes superlatives en -tama (3). On
connaît les superlatifs à base adverbiale (c'est-à-dire
pronominale), tels que j0os^w«îî^-5 (pour posttumus), in-
timus, et en skt uttama-s^ suprême. Inutile de rappeler
maximus pour mactumus (4) pour magtumus, et d'après
une analogie facile à saisir, pigerrimus pour pigertimus,
facillim,us pour faciltimus,
Au sujet des formes latines de superlatifs en -issimus,
M. Schleicher (Comp. § 236) admet une suffixation de
(1) Absolument comme dans milesr=smilet-s; eiSox; - jretSpoT-ç.
(2) A côté de servitus on se rappelle servitudo où tudon
équivaut à tâtvan aryaque et sanskrit, au sens de accomplis-
sant r action de produire. A ta, tan créer (tâti)^ s'attache ar.
et sk. -tvan^tvant (tu), accomplissant. Pour lat. rf— tw, y.
Zeits. n, 226 ss.
(3) On sait qu'elles manquent au grec.
(4) 11 est peut-être curieux de se rappeler ici les v.x du grec
correspondant à des hs sanscrits : oipxiO(;^=rhsas ours ; léxxwv^
taksâ, constructeur; rac. y.T£v=^rac. ksan tuer, blesser ; rac. xxt
=^ k&i, habiter. Voir Aufrechl, Zeilschr, vin, 72. — Gurlius,
Grundz. 628.
13
— 186 —
-iumus à un représentant -is de la forme comparative
aryaque ^yans.
NA est bien plus fréquent..
En premier lieu, il faut se souvenir ici des participes
en -mana^ tant au présent qu'au futur, qu'au parfait,
qu'à l'aoriste.
Sk. hôdhamâna-s, iudamâna-s ;
Gr. -ctOé-iJLsvo-ç, se posant, ôé-jxsvo-ç, s'étant posé, 6riff6-
(Asvo-ç, devant se poser, Or)y.a-iJL£vo-ç, s'étant posé.
Lat. alumnus, Pilumnus, columna, femina (1) noua
présentent le même participe, soit au masc, soit au fé-
minin.— La seconde personne plur. du passif latin, ama-
mini, n'est autre que ce même dérivatif : l'on sous-en-
tend au présent « estis » ; au futur, au conjonctif il n'y
a rien à sous-entendre, puisque l'expression du mode est
rendue dans le mot lui-même, ema-ba-mini, ame-mini.
En dehors de cette fonction de participe constatons
intôstinus, docùrina, etc.
KA est excessivement fréquent comme suffixe de second
degré. 11 suffira de rappeler en grec ataÔY]Ti-y.(5-ç, capable
d'éprouver, de sentir, vj^a-rt-xb-; ;
En latin lubricus, nauticus ;
En sk. IhadraTid-s, beau, agréable, vastika-s, merce-
naire, aniika-s placé en face.
Les diminutifs grecs en loxo-ç, tels que vsavbxo-ç, jeune,
adolescent , crceçavîuxo-ç, petite couronne, admettent,
comme on le voit, ce ka secondaire.
YA n'est pas moins usité. Skt dharm-ya-s^ légitime,
nâsik-ya-s, nasal ; gr. 'A6r,va'îo-ç, ôaXaaaa-To ç, 5[aci-io-ç;
lat. patr-iu-s. Puis les diminutifs grecs T:atSapio-v, petit
garçon, siâûXXiov, petite image.
(1) Celle qui allaite, même racine d'où fiîius, got. daddjan^
sucer, têler, sk. dhdtrî^ nourricf, mère.
- 1Ô7 -
En tant que secondaire, ya se trouve encore dans les
féminins actifs grecs, tels que èp/Yjarpia, danseuse, TîoiYjipia,
poëtesse. Ici xp est le premier dérivatif, ta le second. Il se
présenta d'ailleurs dans la plupart de ces cas une méta-
thèse qui ne doit pas nous étonner, et cwxetpa, libératrice est
pour *c(i)T£pta ; de même en ce qui concerne YsvéTeipa, làxtK^a.
et autres bien connus. — En sanskrit nous ne nous éton-
nerons pas de trouver ce la représenté par ^,ex. dhâ-tr-î^
celle qui allaite, dâ-tr-î, celle qui donne (1). Voir p. 177,
à la note, pour ce qui concerne la condensation de ya.
Avec RA je citerai sk. dhûm-ra-s, couleur de fumée.
Ce ra est par excellence l'élément de comparaison :
sk. mahat-tara-s , plus grand, katam-s, lequel, gr. [xcXav-
T£pos, plus noir, xé-Tspo-ç, lequel, lat. uter (2), got. hva-
ihar^ tud. Tvedar.
Ainsi tara n'a rien à faire avec l'élément tr, d'où tar^
plus haut étudié.
Mais qu'est-ce que l'élément ta auquel vient ici se suf-
fixer ra ?. . . Une simple annexe pronominale démonstrative
sans grande portée ; ce qui nous le prouve incontestable-
ment, ce sont ces comparatifs où le ra est immédiate-
ment joint au radical comme dans sk. adha^ra-s, 1. in/C'
rus, comme dans le locat. sk. upari, zend wpairi, perse
upariy, par dessus, de l'autre côté.
En somme l'élément du comparatif est donc simple-
(1) Je passe sous silence les féminins en ipiS, nom. Tpiç; mais
je dois faire observer que cette forme est intimement liée aux
formes que nous venons d'étudier, si peu quo cela paraisse au
premier abord. Voir Curtius. Grund., 2'' éd. 5C2 ss.'^ Schleicher,
Comp. 44G; Henfey Or. und Occ. i, 200 ss.
(2) Pour quO'te-ro-s, comme le prouvent toutes les formes
alliées, grecque, sanskrite, osque, ombrienne, gotique, etc.
— 188 —
ment ra, nullement tara,^ et la plus grosse des méprises
a été faite par les auteurs qui ont cherché l'origine de
l'élément comparatif dans cette complaisante racine tr,
TAR, traverser, aller au delà.
Dans captivus, fugitivus, nous voyons wa secon-
daire (1).
Les deux formes actives an et as sont l'une assez rare,
l'autre assez fréquente en tant que secondaires. Comme
exemple, je citerai simplement les dérivés latins abstraits
en -tion^ au nomin. sing. -tio. En ce qui touche H pour
tu=^TX le démonstratif, point de difficulté si l'on ne perd
pas de vue les principes de la phonétique : du thème
naiU' et de l'élément on ne peut naître que le thème
secondaire nation; de positu-, position — et ainsi de
suite (2). Je ne puis donc admettre l'explication de notre
suffixe d'après M. Léo Meyer, à savoir la réunion de tyâ
-\- na ; mais d'autre part, je ne puis me ranger entière-
ment à l'avis de M. Curtius, le ti de tio étant à ses yeux
le représentant d'un ti organique. — Il est évident que
c'est son idée favorite d'un fonds commun gréco-italiote
qui a décidé ici l'auteur des Grundzûge (3).
(1) Ne pas voir le suffixe va dans des mots tels que sk. pâr-
cava-s sapeur {paraçu-s, la hache —TtiXt-Au-ç) où av est le guna
de M. Même précaution en ce qui toucho çravas, /.Xéjroç, etc.
(2) Gomme quoi l'on a recours à une ou deux sifflantes lors-
que tio est immédiatement précédé de t ou d, voir Léo Meyer,
Or. und Occ. ii, 591. C'est ainsi que cessio est pour cestio pour
cedtio; cœsio pour *cœssio pour cœstio pour *cœdtio ; missio,
pour mistio pour *mittio.
(3) Au surplus, l'on peut sur celte grave question s'en référer
aux documents suivants : Bopp, Vergl. Gramm. m, 242; Léo
Meyer, dans Or und Occ. ii, 595 ; Curtius, Grundz der gr. Et.
2® éd. 74; Schleicher, Compend. 2e éd. 454; Poil, Etym.
- 189 —
Il ne faudrait pas oublier que tion des Latins a préci-
sément chez les Celtes son représentant, je veux dire tin
(Ebel, Beitr. i, 168).
Enfin le démonstratif a est, lui aussi, fort souvent
secondaire. On l'emploie, par exemple, comme thémati-
que à la suite de ces prétendus composés qui ne sont en
réalité que des dérivés de degré secondaire au moyen
d'éléments verbaux, causidic-u-s, pedisequ-a, malevol-
u-5. Je m'occuperai plus loin des dérivatifs verbaux;
pour l'instant je me contente de répéter que ces sortes de
vocables n'ont aucun rapport avec les longanimus,
dtxpéxoXtç, [ji.£(n)[jLPp(a, sk. maMdanta^ qui a de grandes
dents, etc., les vrais composés.
Pour en revenir à I'^î thématique, constatons qu'il n'est
nullement indispensable à la suite des dérivés à éléments
verbaux. C'est ainsi que le sk. possède yâdrça-s, quel
(ïjXixoç), mais aussi yâdrç ; — tâdrça-s^ tel (ttqXîxoç), mais
aussi iâdrç.
VII
J'ai dit quelques mots dans ce qui précède de chacun
des principaux éléments dérivatifs. On se doute bien que
je ne suis pas entré dans tous les détails que comporte un
pareil sujet; — je m'en suis même tenu presque exclu-
sivement au sanskrit, au latin, au grec : il est facile de
recourir aux ouvrages spéciaux pour obtenir les éléments
congénères. Voir par ex. Spiegel, die altpers. Keilinschr.
p. 150. Quoi qu'il en soit, et tout en n'ayant le désir que
Forsch. I, 90 j divers passages de la Zeitschrift, notamment vi,
420— IV, 40— III, 393.
— 190 —
de donner une idée générale du système de dérivation, il
me faut absolument consacrer quelques lignes à certains
éléments que j'ai dû tout à l'heure passer sous silence.
Le suffixe latin don, abrégé en din^ que nous voyons
dans dulcedo, gén. dinis, équivaut au sk. tvan (p. 185). Ce
don est identique à la seconde partie de l'élément latin
tudo, gén. tudinis (fortitudo). Si don équivaut à tvan^
pourquoi do du gérontif ne représenterait-il pas tva^=tua
€ qui est à accomplir » (tu) ? Je m'écarte donc de l'opi-
nion émise par M. Schleicher. (Comp. p. 397).
Quant au grec cuvyj (dans cwtfpoGuvrj, réflexion), il faut le
tenir aux lieu et place de *'cuvr) (1) et comme correspon-
dant du sk. tvana^ ex. patitvana, puissance maritale,
vasutvana^ richesse. Le dernier élément est le démonstratif
NA, le premier est plus obscur et il serait difficile de le
rapprocher de ces formes, vulgairement dites gérondives,
en tvâ. Celui-ci est simplement l'instrumental singulier
de TU : gatvâ darçaya... ayant accompli l'action d'y ve-
nir, fais voir... etc.
Dans un certain nombre de mots latins l'élément déri-
vatif est -inu{Q)îém. -ina: dom-inu-s, reg-ina; nous
remontons forcément à un ana typique par lequel nous
expliquons les açcB-avi-ç, zélé, cxsç-avY), bord, marge, sk.
vad-ana-m la bouche. Cet ana me semble être tout sim-
plement l'élément actif an (voir plus haut) , auquel
se serait suffixe un a thématique. Tous les vocables de
cette classe sont en effet des noms actifs, il est aisé de
s'en convaincre.
L'élément dérivatif grec ^o est fort probablement pour
p = lat. vu, sk. va: vide supra. On sait combien la
demi-consonne labiale a de rapports avec l'explosive
(1) Gfr. au toi, pour xù que conserve d'ailleurs le dorien.
- 191 —
faible de son ordre. En grec surtout, il est facile de citer
un grand nombre de cas où le w typique égalant un
digamma est tombé à ^ (Curtius, Grundz. 514).
Les noms grecs eu eu, tels que Ypa^eûç, écrivain, xoupeûç,
barbier, ^oveuç, père, présentent un élément dérivatif assez
obscur à première vue. M. Bopp le rapproche du yv,
sanskrit,c?<?5-i/w-5, destructeur, çundh-yu-s^ feu (en tant que
purifiant); la demi-voyelle se serait donc vocalisée en t et
de là aurait dégénéré en e (Zeitschr. m, 21). Faudrait-il
dès lors tenir ce yu comme un actif du relatif?... En tout
cas l'on doit également se rappeler les noms propres
'iSofjLôVcùç, TuScuç et autres. Ici je recommande l'excellente
étude de M. Pott, Zeits. lu, 171.
VIII
J'arrive à une catégorie de noms où l'élément dériva-
tif est non plus pronominal, mais bien verbal. On pense
naturellement que cette sorte de dérivés est restreinte à
un faible nombre de cas. J'en citerai quelques exemples.
Le verbe bhr porter, a donné au latin candelaJrw»^,
pol-lu-5rî^w, les fém. verteôr<î, teneJrfl^ teneôr^g.
Dérivés analogues dans le sk. dharmahhrt^ qui soutient
la justice, mahîhhrC, montagne, portant les vaches cé-
lestes, les nuages.
Le verbe wid, distinguer, voir, savoir, a donné un nom-
bre considérable de dérivés sanskrits, dharmavid, cou-
naissant la loi, vêdavid, connaissant le Véda.
DRK, voir paraître, n'est pas moins fécond : sk. tâdj'Ç^
paraissant comme celui-ci, c'est-à-dire «tel, > Mdrç, pa-
raissant comme qui ? c'est-à-dire u quel ? »
— 192 -
Il faut rattacher ici les terminaisons latines -licm,
-licSy -lis, gr. Xixo-ç, got. leik-s (Chavée, Lex. indo-eur.
115.) Le gotique /ei^5 est par lui-même adjectif, comme
on le voit dans ga-leiks, le gleich allemand, pareil, et
dans plusieurs autres vocables (voir l'Ulfilas de Mass-
mann, au gloss. p. 714, 715).
Le verbe ag, pousser, conduire, a formé remig-, nom,
remex', en grec TcatSaYWYiç, conducteur d'enfants.
Le verbe kr faire, a donné au sk. Mlalrt le Soleil, qui
fait le temps ; yajn'akft^ sacrificateur ; au latin sepulcrî^m,
la.Y&crum.
Le verbe pa, garder, a fait naître gôpâ, vacher; dik
judex.
J'ai tiré ces quelques exemples d'une foule d'analo-
gues ; il serait superflu d'insister sur un procédé aussi
simple. Il convient toutefois de rappeler qu'en sanskrit
cela est assez courant.
IX
Si je ne me suis pas étendu sur cette question de la
dérivation nominale par des éléments verbaux, il faut
également ne pas oublier que dans l'examen des éléments
pronominaux je n'ai eu pour but que de donner une idée
générale du système, et que je n'ai aucunement prétendu
à une complète exposition des susdits éléments. J'ai passé
rapidement surtout en ce qui concerne la dérivation se-
condaire. Quoi qu'il en soit, je pense que cette vue d'en-
semble peut ne pas demeurer absolument inutile pour les
personnes à peu près étrangères aux études linguisti-
ques : c'est à elles seules que s'adressent ces quelques
pages.
- 193
Quittons les éléments de rapport dans les noms pour
les examiner dans les verbes. Ici encore je tâcherai, sans
sacrifier l'intelligence du sujet, de rester bref et précis.
Nous nous trouvons en présence, non-seulement des
éléments que nous avons étudiés à propos des noms,
mais encore d'éléments nouveaux.
Parmi ceux-ci je citerai en première ligne le « guna. »
On nomme ainsi la progression d'une des voyelles fon-
damentales i, u, r, ou plutôt son renforcement, au moyen
de la préfixation d'un a à cette voyelle. Je n'ai point
parlé de <?, car il est son propre guna (1). Le guna de i
est donc ai, celui de t«, au : celui de r est non pas ar,
mais naturellement ar. Ici je n'entends que le voca-
lisme aryaque. Chacun des rameaux indo-européens a
traité, en effet, à sa manière ces « ai, au, ar » typiques.
Les Gots, par ex., comme représentant de » ai, ont ei,
absolument comme les Grecs : ainsi la racine STIgh, pres-
ser, fouler, donne au type commun staighâmiy je monte,
qui devient en greccrei'xw, en got. 5^ei^a. D'autre part, su
des Grecs, iu des Gots représentent le « au » typique : de
là bkaugâmi, je fuis, devient cheeles uns biuga, chez les
autres (psÛYo). .Te ne passerai pas en revue cette série de
faits, je me contenterai de rappeler la précieuse fidélité
du sk. : c'est une simple question de transcription que
son ê pour ai, son ô pour au.
Le guna appliqué à une racine, laquelle est immédia-
tement suivie des désinences personnelles est unecarac-
(1) Voir Benfey, Voilst. Gramm. § 9 55.
— 194 -
téristique du présent : rac. i, aller, sk. êmi^ je vais, gr.
ôTix'., lith. eimi. Ce n'est pas à dire que tous les présents
soient ainsi formés : l'on sait, en effet, qu'il y a dix ma-
nières de constituer le thème de ce temps. Ici encore, je
renverrai aux grammaires sanskrites. Ces différentes ma-
nières d'être du présent sont organiques et primitives ;
on les retrouve dans les divers rameaux, soit presque
toutes, soit quelques-unes seulement, soit toutes sans
exception. Le latin, les idiomes celtiques, slaves, germa-
niques sont les moins bien partagés : aux uns comme
aux autres il manque plusieurs de ces catégories di-
verses.
Q'ioi qu'il en soit, il faut bien se garder de croire que
le guiia soit particulier au domaine du présent. Les dif-
férents éléments peuvent affecter des temps différents.
Voyez, par exemple, le redoublement : on le retrouve
dans une des dix classes dont je viens de parler, rac. da,
donner, sk. dadâmi, grec SîSwfxt; mais il n'en est pas
moins vrai qu'il demeure la caractéristique par excellence
du parfait. C'est un procédé sans aucun doute un peu
naïf, mais par là même fort naturel : ■;:eii\)x,\)M,yai été ho-
noré, jéjiopYa, j'ai fait, tutudit^ il frappa, sk. bibhêda,]'bi
fendu (1).
Je passerai sur un autre élément qui caractérise lui
(1) Dans le nombre des règles propres à la réduplication, il
en est une fort importante : si la consonne à redoubler est une
aspirée, à sa place arrive la non aspirée sa correspondante, c'est
ce que nous voyons dans bibhêda. Le grec Ti6Tr][;-t— sk. dadhâmi
je pose, est un exemple bien connu. Il y a là, soit dit en pas-
sant, un argument invmcible contre les personnes qui préten-
dent faire prononcer les x^ ^> ? autrement que x, t, % suivis
d'une aspiration.
— 195 —
aussi le temps présent, à savoir l'introduction dans le
vocable, soit des syllabes na, nu (Kuhn, Zeitschr. ii, 455),
soit d'une simple nasale. Evidemment ce formatif du
thème est d'origine pronominale.
Nombre de verbes, on le sait, naquirent directement des
thèmes nominaux; de Mfl!r<ï, fardeau, naît bharati^ il porte,
çépei pour (fépsat (l) pour «pépsTi, et ainsi de suite. (Comp.
p. 366). Mais à ces souches nominales s'adjoignit pour
former des causatifs un élément y a (2). C'est le relatif
que nous connaissons déjà. Exprirae-t-il bien nettement
et d'une façon bien assurée la relation causative c je fais
chanter, je fais monter... » ? Cela n'est point de la der-
nière évidence , mais avec un peu de bonne volonté l'on
peut parfaitement admettre la légitimité de ce procédé.
Il y a en sk. un grand nombre de causatifs que l'on dé-
compose fort aisément. Soit par exemple dâhayaM, il fait
brûler; à décomposer : j'aurai d'abord ti, c'est-à-dire lui
actif « il », ya élément de rapport causal «fait faire l'ac-
tion de », dâJia, brùlement. Ce dâha est simplement un
thèmenominal de la rac. sk. dah, brûler « dahati, il brûle,
dadâha, j'ai brûlé. » Soit bhâjayati, il distribue : je recon-
naîtrai successivement ti, lui actif, c'est-à-dire « il », ya,
« fait l'action de » bhâja, « distribution ; » du verbe bhaj,
diviser. — Les causatifs latins sont également reconnais-
sablés, mais il est pour eux une triple possibilité de de-
venir de cet a-ya, qu'il ne faut pas méconnaître. Ou bien
il se contracte comme dans sedo^ je calme, je fais se po-
(1) Avec <; tombant entre deux voyelles, j:(oa=F(ao; lat. vi-
rus^ sk. visas; [aévouç— iAév£oç=[ji.dv£(ïos=sk. tnanasas {^émi.).
Quant à ci désinentiel pour rt, voir ci-dessus, p. 17.^.
(2) Et non ay, malgré les assertions de quelques grammai-
riens. Cela n'aurait aucun sens.
— 196 —
ser, qui est pour*sedayo pour *sedayomi — ar. sâdayâmi :
une masse de verbes en are sont ainsi formés. Ou bien
aya devient i, comme dans sopio=SLY. swâpayâmi. Ou
bien enfin il devient e, comme dans mones^^ar. mânayasi,
tu fais penser. — En grec aya est représenté soit par aye,
soit par eye. soit par oya : de là ae, se, oe (1) ; puis, bien
entendu, arrive l'application d'autres principes phoni-
ques spéciaux au grGC.AmsioxeX==poityz':i=aT.wâghayati,
il mène en voiture, il véhicule. (Comp. § 209 ; Léo Meyer,
V. Gr. d. griech. undlat. Spr. ii.)
J'arrive à une série de dérivatifs d'origine verbale.
Le verbe as, être, a joué ici un rôle fort important, ainsi
que le verbe ya, aller et le verbe bhu, être.
Voici par exemple le futur arjaque, 3* pers. sing.,
PADSTATi, il foulera aux pieds, que nous analyserons ainsi :
Ti, lui actif « il, » ya, aller vers, as, être, pad, faisant l'ac-
tion de fouler aux pieds t il foulera aux pieds » (2). La
forme toute première aura dû être padasyati. Dans le fu-
tur nous trouvons donc l'emploi de deux dérivatifs d'ori-
gine verbale. (Chavée, Franc, et Wall. 85 ; Benfey, K.
S. G. § 304,305 et p. 360 ; Hirzel, Zeitschr. xm, 343) (3).
(1) Avec chute dey entre deux voyelles. Je ne saurais assez
recommander l'excellente étude de M. Curtius sur le j- en grec
dans les Grundz. der gr. Etym., 532-611.
(2) Dans le futur du verbe as on comprend que celte racine ne
sera pas répétée deux fois : ar. asyanti, ils seront, c'esl-à-dire
« ils vont vers être. » Le sk. n'a plus que syanti : le latin pos-
sède erunt pour esunt. Malgré cet r pour 5, comme fréquem-
ment enlr(i deux voyelles, le latin est encore plus pur ici que le
sanskrit.
(3) Il existe un autre futur formé du nom actif réuni au verbe
as : sk. ddtdsmi==ddtâ asmi^ je suis pour donner, je donne-
rai, avec ddtd=^dâtar. Est-il besoin de rappeler le daturus
sum des Latins ?
- 197 —
Pour le latin, bhu, être, e&t un dérivatif de première
importance. Le ui ou vi du parfait, docui, amavi, est un
reste du parfait j%i (1) : La comparaison avec l'ombrien
ne peut laisser subsister là-dessus le moindre doute. —
Le futur en ào, amabo, stabo, est dû au même élément :
je suis à me tenir, j'ai à me tenir, je me tiendrai. Ce pro-
cédé est tellement naturel, que l'anglais en a répété sur
son terrain la contre-partie « I am to go, » il faut que
j'aille, j'irai ; comparez le système roman dans le fran-
çais « j'aimer-ai. » (Burguy,, 206.) — Je n'insiste pas
sur l'imparfait, credebam, stabam, formé d'après la même
racine verbale.
Il y a en sk. un certain nombre de causatifs en paya,
ex. dàpayati, il fait donner, rèpayati^ il fait couler, rô-
payati, il fait croître. Le ya me paraît, ici encore, avoir
le sens de « aller, tendre vers, » Qtpa est cette même ra-
cine au sens de t faire, » d'où Tcoiéw, TrotYjTTjç. (Lex. ludo-
eur. rac. 2.) De la sorte rê-pa-ya-ti s'analyserait « il tend
vers faire couler. > Au surplus, voir Benfey, Kurze S.
Gr. p. 56.
Le verbe dha est, lui aussi, fort important dans la
dérivation, surtout en grec. Je ne fais pas allusion aux
formes telles que ^p-rjOca, je fais l'action de remplir, et au-
tres analogues; mais j'ai en vue les aoristes en ôr^v,
èTi[ji.Yjey)v, je fus honoré, £çiXy)Oy)v, je fus chéri. Il m'est im-
possible de ne pas m'arrêter un instant sur l'avertisse-
ment que J.-L. Burnouf, lorsqu'il eut appris qu'il existait
une science comparative de la grammaire, plaça e^i tète
de sa « Méthode pour étudier la langue grecque. > Rien
de plus curieux que de voir notre auteur partir de cette
(I) Surtout ne pas voir celte terminaison ui, vi dans rui, fui,
solui et autres. Comp. 743.
— 198 —
idée qu'uD t ou 0 intercalé indique une signification pas-
sive, et expliquer par le fait de cette intercalation les ao-
ristes passifs en 6ï;v. Le malheur est qu'il n'y a aucune
intrusion de 6 : il y a tout simplement annexion de la
syllabe 6c. Celle-ci n'est autre chose que la forme grec-
que du verbe premier « dhâ » poser, établir ; si bien que
èS66r^v, je fus donné, se doit diviser è-co-ôe-é-v et s'inter-
préter 1" V « je, » 2° £ (1), non pas « viens à » mais « vins
à », vu l'augment qui se trouve au commencement du
mot ; 3» Oe « l'action de placement, la position » ; 4» So
« do l'action de don. » En résumé : je vins à la position
de don, c'est-à-dire je fus donné. Expliquez de semblable
façon èXûOrjixev, nous fumes déliés, d'après è-Xu-ôs-é-ixsv, etc.
Maintenant, comment J.-L. Burnouf a-t-il pu avancer
cette prodigieuse notion « t et 5 sont les signes constants
du passif »!...., voilà ce que je ne me charge pas d'ex-
pUquer. Rien qu'en s'en tenant à l'empirisme de sa Mé-
thode, il était aisé de remarquer que dans Xûovtoç, XucavToç
le T n'indiquait en aucune manière l'état passif. — Au
surplus, il n'y a pas besoin de remonter à l'avertissement
de J.-L. Burnouf pour rencontrer cette singulière théo-
rie. Ainsi, j'ouvre les Bulletins de la Société d'Anthro-
pologie de Paris, et j'y lis, tome m, p. 340 : « Quel est
le signe du passif dans les langues indo -européennes?
J'en remarque deux principaux, n (ou w) et t. » C'est
(1) Cet £ représente rigoureusement le ya, aller, organique.
Nous avons déjà vu plus haut l'esprit rude, représentant un y,
p. 176.
(2) Peut-on regarder comme une vérilal le dérivation par une
racine verbale l'extension des racines premières telles que R,
STi, par des éléments suffixes dh^ gh et autres, d'où les racines
secondaires Bflf/i, croître, arduus, sTigh, presser, insligare, elcl
- 199 —
appuyé sur une série d'observations de cette profondeur
que l'orateur en question démontrait en pleine Société,
le 19 juin 1862, comme quoi il existait entre les langues
sémitiques et aryennes les rapports les plus essentiels.
XI
Avant de terminer, quelques mots sur les voyelles de
liaison ou de passage. Il n'y a pas de règles précises, de
principes bien assurés sur lesquels on se puisse appuyer
pour toujours discerner dans un vocable ce qui est
de l'essence même d'avec ce qui est simple facilité de
liaison. Pourtant voici quelques renseignements qui ne
seront pas inutiles.
Le zend ne possède pas la voyelle typique r, il la rend
par er ou ar représentant le guna ar ; mais à la suite
de cet er, ou ar il place invariablement un e de passage :
ar. KRTA fait, (c'est le thème), sk. lirta, z. kereta ; z.
haheret = sk. salrt (1).
Un fait à observer est celui-ci : le ère ou are zend peut
tenir lieu d'un « ra » organique. Nous savons, en effet,
que ra avait toute faculté de se condenser en r : ce pro-
cédé pouvait évidemment avoir en sk. son plein effet ;
mais en zend où la voyelle r était perdue, ce fut forcé-
ment le représentant de ce son qui se produisit. Voilà
comment l'aryaque pratu, étendu (toujours le thème), est
(d) Avec h pour s commo dans la racine had, être assis, v.
perse had^ gr. éâ, sk. sad^ lat. sed; ou dans le Ihbme z. et v.
perse hama, got. sama, gr. b\xo, sk. sama, sembl-ible.
- 200 —
en grec xXaxû, en Uth.platû^ mais en sk. prthu et en zend
perethu (1).
C'est i ou i qu'emploie le sanskrit comme son de pas-
sage. (Benfey, Vollst. Gr. § 155, s.)
Quant au grec, il ne se contente pas d'introduire de ces
sortes de voyelles dans le corps du mot, comme nous
Talions voir ; mais il en fait précéder maintes fois les vo-
cables commençant par deux consonnes, de là nous trou-
vons àcTTYjp à côté du got. siair-nô, du sk. star-as, les
étoiles (véd). L'on ajustement rapproché ce fait du phé-
nomène tout à fait analogue qui se passe dans les langues
romanes : esp, estar, escribo, port, escandalo, especie,
prov. escala, estable. franc, écrire, étable, éraeraude.
(Diez, Gr. der rom. Spr. i, 224.) Notez bien qu'en grec
cette préfixation de voyelle n'a pas lieu simplement de-
vant deux consonnes : il se présente bien d'autres cas
que je ne puis citer ici. — Dans le corps du mot cette
intrusion arrive fréquemment. Comme le remarque
M. Curtius (Grundz. 656), c'est surtout dans le voisinage
des r, 1, m, n. Le plus fréquemment on a recours à s ou
a, parfois à o, t, rarement à u. Comparez oo>v(t)x<iç, long, au
sk. dîrghaSy ar. « darghas » (2).
En latin, j'ai déjà dit que dans ager et antres sem-
blables, Ve n'était qu'euphonique, voir p. 179, en note.
Dans tegwmentum, vom^tus, apfscor, on reconnaîtra fa-
cilement ce qui n'est que d'adjonction.
(1) Le vieux perse, frère du zend, au lieu do ère met simple-
mont ar. Ainsi z. ereta^=\a{. altu==\. perse arta, haut: « «r-
takhsatrâ » rArlaxercès grec, est composé de ce mot et de
« khsatra » puissance. De ce dernier est formé « khsatrapâvan »
satrape.
(2) Indalgere, donner du temps, appartient à la môme ra-
cine : « indulge hospitio », dit Virgile.
- 201 —
En somme, dès que l'on se trouve averti de la possibi-
lité d'une voyelle accessoire à côté des /, des n et surtout
des m et des r, la grande question pour la reconnais-
sance de ce fait est la comparaison, non-seulement avec
les différents idiomes, mais encore dans le même rameau
avec les vocables apparentés. C'est ainsi qu'il n'y aura
nul besoin, pour prouver l'intrusion de Vu dans sum et
sumus, de se reporter au sk. asrai, smas, au z. ahmi, au
grec £a[xév : il suffira de ne pas perdre de vue es, est, ero,
sim (1).
Il arrive souvent en sanskrit qu'en bien des cas u for-
mant guna («w), ou pour mieux dire, étant guné, se
transforme en v et appelle une voyelle de secours pour
adoucir son choc avec la consonne qui le suit. Ainsi, de
de la racine SU, arroser, dériva un *sau-tr d'où sav4-tr^ le
soleil fécondant ; de même bhav-i-ta-s, né, produit, vint
après '6hau-ta-s^ etc.
Après la syllabe am on rencontre également en maintes
occasions une voyelle de passage : ïam-i-tr est pour
"Kam-tr, aimant, amant. Cela n'a rien de surprenant, am
tient lieu ici de av ou au. La racine est KU entourer,
garder. (S'il est vrai d'ailleurs de faire yQwivam de î^par
le moyen de au, il faut se garder de tenir am pour pri-
mitif et d'en tirer av, au d'où u. En effet, au.> ai, ar pro-
viennent des simples «, i, r, mais ne leur donnent ja-
mais naissance : ceux-ci sont les primitifs, ceux-là les
complexes et les secondaires. Quant à voir sortir u, i, r
de va, ya (= ia), ra, c'est tout une autre question) .
Je ne dirai rien de certaines consonnes jouant un rôle
(1) Sim pour *esim pour *ai>m = rigoureusement eïrjv pour
£ctr,v. Le sk, est syâm. En lalin conjonctifet optatif se sont con-
fondus.
14
— 202 -
semblable, telles que le b de [xsoYjvPpia, de combler^ sem-
bler ; le j9 de sumpsi^ Memps; led de àvSpiç, de tendresse,
de gendre^ etc.
xn
Dans la dérivation, ainsi que l'a fort judicieusement
remarqué M. Diez (Gr. derrora. Spr. II, 264), l'élément
dérivatif a une double portée : on peut l'envisager
comme le signe grammatical de l'espèce du mot, ou
bien indépendamment de l'espèce du mot , comme
le porteur d'une notion venant s'implanter sur l'idée ra-
dicale. Évidemment, sans la conception de cette puis-
sance proprement dérivative, il n'y a point de théorie
possible de la dérivation. Perdez un moment de vue le
rapport de subjectivité ou d'objectivité du pronom déri-
vatif en face du verbe, vous tombez dans une étude em-
pirique, vous êtes incapable d'aboutir à un résultat sé-
rieux. Dans le thème le plus simple, le plus élémentaire,
dhâtr, fondateur, dhâla (1), chose placée, dMt, plaçant,
il y a non pas deux, mais trois choses à considérer : 1° la
racine, 2° l'élément dérivatif, 3" la relation. Je dégage en
premier lieu de dJiâtr le d/iâ radical, en seconde ligne le ta
dérivatif, enfin j'arrive à la progression active du pronom,
progression obtenue par la vibration vocalique. Si j'ai
affaire à <ZM^ je reconnaîtrai de même une racine, puis un
élément pronominal dérivatif, ta, puis le rapport d'acti-
vité obtenu au moyen de la castration dudit pronom et
du rejet sur la notion verbale de toute l'attention. Il en
sera de même pour dhâta : la racine sera dhâ, l'élément
(1) Sk. hita pour dhita arec i = â selon la loi.
- 203 —
dérivatif (a^ le signe de rapport consistera en l'intégrité
du pronom. (Chavée, Franc, et Wall., 131, ss.) — Vien-
dront en dernier lieu les suffixes casuels ou personnels,
sk.pa-li-Sy Kiaître, (nomin.),3(-Bo-MEN,nousdonnons(l):
à la vérité, cette espèce d'élément indique bien aussi
une relation, un rapport, mais purement passager, se-
condaire, étranger de tout point à l'essence du mot.
Abel Hovelacque.
(i) La critique complète et logiquement suivie des ouvrages
autorisés par le Conseil de l'Instrucfion publique serait une en-
treprise totalement irréalisable ; là où ne se rencontre ni mé-
thode scientifique, ni principes fondamentaux dûment assurés,
ni déduction raisonnée dans l'enseignement, l'analyse est-elle
possible?... Cependant il est bonde puiser parfois dans les
grammaires officielles et d'en amener au jour quelque théorie
linguistique. Ainsi, au sujet des suffixes personnels, S(5o-men,
e^-T, auxquels ci-dessus je faisais allusion, on lit dans la cinquième
édition (p. 190) d'une Grammaire allemande à l'usage des
classes supérieures^ par M. Bacharach : « En latin et en grec
« le pronom qui sert de sujet est remplacé par les désinences
« du verbe : arn-o, (f(ki-iù, j'aime... am-as, tu aimes. » La dé-
sinence de la première personne est donc en latin et en grec
0, (1). Mais dans svm., mais dans inquam où se trouve cet o et
que signifie Vm qui termine le mot? Mais dans oTpu)vvu[jLt , j'é-
tends, fï)[At, j'envoie, où donc est 1* w et que vient faire ce [/.i?
SUR LA
DÉCLINAISON INDO-EUROPÉEME
ET SUR LA
DÉCLINAISON DES LANGUES CLASSIQUES EN PARTICULIER
VI
NOMINATIF PLURIEL
Nous avons vu plus haut (p. 60) que le nominatif
singulier se formait par l'addition au thème d'un S,
représentant le suffixe pronominal SA, qui exprime
Vunité, Vêtre contenu dans le nominatif. Si au lieu
d'une seule unité nous en avons deux ou plusieurs,
comme dans le nominatif pluriel, il suffira d'ajouter au
premier SA (= un) un autre SA (= un encore), et nous
aurons SA -f- SA = deux, c'est-à-dire le pluriel à sa
plus simple expression {c/r plus haut, p. 55). SA — SA
est donc l'organique du nominatif pluriel; mais le
second de ces pronoms a partout perdu sa voyelle carac-
téristique, et nous avons ainsi SA-S pour formatif du
nominatif pluriel dans les langues indo-européennes.
Mais cette forme SA- S a elle-même perdu sa pre-
mière sifflante (c/V Schleicher, Gompendium, 2^ édit.,
— 205 —
1866, p. 532), et est devenue - AS; puis, dans bien des
cas, dont nous verrons quelques-uns, simplement - S.
Le sanskrit a conservé tel quel cet AS dans la décli-
naison des thèmes consonnantiques masculins et fémi-
nins, et aussi dans la déclinaison des thèmes vocaliques,
les neutres toujours exceptés : vâc-as (voix); durmanas-
as (tristey), suman-as (bienveillants), datar-as (dona-
teurs), etc.
Quant aux neutres, pour les raisons que nous avons
déjà données plus haut (p. 62), soit par une violente
contraction dont nous retrouverons plus tard des traces
aux autres cas , et en particulier à l'accusatif, con-
traction par laquelle la désinence casuelle est complè-
tement absorbée et se retrouve seulement dans l'allon-
gement de la voyelle finale, soit par la simple
conservation du thème quand il est vocalique, et l'ad-^
jonction à ce thème d'une voyelle sourde quand il est
consonnantique , les noms neutres, dis-je, se forment la
plupart du temps en sanskrit par r : hrndi (cœurs),
çirânsi (têtes ; c/r grec : xipa), nâmâni (noms), etc.
Disons en passant que le zend présente une contrac-
tion analogue dans le cas qui nous occupe. En eflfet, son
nominatif pluriel est en ô ^=^as : vaks-ô, dusmaiih-ôy
çaman-ô, dâtar-ô, etc. Il est vrai qu'ici \'Ô est long, ce
qui indique évidemment la perte de la consonne finale,
tandis que Vi du neutre pluriel sanskrit est bref. Il y a
donc là une difficulté non encore surmontée jusqu'ici,
et qui appelle de nouvelles méditations et de nouvelles
recherches.
Le grec a mieux conservé que le zend la forme -as
reste de l'organique SA-S(A). Cette langue a, en effet,
une terminaison -eq dans les noms de la troisième dé-
— 206 —
clinaison à thèmes consonnantiques : otc-sç, SuafjLcvéd-sç,
çepovx-eç, SoT^p-eç, etc.
Au contraire, dans la déclinaison générique (formant
les deux premières déclinaisons des grammaires clas-
siques, et, en particulier, de celle de J. L. Burnouf),
cette désinence -eç est fortement contractée. Je ne parle
pas, bien entendu, du neutre, dont j'aurai, du reste, à
m'occuper tout à l'heure à propos du latin qui forme les
siens de la même manière en -a; mais, pour me borner
au masculin et au féminin, ces genres ont un nominatif
pluriel fortement contracté en -ot et -ai, « plus ancien-
nement -T«8t et -xat, » selon M. Schleicher [Op. cit. ,
p. 534). « Cette forme est difficile à interpréter, » ajoute
aussitôt le même auteur, « et, vraisemblablement, on
doit expliquer le masculin tôt par ta-y-as, et le féminin
icd par iâ-y-as. » Puis, trouvant sans doute cette expli-
cation insuffisante, il se tourne d'un autre côté, et pro-
pose de faire venir « avec effort » et par dissimilation -ot
et -a( de la forme de locatif otç et aîç. Nous sommes de
l'avis du savant professeur d'Iéna quand il rejette sa
première explication de toi venant de ta-y-as. Cette
explication serait à peine suffisante pour les thèmes
consonnantiques en -i; mais que seraient devenus
Xd^-Toi, xe<paX-Tai, etc. ? — Nous ne pouvons non plus
accepter la seconde explication de l'auteur du Compen-
dmm. Cette dissimilation, qui ferait servir un cas indi-
rect à la formation d'un cas direct, et un cas exprimant
le sujet à un cas exprimant une manière d'être de ce
sujet, demanderait, selon nous, pour être admise, des
raisons péremptoires. Nous tâcherons donc de trouver
une autre solution à cette difficulté, et c'est dans le latin
que nous la chercherons tout à l'heure.
Disons de suite que le latin, comme le grec, ne pré-
— 207 —
sente r-5 ou -65 du nominatif pluriel que dans la troisième
déclinaison (dont la quatrième et la cinquième ne sont
que des modifications) : soror-es pour soror-ses, manu-s
pour manu-es, dies.
Quant à la déclinaison générique, elle est toute diffé-
rente. Les noms qui la composent et qui se déclinentcomme
rosae, domini et pueri ont perdu Vs par contraction :
rosâe=-rosâ-s, domini=domini^es ou dominî-s^ puerî-^
pueri-es ou puerî-s. Nous trouvons une preuve irréfutable
de ce que nous avançons dans de vieux mots masculins
de la déclinaison générique en -eis, -îs^ -es et -us, et
que nous citerons d'après M. Bopp. {Gr. Comp. 228, b.) :
vir-i pour viri-i^ gnat-eis pour {g)nat-i, fact-eis pour
fact-i, popul-eis pour popul-i^ leiber-eis pour liàer-i
{conscr)ipt'es pour conscript-i, duommr-es pour duum-
vir-i, magistr-is pour magistr-i, ministr-is pour mi-
nistr-i, etc. Nous ajouterons à cette liste déjà longue ;
equ-eis, equ^es, equ-is, pour equ-i = akva-y-as (Schleich.
Comp., p. 534), et eus pour a ou ii (Egger. Op. cit.,
p. 188), etc. Cette dernière forme us est régulière en
osque : pus = qui, stat-us = stati, Abellan-us ■=■ Abel-
lani, Nunlan-us = Nolani, ligat-us = legati, putur-us
= (c)utri, etc. (cfr. Cippe d'Abella, 8, 9, 38, 41, 47;
Table d'Agnone, I a, etc.)
De même, dans l'ancien Ombrien, pupl-us— populi.
Le nouvel Ombrien, selon sa constante habitude, change
1-5 en r : screihtor=^scvY^ii (pour screptus ou screptos),
eur=ii (pour eus), prinvatur=prinvatus= ^vivaii, etc. ;
et l'on trouve aussi en osque des exemples de nomina-
tifs pluriels en -ur pour -us : censt-ur=censores. {Tab.
deBantia, 18, 20, 27, 28. — Cfr. Kirchhoff, Das Stad-
trecU Von Bantia, p. 12, 13.)
Cette forme en r est principalement pour les thème»
— 208 —
en -i; les thèmes en -a font plutôt leur nominatif pluriel
en -5 ou as, qui correspond exactement aux noms fémi-
nins de la déclinaison générique. Ainsi, nous trouvons,
en osque, pas [Tal. de Bantia. 25) pour quae^ scriftas
(id., ibid) ^^om scriptae^ aasas elask {Bronze d'Agnone,
b. I) pour arae haece, etc.
Le vieil Ombrien a exactement la même terminaison
de nominatif pluriel pour le féminin de la déclinaison
générique. Ainsi, on trouve totas (Aufrecht et KirchhoflF)
pour totae, etc. Le nouvel Ombrien a remplacé -as par
-<ïr, comme nous l'avons vu tout h l'heure changer -us
en -ur : totar = totae (= totas).
Nous trouvons même en latin un exemple, unique il
est vrai, d'une terminaison -as = ae; c'est Nonius Mar-
cellus, grammairien du troisième siècle, qui nous le
fournit {De proprietate sermonum, 9, 11) : lae-titiks
insperatks, modo miJii irrepsêre in sinum.
Ce fragment de citation valut à Nonius Marcellus
l'épithète de nugator (voir Bœthe, cité par Âfunck, De
fabulis AUellanis, p. 155). Cela ne doit nuire en rien à
la valeur de cette phrase, qui peut n être qu'un provin-
cialisme par influence d'osque ou d'ombro-samnite,
mais qui peut être aussi un reste de vieilles formes la-
tines perdues depuis.
En effet, il demeure certain que la déclinaison géné-
rique a subi en latin une violente contraction, laquelle
contraction a eu lieu aussi en grec et a donné XoYot et
x£9a).at au lieu de "ko-^oiç et xsçaXaç, sans qu'il soit besoin
d'appeler à son aide un toi et un xat, ctjmplètement inex-
plicables ou une dissimilation du locatif tout à fait inu-
tile. C'est ce que nous voulions essayer de démontrer.
Il nous reste, pour finir, à parler des nominatifs plu-
riels neutres de la déclinaison générique en latin et en
— 209 -
grec ; ces nominatifs, dans les deux langues, sont en -A:
tempUa^ Bwp-a. Cet -A remplit ici le rôle d'une assonance
vague et lourde destinée à rendre la vulgarité du genre
neutre. (Cfr., plus haut, p. 62.)
Le grec et le latin possèdent encore, dans les autres
déclinaisons, des noms du genre neutre. Ces noms pren-
nent aussi au pluriel (nom. voc. et ace.) un -a sourd :
atblAaT — a, Tstj^-sa, corpor-a, cqrnu-Q,^ etc.
VII
NOMINATIF DUEL.
Nous avons déjà dit (p. 56) ce que c'est que le duel, et
nous avons indiqué la forme du nominatif, en même
temps celle de l'accusatif. Cette forme est la même que
celle du pluriel : SA-S(A) = un -\- un, c'est-à-dire deux.
Mais SA-S se change ici en -AS, puis -AS se contracte
lui-même de différentHs manières.
Le sanskrit a vâc-âu, durmanas-âu, açman-dUy Ma-
rant-cm, datâr-âu; mais une forme plus ancienne de
duel était -A : vac-â, durmanas-â, etc. Du reste, l'-AS
primitif a le privilège de se contracter en sanskrit de
manières très diverses, suivant la forme des radicaux,
d'après des lois d'euphonie que nous n'avons pas à étu-
dier ici et pour lesquelles nous renverrons à la grammaire
sanskrite de M. J. Oppert (principalement aux §§ 68 et 93) .
Ainsi, nous avons les formes suivantes :
En -î : çirasî, nâmanî, etc.
En il : sunû, hanû, etc.
Le zend u, de même que le sanskrit, «sqr nominatif-
— 210 —
accusatif duel en -a et -âo (= -aw), ce qui semblerait
prouver que l'altération de -a par la demi-voyelle w, est
antérieure à la séparation de la branche aryaque indo-
iranienne.
En grec, les noms de la déclinaison générique font
leur nominatif-vocatif-accusatif duel, les masculins et
neutres en w (=skr. â-v>', zend : -âo), et les féminins en
a (^=sk. et zend : à). Quant aux noms de la 3« déclinaison
à thème» consonnantiques, le grec forme ces cas en — £<;
ou en y;.
Nous renverrons pour le latin à ce que nous avons
déjà dit (p. 57), aux deux duels que nous avons cités
alors, nous ajouterons cependant octô ou octo =o/.t(Î) =
sk. adâu.
VIII
ACCUSATIF SINGULIER.
Ce cas, nous l'avons dit plus haut (p. 54 et 60) est
directement opposé au nominatif. Celui-ci est actif et
représente le sujet, tandis que l'accusatif est passif et
représente l'objet. Comment, maintenant, le langage
a-t-il rendu cette opposition ?
Il s'est servi pour cela du pronom MA, démonstratif
des objets éloignés, qu'il a opposé à SA, démonstratif
des objets rapprochés. L'opposition de ces deux pronoms
s'explique sans peine par la différence des sonorités de
la sifflante S et de la nasale sourde M ; nous avons, du
reste, une preuve de ce que nous avançons dans l'emploi
du pronom MA pour la formation des neutres (p. 62, 65).
- 211 —
Dans les thèmes consonnantiques, le MA devenu -M a
pris un A de liaison et de soutien et est devenu -AM,
tandis que dans les thèmes vocaliques, il est resté -M.
Le sanskrit a conservé cette forme -AM dans les thè-
mes consonnantiques : vâc-ant, durmanas-am, açmân-
am, bharant-am; cependant, dans les noms neutres de
cette espèce, Vm tombe : Iharat pour bharat-am, ciras
pour çiras-am, etc. Dans les thèmes vocaliques, nous
trouvons Y-m simple : sûnu-m^ avi-m, pati-m, etc. Ici en-
core, Y-m tombe au neutre et nous avons vari pour vari-
-m^ madhu pour madliu-m, etc. Cependant, le neutre
yùga-m l'a conservé à côté du masculin correspondant
açva-m, etc.
Nous avons à faire ici, d'après. M. Bopp (§ 151), une
remarque au sujet des mots sanskrits monosyllabiques en
î, û et âii. Ces mots deviennent polysyllabiques par l'ad-
jonction au thème d'une demi-voyelle y on w. ht (peur)
=^(à l'ace, biy-am)^ nâu (vaisseau)=»ât?-«w, etc.
Naturellement, ces mots devenus des thèmes conson-
nantiques, suivent la loi générale et forment leur accusatif
en AM. Nous devons comparer ici les thèmes grecs en
-£u, qui, au lieu de -eu-v, font leur accusatif en -sa, venant
de -ep-a pour -sf-av : ^OLcCkép-a au lieu de pajiXeù-v, çovéf-a
au lieu de çoveû-v, etc.
Le zend a conservé aussi VM : vac-em , dusnianh-
em, etc.
De même en latin.
Nous aurons donc dans cette dernière langue une
terminaison -em pour la déclinaison à thèmes conson-
nantiques : voc-em, homin-em^ soror-em, etc., et un sim-
ple -m pour les déclinaisons à thèmes vocaliques :
dominu-m^ pueru-m, rosa-m, fructu-m^ navi-m, etc.
— 212 —
L'osque forme aussi son accusatif en -m, avec ou sans
voyelle de soutien, selon la nature du thème.
Mais si les langues dont nous venons de parler ont
conservé au cas qui nous occupe 1' -M, reste du pro-
nom -MA, servant à déterminer l'objet, Vaccusatif,
il en est un certain nombre d'autres qui ont remplacé cet
"M par la nasale correspondante -N. Tels sont, par
exemple, le gotique (qui a perdu plus tard cette, -n), le
lithuanien, le vieil irlandais et le grec.
Ce dernier idiome a même complètement laissé tom-
ber le -N dans les thèmes consonnantiques : (/.Yj-cép-a, pour
jjiYjxép- av, 'OTZ'Ct pour OTC-av, Suo-ixevéc-a pour 8u(j-iJi.£vé<ï-av,
TCOiixév-a pour Troi[xév-av, etc.
Les mots à thèmes vocaliques ont gardé le -v : vaO-v,
véxu-v, ÏTCTTo-v, etc. Quelques vocables de cette dernière
espèce, transportés en latin, y ont conservé leur forme
primitive : Jï^nea-n, comete-n, musice-n.
Quant aux noms neutres dans les langues classiques,
ils ont leur accusatif singulier semblable à leur nomina-
tif du même genre. Les thèmes neutres en a prennent
la nasale ddna m, donu-m, Bwpo-v, etc. Les thèmes neu-
tres non terminés par -a ne prennent pas de signe ca-
suel, bien que des exemples pronominaux prouvent qu'ils
l'ont primitivement possédé comme les autres. Ce court
résumé ne nous permet pas d'entrer dans plus de détails ;
nous nous contenterons de renvoyer le lecteur au § 152
de la Grammaire comparée de M. Bopp.
Nous dirons seulement après lui que les neutres latins
en -5 : genu-s, éempu-s, corpus, ne sont autre chose
que les thèmes simples changeant, pour certains cas,
leurs final en -r : gene-r, tempo-r, corpo-r. (Pour l'ac-
cusatif neutre singulier, etc., voir encore Revue de
Linguistique^ fascicule i, p. 65).
-m-
Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit
plus haut relativement à la formation du pluriel en gé-
néral. Cet S, — reste de SA, désignant la personne qui,
ajoutée à celle déjà contenue dans le singulier, constitue
le pluriel, — se retrouve dans l'accusatif pluriel indo-
européen, ajoutée simplement à l'-M de l'accusatif sin-
gulier, et nous avons ainsi une forme -MS ou avec
voyelle de soutien, AM-S comme forme commune.
Dans les noms masculins, il est arrivé, en sanskrit, en
grec et en latin, comme en lithuanien et dans d'autres
langues, que V-m ou -n, seul reste du pronom démons-
tratif de l'accusatif, tombe et se contracte en -as^ -es^ -os,
-us, etc., sanskrit : vâc-as, duf-manas-as , harat-as,
nâva-S , etc. ; grec : oiz-aq , Sua-jxsvéa-aç {h\)c-\i.e^zXq) ,
(pépovT-aç, xaxép-aç, vî^p-aç (vaûç), etc.; latin : voces^ patr-es»
nav-es, etc.
En gotique, on retrouve Vn- dans les thèmes mascu-
lins vocaliques : sunu-ns, gasii-m, vul/a-ns, daga-ns, etc.
Il en est de même dans le sanskrit védique : açva-ns
tatra (pour akva-ms)^ les chevaux qui sont là.
En osque, la perte de la nasale est compensée par le
redoublement de la sifflante, et nous avons via-ss, etc.
En ombrien, la nasale est perdue, et, de plus, d'après
une habitude constaute de cet idiome, Vs est partout de-
venu/: ?î«r-/(hommej, «m-/" (oiseau), etc.
A ce sujet, nous ferons remarquer que l'on rencontre,
même en latin, quelques exemples d'accusatifs pluriels
en /; eafdem omnia {lex julia mmiicipalis, ap. Egger,
op. cit. p. 299. ligne 3). Bien que ce soit un neutre, il est
bon de remarquer cette forme de provincialisme.
Nous avons vu jusqu'ici les accusatifs pluriels qui ont
conservé V-s caractéristique ; mais plusieurs langues
ont perdu cette lettre. Ainsi le zend a contracté le a^pri-
— 214 —
mitif en 6 long : vâc-o, dusmananh-ô, açman-Ô^ dâ-
tar~ôy etc. De même le vieil irlandais et le vieux bul-
gare l'ont contracté, soit en a, soit en u, soit en i.
Quant aux accusatifs pluriels neutres, ils sont sembla-
bles aux nominatifs dans les langues classiques ; nous
n'avons donc pas à en parler de nouveau.
X. — Accusatif duel — Nous renverrons le lecteur à
ce que nous avons dit plus haut relativement au nomina-
tif duel qui a la même forme que cet accuscitif.
Amédée de Caix de Saint-Aymour.
ÉTUDES VÉDIQUES
A côté d'Agni, sur lequel je reviendrai plus tard. Indra
occupe une place considérable dans le panthéon védique.
C'est le roi des dieux et des hommes, c'est véritablement
leZeus, le Jupiter de l'Inde. Indra est pourtant un dieu
récent, relativement à certains dieux védiques ; son ca-
ractère principal, sa fonction particulière n'ont pu naître
dans les vastes plaines boisées de la Bactriane, sous le
climat de la vallée de l'Oxus, tels que nous les représen-
tent les plus vieux hymnes du plus ancien des Védas.
Avant tout, avant d'être le roi de l'atmosphère, avant
d'être le créateur du monde, avant de régner sur l'uni-
vers, Indra a pour mission, pour occupation spéciale et
considérable, de combattre le démon de la sécheresse, et
de lui enlever les eaux fécondes qu'il retient captives.
Examinons donc cette divinité sous cet aspect primi-
tif; je lui rendrai plus loin les attributs et la gloire qui
l'environnent.
Autrefois, quelques hymnes de forme archaïque le
prouvent, les Aryas adoraient un Dieu de l'orage, le
puissant Parjanya. A cette époque, peut-être contempo-
raine de l'émigration des tribus aryo-indiennes des bords
de l'Oxus à ceux de l'Indus, appartiennent également
les mythes de l'arbre du monde, du feu céleste porté par
un oiseau, enfin du sôma, ou breuvage sacré dont on
- 216 —
retrouve les traces dans les lég-endes des autres branches
du système indo-européen.
Or, à un moment donné dans l'histoire des peuples
qui chantèrent les hymnes védiques, la nature nouvelle
des contrées tropicales modifia la religion primitive des
poëtes les plus anciens de notre littérature. L'homme, qui
partout et toujours chercha l'explication des phénomè-
nes dont il est le témoin, ne put trouver alors à la ques-
tion de l'orag-e qu'une solution théologique; mais la ci-
vilisation plus avancée chez les tribus du pays des sept
rivières, donna naissance au mythe d'Indra, moins em-
preint de fétichisme que celui de Parjanya.
Telle est dans l'histoire du Sapta-Sindhou l'importance
de ce mythe, que je me contenterai, pour anjonrd'hui,
de l'exposer avec quelques détails, me réservant de tra-
duire et de commenter, dans un autre article, le 32«
hymne du premier mandala du Rig-Véda, où la foi po-
pulaire en la puissance d'Indra est si admirablement dé-
peinte.
Un mauvais esprit, sous la forme d'un immense ser-
pent, et du nom de Ahi (le serpent), de Ousna (le dessé-
chant), de Vrtra (le gardant, le retenant), retient dans
ses cavernes de nuages les pluies comparées au lait de
vaches nourricières. En dépit de ses ruses, de sa puis-
sance, de sa grandeur, Ahi est attaqué par Indra qui,
après avoir bu le sdma pour se donner du cœur, s'arme
de la foudre forgée par Tvas^r^ une des formes d'Agni.
Le résultat du combat est la mort d'Ahi, qui laisse ainsi
les eaux porter la fécondité sur la terre. Ceci est, paraît-
il, la peinture exacte du commencement de la saison des
pluies dans l'Inde. Après une sécheresse horrible, le ciel
se couvre de montagnes de nuées amoncelées ; le ton-
nerre gronde épouvantablement ; les éclairs déchirent
- 217 -
l'atmosphère; enfin, après un considérable développe-
ment d'électricité, les nuages laissent échapper la pluie
qui s'épanche en torrents sur le sol altéré.
L'action bienfaisante de l'eau n'était pas méconnue
des premiers Aryas. Parjanya répand aussi la vie sur la
la terre sous forme de pluie. Mais l'horreur inouïe des
Aryo-Indiens pour la sécheresse ne pouvait se dévelop-
per que dans le Sapta-Sindhou, et, là seulement, donner
naissance au mythe particulier d'Indra, meurtrier de
Vr'tra.
En même temps, ce dieu ajouta à cette fonction spé-
ciale toutes les attributions de Parjanya dont il hérita et
à qui il fit donner le nom de « vieux dieu. » Comme lui,
Indra fut comparé à un taureau; comme lui, il fut le
représentant de la force tant génératrice que destructive ;
comme lui, il fut chargé de punir et de foudroyer les mé-
chants et les ennemis [Ralsasâs, Dasyus^ Mlécchâs, etc.);
comme lui, il eut pour soldats, pour compagnons, les
terribles Marouts, génies des vents, qui accompagnent
l'orage et qui dispersent les nuées.
Mais, en revanche, Indra posséda plus que Parjanya
ce caractère ainsi défini par Wilson : « Il est la person-
nification du phénomène du firmament, particulièrement
dans l'action de pleuvoir. » Je sais bien que M. Max Mul-
1er a voulu voir dans Indra un dieu solaire ; qu'il l'a
comparé à Apollon tuant à coups de flèches le serpent
Python, à Hercule vainqueur de l'hydre de Lerues;
qu'il a trouvé bien des rapports entre la divinité védique
et entre le dieu qu'on révérait à Delphes ; mais le carac-
tère éminemment météorique d'Indra ne permet à cette
opinion de se soutenir autrement que par une hypothèse
assez probable du reste, c'est qu'il y eut confusion parmi
les tribus helléniques entre plusieurs dieux de noms ana.
15
— 218 —
logues, également vénérés, et cependant d'origines dif-
férentes.
D'autre part, si Indra était une divinité solaire, son
nom exprimerait une idée purement lumineuse, tandis
que les deux étymologies qu'on donne à ce nom ne con-
tiennent rien de semblable. M. Emile Burnouf, dans sa
remarquable étude sur le Véda, séduit par le caractère
dominateur d'Indra, assigne pour racine à ce nom le
verbe ind, régner. M. Benfey ne se prononce pas sur la
question, mais il hésite entre cette dernière opinion et
celle qui ferait d'Indra un dérivé de Sind, couler, qui a
donné Sindhou, dont les Grecs ont fait 'lvo6ç et les Latins
Indus (1), et qui ferait du nom du vainqueur d'Ahile nom
d'un être qui fait écouler les eaux.
Je sais bien aussi qu'Indra fut mis au nombre des Adi'
tyas, qu'il fut confondu avec Varouna, qu'il fut chanté
quelquefois comme persécuteur de l'Aurore ; mais ce ne
fut que rarement, et à une époque relativement récente,
quand on étudie l'ensemble du Rig-Véda ; du reste, cette
opinion ne prévalut pas dans l'Inde brahmanique, où
Sourya fut bien distingué d'Indra. Enfin, citons ce décisif
passage (strophe 4^= du 59^ hymne du XIP mandali du
Rig-Véda) : « Si cent cieux et cent terres étaient à toi,
ô Indra, mille soleils ne pourraient t'égaler, ô fou-
droyant! » Je ne vois donc pas qu'il soit utile d'insister
sur le caractère non solaire du dieu qui nous occupe.
Au contraire, le caractère céleste d'Indra se révèle par
la confusion que la légende fit sans cesse entre ce dieu
et ByauSy le ciel divinisé de la théogonie védique. Sou-
(1) Cfr. Indriya, que M. Benfoy a trouvé dans les lois de
ManoUj IV, 220, employé dans le sens de semen virile^ sens
qui servirait do liaison entre le ind et le sind^ couler.
I
— 219 —
vent Indra est appelé le fils de cette dernière divinité
mâle, et de PrtUvî, la terre. (R.-V. VIII, 50, 2.). Dans
le Rig-Véda Dyaus est également prié plusieurs fois de
foudroyer les mécliants, fonction attribuée également à
Parjanya et à Indra, et qu'on lui conserve dans At/iarm-
Véda (XII, 1, 42). Ce recueil nouveau, par rapport au
Rig-Véda, contient aussi la mention d'une union entre
Parajanya et Bîiûmi, autre nom de la terre ; ce qui ten-
drait à unifier ces trois dieux : Parajanya, Dyaus et In-
dra. De même que Dyaus est fils d'Aditi, Indra est fils
de Nistigrî^ autre divinisation de la substance éternelle.
On le voit, les points de contact sont nombreux. En ou-
tre, si des preuves matérielles on passe aux présomp-
tions morales, le moyen de séparer Indra, dieu armé de
la foudre, vainqueur des monstres et des démons, bou-
leversateur des nuages, roi des dieux célestes, chef des
Marouts et des Apsaras (déesses des sources), grand bu-
veur de sôma, ou amrta^ taureau aux cornes puissantes,
d'avec ZeuçTcarrip, en latin Diespiter et(D)Iupiter, lui aussi
possesseur du tonnerre, vainqueur des titans aux formes
ophidiennes, agitateur des nuées (vsçîXrjYspitvjç. Homère),
maître des dieux et des hommes, entouré d'une cour de
nymphes, se nourrissant d'ambroisie , vénéré sous la
forme d'un taureau et sous le nom d'Animon. Or il n'y a
pas le moindre doute que Zsu; ne soit la forme grecque
de Dyaus, maintes fois nommé Dyaus pitâ, comme en
latin.
La domination suprême d'Indra est bien reconnue par
les chantres védiques qui le disent créateur du monde,
du ciel élevé, de la terre vaste, de l'humidité de l'air, de
l'océan élhéréen. On dit dans l'hymne 17 du IV^ man-
dala : « Le ciel reconnaît la puissance d'Indra... le ciel et
la terre tremblèrent à sa naissance, m Et cette puissance
— 220 —
est reconnue sans conteste parles dieux, car on lit : < Les
dieux qui sont les fils du ciel, de la terre et des ondes (de
l'air) m'ont donné le nom d'Indra. » Les hommes n'ont
pas moins de terreur et de vénération pour le vainqueur
d'Ahi, etunpoëte pousse le respect jusqu'à l'oubli des
sentiments les plus naturels, il dit : « Indra, je te pré-
fère à mon père, à mon frère qui peut m'abandouner. Tu
es pour moi comme un père et une mère. »
Et de quelles épithètes brillantes on le pare ; comme
on ne lui ménag-e pas la louange ; il est iriçoka^ c'est-
à-dire trois fois lumineux, resplendissant d'une triple
lumière; il est div, c'est-à-dire éclatant. On l'appelle
encore çakra, tout puissant; Tisatriya, guerrier, domina-
teur; râja^ roi. Il est aussi considéré comme le dieu par-
ticulier de la race, c'est pourquoi il est appelé arya, c'est
pourquoi en le nommant Susipra, qui a un beau nez, on
a voulu bien constater qu'il appartenait à la race des
Aryas, et qu'il n'avait rien de commun avec les Danavas,
les Dasyous , les Mlétcbchas, populations mongoliques,
malaises ou noires, remarquables par leur nez épaté. Il
est aussi le maître de la prière Brhaspati, le dieu des
prêtres et des dogmes religieux, Brahmanaspali.
Plus tard, tout.en conservant sa femme Indrâni, son
char traîné tantôt par des chevaux fauves, tantôt par des
chevaux bleus, tout en demeurant le roi du Svarga (ciel),
Indra perdit beaucoup de sa suprématie. Dans les lois de
Manon, Brahma l'emporte sur lui , bien que la trimourti
ne soit pas encore inventée, comme on la trouve dans les
Puranas. Indra, chef des Dévas, génies célestes des
Apsaras, nymphes enchanteresses, habitant toujours le
ciel, n'est plus en réalité que la divinité qui préside à un
des points cardinaux, l'Est.
— 221 —
Enfin, dans la période épique, quand les tribus aryo-
indiennes sont en possession de la vallée du Gange,
qu'elles étendent leur pouvoir par des conquêtes dans
toute la péninsule, dans tout le Jambadvipa, quand
Vishnou et Çiva se partagent les hommages des quatre
castes, Indra, rejeté au second rang, n'en est pas moins
quelquefois considéré comme une divinité puissante. Il
prête sa foudre à Rama pour combattre le géant Ravana,
roi des Rakshasas de Lanka (Ceylan). Il habite toujours
le Svarga où est situé le paradis, couronné de l'arc-en-
ciel, couvert de milliers d'étoiles en guise d'ornements,
Indra est toujours la personnification du firmament. Ar-
jouna, un des fils de Pandou, engendré par l'acte secret
d'Indra, pendant son exil dans les forêts {MaMhhârata^
3e chant), est enlevé sur le char de son père céleste dans
le Svarga, habité, dit le poëme, par le roi des dieux,
appelé aussi çakra et aussi çatakratou ; là il trouve les
sages richis, les bons rois, les gandliarvai centaures et
musiciens célestes, les Apsaras, les Mcxrouts, tout le cor-
tège antique d'Indra. La suprême puissance, autrefois
reconnue de ce dieu, a également donné naissance à
cette métaphore sans cesse répétée dans les poëmes de
l'Inde brahmanique : Indra des rois, pour roi des rois,
Indra des hommes pour roi des hommes. Mais, hélas !
ces louanges sont vaines, cette puissance est affaiblie,
car la royauté d'Indra est sans cesse menacée par les
anachorètes dont les macérations et les études poussées
à l'extrême peuvent détrôner Indra. Aussi le dieu du
ciel ne cesse-t-il d'envoyer ses Apsaras sur la terre,
afin de séduire les sages qui tendent à ébranler sa divi-
nité.
N'y a-t-il pas là une analogie curieuse avec la fie-
— 222 —
tion du poëte grec, qui promet l'empire du monde à Pro-
méthée, et la victoire sur Zeus à l'homme que la science
et la persévérance ont revêtu du caractère divin ?
Girard de Eialle (1).
(1) Pour connaître le sort du mythe d'Indra et d'Ahi dans les
autres branches de notre race, je recommande aux lecteurs de
la Revue la thèse de M. Michel Bréal sur Hercule et Cacus. Ce
travail intéressant joint à sa valeur intrinsèque le mérite d'être
un des premiers travaux de mythologie comparée faits en France.
ÉTYMOLOGIE ARYO- ROMANE
REGRET, REGRETTER
Voici comment, dans son Dictionnaire d'Etymologie
française, mon savant ami, Auguste Scheler, résume
les recherches jusqu'ici malheureuses des étjmologistes
à l'endroit des mots regret et regretter :
« Regretter (1), anc. regreter^ désirer ravoir une
« chose qu'on a perdue, anc. a» plaindre. L'étymologie
« généralement reçue est celle proposée par Valois, sa-
« voir un type lat. reguiritari, composé de quiritari^
« fréquentatif de queri^ se plaindre. Pour la permutation
« de qu en g, on peut rapprocher Guienne de Aquitania,
« vieux franc, fregunder de frequentare. Diez, sans
« vouloir la rejeter, trouve à cette étymologie un grand
« inconvénient, c'est la subsistance du t primitif, vu
« que d'habitude, dans les mots du fonds vulgaire, le t
« médial est sujet à élision. — Mahn présente une autre
« solution au problème qui nous occupe. Il dérive le
(1) Regretter est évidemment un verbe nominal ou déno-
minatif, et c'est le nom Regret qu'il fallait n ettre en rubrique,
comme étant l'objet principal de l'article.
— 224 —
« mot du lat. gratus, agréable, reconnaissant, d'où le
« neutre gratum, chose agréable, qui plaît, complai-
€ sance, merci, type de ital., esp., porlug. grado; pro-
« venç. grat; franc, gret, gré. De ces substantifs dé-
« coulent ital. aggradire, aggradare ; franc, agréer, etc.
« Si donc l'on rencontrait un provenç. regradar ou
« regredar, il signifierait nécessairement « avoir de re-
« tour avec plaisir, reprendre avec reconnaissance, » et
« répondrait parfaitement au sens et à la lettre du franc.
« regreter (aujourd'hui regretter). Or ce mot provençal
« qui jusqu'ici avait fait défaut, Mahn pense l'avoir dé-
« couvert dans un passage de Girard de Rossillon. He-
« greter vient donc d'après lui de la forme vieux-fr. gret,
« comme le prov. regredar de grado. — Diez, dans sa
« réplique à M. Mahn, combat cette étymologie par des
« raisons tant logiques que phonologiques, et se rallie
« plus volontiers à celle de M. Maetzner qui, appuyant
« sur le sens « plaindre, » attaché au mot regretter dans
« la vieille langue, renvoie au goth. gretan, v. nord.
« grata, anglo-sax. graetan, graedan, pleurer, plaindre.
« — L'opinion de Ménage et de Le Duchat, qui rame-
« naient regret au lat. régressas et regretter à un type
« regradatare (tiré de gradatus), est insoutenable. »
La cause de tous ces égarements étymologiques a été,
ce me semble, l'ignorance de la signification première
du mot regret. Cette signification, perdue pour le fran-
çais, le wallon l'a conservée et elle équivaut encore jioiir
lui à une recroissance, hune pousse nouvelle, cette image
empruntée à la végétation étant tout particulièrement
appliquée à la recrudescence d'une affection morbide.
Pour le wnllon, li r'go'ct i'on mau, le regret d'un mal,
c'est le retour de ce mal qui, durant un certain temps,
n'avait pas été senti. Il est, du reste, un dicton naniurois
- 225 —
qui reproduit le mot regret avec une idée de pousse noit-
velle^ le voici : « On a todis des regrets à' on mati, do
moeis d' maiye. » On a toujours des regrets d'une maladie
gag-née au mois de mai. Il est évident par l'ensemble du
proverbe, et surtout par l'idée du mouvement rénova-
teur du printemps, que le regret est ici le même que lat.
recretum, ce qui recroît, ce qui repousse, ce qui renaît.
Nous sommes donc ici en présence du participe passé de
recrescere, recretum^ devenu substantif, comme le devint
secretîim, participe passé de secernere^ mettre de côté. Et de
même que recretum nous a donné regret, secretum nous
a fourni segret, que depuis peu de temps l'on écrit secret,
malgré la prononciation de segret conservée par une
foule d'excellents parleurs. Nous aurons donc la pro-
portion suivante :
Eegret : recretum : : segret : secretum.
Elle n'est pas isolée dans le romanisme cette compa-
raison de la douleur qui renaît avec une plante qui
commence une nouvelle période de croissance. Les Ita-
liens ne disent-ils pas à tout moment : « Mi rincresce
(= re •\- in -{• crescit) lo spiacervi, » je regrette de vous
déplaire ; mincrescerehbe molto il pensarlo^ je regret-
terais beaucoup (je serais très-fâché) de le penser? Le
rincrescimento ou le re'croisseme7U inférieur, j'allais dire
le rencroisse7iient des Italiens, est donc propre frère du
regret {recretum) des Français non-seulement par le
dessin de l'image, mais encore par la participation au
même verbe cresceo'e, cresco, crevi^ cretum.
Quant à ce cre latin qui prend à certains temps le SG
caractéristique de l'inclioatif, tous les aryanistes savent
qu'il est identique au m sanskrit, enfler, gonfler, croî-
tre, augmenter, représentant indien de l'aryaque Tiwâ,
souvent contracté en ht comme dans skr. eu, gr.
— 226 —
xu-w, etc. Le w aryaque se change ici en v latin,
comme il le fait encore dans cras, demain, pour KWAS^
skr. çvas^ et dans creta^ la craie, pour KWAIt«, skr.
^lûUâ, littér. la blanche.
Avec M. Benfey je tiens l'aryaque ^w^, skr. qm^ çu,
pour un composé du préfixe ka ou h et du verbe w«, souf-
fler, d'où gonfler. KA, lat. cum, co — est une forme abs-
traite du pronom KA, un, quelqu'un, avec le double sens
de 1" dans Vunité, 2^ fortement, double signification du
latin cvm (KAM, neutre de KA) dans des centaines
de composés. Le verbe Ti-wâ signifie donc au fond
souffler fortement, puis enfler avec force, d'où grossir,
augmenter, croître. Or il arrive souvent à souffler de
s'individualiser en enflammer, d'où brûler et briller :
voilà pourquoi vous rencontrerez souvent hwâ et ses
formes secondaires avec les valeurs brûler, briller, être
blanc, être pur, être bon, etc. • KWI, skr. pi, d'où
KWIt, skr. çvit ; KU, skr. p, d'où KUbh, skr. çubh et
KUdh, skr. çudh^ etc., etc.
H. Chavée.
BIBLIOGRAPHIE
Hier encore j'avais grande envie d'ouvrir, par une
double indiscrétion, ce bulletin bibliographique. A ceux
de nos lecteurs qui attendent avec impatience la publica-
tion en langue française de bons ouvrages sur les appli-
cations les plus utiles de la linguistique comparative
indo-européenne à l'étude et à l'enseignement des lan-
gues classiques, je voulais dire tout bas, dans le tuyau de
l'oreille : Deux ou trois mois encore, et vous aurez une
«Phonétique » des langues grecque et latine, comparées
entre elles et avec la langue sanskrite ; et pour que vous
n'eussiez aucun doute sur la valeur intrinsèque de l'ou-
vrage, je me serais contenté d'ajouter (un peu plus bas
eu:^ore) le nom de son auteur, j'aurais nommé M. Frédéric
Baudry, Puis je vous aurais donné un aperçu de la table
analytique des matières, afin que vous comprissiez sans
peine qu'il s'agit ici du livre le plus complet et le plus
pratique sur le parallèle des trois plus belles langues du
monde.
Non content de cette première faute, j'aurais lâchement
révélé le secret d'une lettre que m'adresse le savant pro-
fesseur à l'université d'Iéna, M. Auguste Schleicher.
Vous savez déjà, peut-être, que l'auteur du Compendium
der vergleicJienden Grammatik der indo-germanisc/ien
Sprac/ien a publié naguère dans ses Beiiraege etc., une
jolie fable en langue aryaque, Awis alwàsas la, la Bre-
bis et les Chevaux {ovis equi-giie, comme sonnerait le
— 228 —
latin). Eh bien! mon intention était d'annoncer au
monde savant cette bonne nouvelle, que ce n'était là
qu'un avant-goût d'une Chrestomalhie indo-européenne
dont le manuscrit est achevé, et qui paraîtra dans le cou-
rant de l'année prochaine.
Je sais bien que ce n'est pas gentil du tout d'être indis-
cret de la sorte; mais je vous aurais dit tout, oui, tout,
ma foi ; mais j'ai songé aux droits inviolables de Dame
Critique, laquelle, m'assure-t-on, veut expressément
qu'un livre ait paru avant qu'il soit permis d'en parler,
soit avec blâme, soit avec éloge. Et voilà pourquoi je me
tais, quoi qu'il m'en coûte. C'est si beau la discrétion!
H. Chavée.
Grammaire générale indo-européennej suivie d'extraits de
poésie indienne, par F. -G. Eichhoff. — Maisonnouve, édi-
teur. — 1867.
Il y a trente ans passés, M. Eichhoff publiait son
Parallèle des langues de l'Europe et de l'Inde. On sait
de quels secours fut pour l'avancement des études phi-
lologiques en France cette synthèse de notre système
linguistique. La Grammaire que publie aujourd'hui
M. Eichhoff est conçue d'après la même idée générale et
procède de la même façon synthétique.
Dans ce nouveau volume, il est aisé de reconnaître
quatre parties distinctes.
La première traite des Sons et des Lettres (1 — 42), et
constitue un exposé des éléments phoniques; elle contient
un résumé de la question paléographique : l'auteur amis
en regard des caractères grecs et latins, les types phéni-
ciens correspondants. Les premiers ne dérivent pas im-
— 229 —
médiatement de ceux-ci, mais la filière se peut restituer
sans trop d'hésitation. On connaît les travaux récemment
publiés sur ce genre de recherches si curieuses (1); les
résultats acquis à l'heure qu'il est sont trop importants
et trop assurés pour être passés sous silence dans un
livre consacré à l'enseig-nement. Les quelques pages que
j'ai en ce moment sous les yeux sont loin à coup sûr
de pénétrer à fond cet intéressant sujet ; elles en donnent
au moins les notions fondamentales, inconnues à tant
d'humanistes.
En ce qui concerne la phonologie, l'auteur, au milieu
des grandes classifications et des vues d'ensemble, a le
très heureux souci de relever quelques-uns de ces faits
particuliers si déplorables, tels que la prononciation
absurde i des q et u de l'ancien grec ; celle non moins
ridicLile ri de la voyelle r, l'insertion, dans les mots
allemands, d'un h privé de sa valeur aspirée et servant
uniquement à marquer les syllabes longues.
La seconde partie traite de la déclinaison et de la con-
jugaison, des pronoms, des préfixes, des adverbes; la
troisième est consacrée à l'étude des racines et offre un
vocabulaire étymologique.
Je ne puis discuter ici les théories et les rapproche-
ments de M. Eichhoff. Au surplus, à peu de chose près,
ce nouveau volume reproduit les doctrines bien connues
du Parallèle de 1826.
J'arrive à la dernière partie. L'auteur donne en quelque
sorte un t ableau de la littérature indienne, et reproduit
un certain nombre de fragments poétiques tirés du re-
(1) Voir la très intéressante « Introduction à un mémoire sur
-a propa galion do l'alphabet phénicien, » par Fr. Lenormant.
iaris, 1866.
— 230 —
cueil des lois de Manou, du Ràmâyana, du Mahâbliârata,
fragments traduits par lui en hexamètres latins. Ce que
je ne saurais assez louer, c'est l'ardeur qu'apporte
M. Eichlioff à faire comprendre la grandeur, la beauté
de ce génie indien, même à côté du génie hellénique. Je
ne saurais résister au plaisir de reproduire la page sui-
vante :
« L'Inde et la Grèce s'éloignent dans les manifestations
« de leur génie, mais non dans cet élan généreux, dans
« cette vive ardeur vers le beau, qui ont produit chez
« elles tant d'œuvres excellentes. Que plus tard l'Inde,
« inférieure en goût, quoique supérieure en principes,
« ait matérialisé ses images dans la poursuite stérile de
« phénomènes insaisissables, pendant que la Grèce les
« idéalisait sur le type de la beauté humaine, l'origine
a n'en est pas moins la même ; la poésie échappe à ce
« fâcheux contraste, et ces deux grandes littératures
« s'unissent fraternellement à leur berceau. Analogues
« d'origine, elles le sont dans leurs développements
« principaux ; jamais eljes ne s'écartent l'une de l'autre
« au point de ne pouvoir être comparées dans les limites
« de la nature indienne et de la nature grecque, l'une
« puissante, splendide, gigantesque; l'autre tempérée
« dans sa forme et gracieuse dans sa simplicité. Un bril-
« lant anthropomorphisme forme la base de leurs my-
« thologies ; de riches et poétiques légendes rap-
« prochent les divinités des deux peuples ; leurs actes
« sont également empreints des passions les plus vives et
« les plus émouvantes , alternative souvent inexpli-
« cable d'égarement et de noblesse, toute différente de
« l'impassible gravité des dieux de l'Ég-ypte et de l'As-
« syrie. Les Grecs sont les frères des Indiens dans leurs
« tendances comme dans leur langue, parce qu'ils sont
— 231 —
« leurs frères en esprit, en sensibilité, en enthousiasme,
« parce que leur imagination féconde eût inventé des
« types analogues, quand même la communauté de sé-
« jour n'eût pas jadis uni les deux nations, à l'aaroœ de
« leur existence, sur les hauts plateaux de l'Asie. »
A. HOVELACQUE
De Vorigine des dénominations ethniques dans la race
aryane^ par M. Jules Baissac. Maisonneuve^ éditeur.
La philologie et la mythologie comparées sont si peu
cultivées en France, même par les historiens, qu'il est
toujours agréable de voir une nouvelle recrue de ces
sciences affirmer, par une publication, son amour pour
de semblables études. Le champ est vaste et fécond, bien
que peu cultivé. Il y a là de quoi faire pour un travail-
leur ; il y a là de quoi découvrir pour un chercheur.
Aussi félicité-je grandement M. Jules Baissac de sa ten-
tative. La brochure que j'ai sous les yeux est remplie
d'aperçus originaux, d'hypothèses brillantes, de combi-
naisons ingénieuses. Elle démontre une vive ardeur
d'investigation et un violent désir de connaissances
nouvelles. Tout cela est fort louable ; mais il me semble
que M. Baissac eût pu être plus réservé dans ses étymo-
logies. Dans sa hâte, bien naturelle du reste, d'arriver à
une conclusion, de formuler une synthèse , il s'est laissé
aller à un grand nombre d'explications hasardées. Il se-
rait trop long de citer toutes les erreurs étymologiques
de la brochure ; il y a, par exemple, tout un système des
plus compliqués sur l'origine des Phrygiens, qui deman-
— 232 —
derait une réfutation au moins aussi étendue que tout ce
que dit M. Baissac sur ce sujet.
Je citerai cependant l'étymologie de slave : on sait
qu'en russe sloww veut dire « je parle, » et slawa sig'ni-
fie « la gloire. » Or, M. Baissac, qui veut voir dans tou-
tes les dénominations ethniques de notre race un sens de
lumière et d'éclat et en même temps de blancheur, dit
que... « dans le radical slowo, le sens de parole n'est pas
le sens originel. De même qu'en sanskrit et en grec, où
nous verrons plus loin l'idée de parler, se développer de
celle de hriller ; ce s^ns est dérivé de splendeur ou éclat
contenu dans la forme slawa... Certes, plusieurs fois un
verbe au sens de luire a pris un sens àQ parler-, ainsi le
grec çY][xi est pour un BHAmi, aryaque et sanskrit qui si-
gnifie «je brille. » Mais, dans le cas de slawa, il ne s'est
rien passé de semblable ; il existe eu aryaque une racine
KRU, skr. cru, qui a donné au skr., même à l'époque vé-
dique, gravas, la gloire, en grec xAépoç ou xXéoç, en latin
clamor, et en slave slawa avec changemeet de g en s, et
dans cette famille aucun mot dans aucune branche des
langues indo-européennes n'a jamais représenté une
idée de lumière. Je le répète, si l'espace ne me manquait,
je citerais un grand nombre d'étymologies aussi et même
plus hypothétiques que celle-ci.
Ce qui manque à M. Baissac, c'est le respect de la pho-
nétique; ce qui l'induit à faire des étymologies à la Mé-
nage, c'est qu'il ignore les lois qui empêchent telle con-
sonne radicale de se transformer en grec ou en latin en
telle autre consonne donnée. Ainsi du bh aryaque, qui
ne peut être en grec au commencement des mots qu'un
ç, et en latin, un h ou un/; ainsi du dh qui forcément
devient un 0 grec, etc.
D'autre part, la brochure contient une fausse théorie
— 233 —
du nom qui est bien préjudiciable aux recherches philo-
logiques de l'auteur. < Il y a des auteurs, dit-il, notam-
ment les grammairiens de l'Inde et la plupart des sans-
kritistes d'Europe qui préfèrent dériver le substantif du
verbe; mais, s'il est vrai, pour les noms abstraits ou
d'action, qu'ils sont généralement formés des verbes
auxquels ils correspondent, l'action étant postérieure à
l'initiative de l'agent exprimé par le verbe proprement
dit, c'est beaucoup moins exact pour les mots concrets,
qui sont les images, et conséquemment, la reproduction
plus ou moins immédiate des choses elles-mêmes. »
Les lecteurs de la Revue, qui auront lu le remarquable
article de M. Abel Hovelacque sur la dérivation (voir plus
haut, p. 166), feront aisément justice d'un système qui
n'est du reste appuyé sur aucun argument sérieux dans
la brochure dont il s'agit.
Enfin, je ferai observer à M. Baissac qu'il eût dû étu-
dier plus attentivement le Rig-Véda; s'il l'eut possédé
aussi bien qu'il possède le savant ouvrage de Kuhn sur
Les origines du feu et du breuvage céleste, il n'aurait pas
répété le mauvais jeu de mots qui fait venir l'épithète
d'Apollon, 7.u-/.£toç, de >.uy.Y], lumière, tandis qu'il vient
bien de }.6y.oç, loup, comme les anciens l'avaient compris.
Le Rig-Véda fait deux fois mention de la transformation
du soleil en loup pour s'unir à la noire Saranyu^ la louve
céleste. (I, 116, 117.)
Malgré toutes ces critiques, la brochure de M. Baissac
dénote un esprit curieux d'études peu suivies en France,
et pourtant bien précieuses pour la science de l'homme
et des nations diverses. Mes observations elles-mêmes
sont une preuve du cas que l'on doit faire de ce petit ou-
vrage. Il paraît si souvent des élucubrations qui ne mé-
ritent même pas la lecture! Ce n'est certes pas le cas du
i6
— 234 —
travail de M. Baissac; le temps, l'étude des maîtres, la
méditation patiente des textes donneront à ses œuvres
une exactitude qui ne nuira en aucune façon à leur ori-
ginalité.
Girard de Bialle.
Les langues mandêennes.. — Die Mande-Neger-Sprachen,
psychologisch und phonetisch betrachtet, von D'' H. Stein-
thal. Berlin, Duemmler, 1867.
C'est un rude piocheur que M. Steinthal. Philosophe,
psychologue et ling-uiste, il est le vrai continuateur de
Guillaume de Humboldt, qui, lui aussi, était philosophe,
psychologue et linguiste. Comme son maître, il aime les
vastes synthèses. Ennemi du terre-à-terre et du détail à
perpétuité, il s'élève d'ordinaire assez haut pour voir
beaucoup de choses à la fois. Sa Caractéristique des
principaux types de structure du langage est sans con-
tredit le meilleur ouvrage que nous possédions sur le
classement des langues de notre globe (1) .
Au congrès philologique de Meissen, en 1863,
M. Steinthal avait prononcé sur les rapports de la psycho-
logie avec la philologie et avec l'histoire un discours
qu'il développa et publia l'année suivante en une forte
brochure in-8° (2).
Or, le psychologue du discours de Meissen se retrouve
(1) Characterîstik der hauptsaechlichsten Typen des
Sprachbaues . Berlin, Duemmler, 1860.
(2) Philologie, Geschichte und Psychologie in ihren
gegenseitigen Be!{iehungen ; Ibid. i8G4.
- 235 -
tout entier dans l'œuvre que nous sommes heureux d'an-
noncer aujourd'hui à nos lecteurs. Ce n'est pas, en effet,
pour nous apprendre à parler et à écrire la langue des
nègres mandéens que M. Steinthal a laborieusement
analysé cet organisme spécial de la pensée humaine;
c'est pour nous faire entrer profondément dans l'âme de
cette variété de notre espèce, et l'auteur a raison de dire
dans sa préface que son livre s'adresse autant aux psy-
chologues qu'aux linguistes de profession.
La famille des langues mandéennes comprend quatre
dialectes : le mandé, le vai, le soso et le bambara. Comme
il y a peu d'années qu'on les écrit, leur phonétique était
difficile à établir, et pour l'extraire des observations et
des manières d'orthografier des Macbrair, des Koelle (1),
des Wilhelm, des Dard, etc., il fallait, je le reconnais
volontiers, une singulière finesse d'esprit et d'oreille.
Entre a eti trois nuances à'e; entre a et u (ou) trois
nuances à'o ; plus trois voyelles nasales (une moins que
nous) ; et ces variétés vocaliques sont représentées par
des caractères gravés tout exprès pour la chose.
A part le mandé qui n'a pas de g, les trois paires d'ex-
plosives (P-B, T-D, K-G) sont partout au complet. Il en
est de même des trois nasales m, n, n, — des deux rou-
lantes r, ?, — des semi-voyelles y, w et des soufflantes
^, s. Mais si le vai possède /et t) (comme il a 5 et «), le
mandé n'a que la forte/, tandis que le soso ne possède
ni l'un ni l'autre de ces deux soufflantes des lèvres.
Quant à la morphologie, elle semble tout entière do-
minée par cette seule loi : En dehors des pronoms i, toi,
(1) En dehors de sa Polyglotta africana^ Koelle a écrit en
anglais un traité de la langue vai : Outlines of a Grammar of
the Vei'language. Londres, 1854.
- 236 —
et a, lui, il, ce, toute syllabe est ouverte avec une con-
sonne d'attaque, c'est-à-dire qu'elle commence par une
consonne et finit par une voyelle, l'assonnance nasale
étant considérée comme ne fermant pas la syllabe : la^
être couché; li miel; lo7i, jour ; ba, fleuve, et baba, mer;
si, nuit, et sino, dormir; ta, aller et a ta-ia, il est allé ;
bula, laisser; damuta, se taire; dondola, guêpe. Vous le
voyez, les Mandéens ont des mots d'une, de deux et de
trois syllabes. Les vocables de quatre syllabes, comme
kobarasa, côte, et ceux de cinq, comme munneatinna^
pourquoi {en mandé), sont excessivement rares.
De grammaire proprement dite, point la moindre trace.
Les mots mandéens sont, en effet, privés de ces formes
variées et transitoires correspondant aux divers rapports
qu'ils soutiennent souvent entre eux. Un exemple : La
racine verbale entre toute nue dans la phrase. Franche-
ment aoristique, elle est à tous les temps, à tous les modes.
Ainsi : ^o, dire, formera a ho (lui dire), il dit ; a ko, il
disait, etc.; fa, venir, donnera a /a (lui venir), il vient,
il vint, il venait. C'est à l'ensemble des circonstances de
préciser tant bien que mal s'il s'agit du présent, du passé
ou du futur. C'est le moment d'ajouter qu'un certain
nombre de mots et de suffixes remplace çà et là, comme
en chinois, quelques-unes de nos admirables flexions
indo-européennes. C'est que ce n'est pas le tout de sentir
et de comprendre en bloc, il faut encore que, dans leur
ensemble, les facultés artistiques soient assez puissantes
et assez éclairées par les facultés d'analyse pour mettre
dans la parole tout ce qui est dans la pensée, pour donner
à chaque élément d'une idée complexe un représentant
sonore dans ce corps syllabique de l'esprit que nous
appelons langue. Et n'oublions pas, je vous prie, qu'il
s'agit ici des tendances spontanées des besoins intellec-
— 237 —
tuels et artistiques de notre tête. Il y a l'instinct de l'in-
tellig-ence, comme il y a l'intelligence de l'instinct.
S'il n'y a pas de grammaire proprement dite chez ces
bons nèg-res, il y a, en revanche, une syntaxe et une
syntaxe fort orig-inale, au moins par son incroyable uni-
formité. Toujours le sujet ouvre la phrase, même dans
L'iNTEaROGATioN. Toujours l'adjectif vient après le subs-
tantif qu'il qualifie et de même l'adverbe suit toujours le
verbe. Après le sujet, le verbe ; après le verbe, son com-
plément. Dans la syntaxe des propositions, tout dépend
de la n.iture des conjonctions employées. Mais ici,
comme la plupart du temps, nos formules les plus exac-
tes ne vaudraient pas quelques phrases empruntées au
dialecte mandé. Nous choisissons les suivantes dans
l'ouvrag-e du savant professeur berlinois.
A ta-ta minto-W? Lui allé-est où-ce? où est-il allé?
Le mut ta suffixe sert à marquer les intransitifs.
A ta-ta marseo-to. Lui allé-est marché-vers, Il est allé
au marché.
A kandia-ia-le kunu. Cela chaud-était-ce hier. Hier il
faisait chaud.
A to ndil De-liii (son) nom quel? Quel est son nom?
On voit que, selon la phrase, a, lui, est au nominatif
ou au génitif.
Si l'instinct du langage poussa les Mandéens, comme
il poussa Je Sémites, à se servir de M pour interroger
{mu'iï, en syro-arabe : mi, qui? wa, quoi?), les deux races
furent loin de se rencontrer dans la création spontanée
des pronoms de la première et de la seconde personne : i
qui, dans tout le sémitisme, est le pronom de la première
personne (cfr. hébr. an-i. anôh-i^ je moi, el-i, Dieu de
— 238 —
moi) (1) est, dans tout le mandéisme, le pronom de la
seconde :
Ilafi-ta munne-la^ Tu désires (désirer) quoi ? Qu'est-ce
que tu désires?
Iho dit Tu dis (dire) quoi ? Que dis-tu?
J hontinyo Jln-ta. De toi clievelure noire-est. Ta che-
velure est noire.
Du génitif i de toi rapprochez le génitif {in peito) a,
de lui.
Comme exemple d'euphonie (c'est « symphonie a qu'il
faudrait dire), je citerai cette phrase familière :
Wo di n-na. Cela donner à moi-ce. Donnez-moi cela.
Ici la particule objective la organique devient na par
influence du n du pronom la première personne.
Avais-je raison de dire que tous les psychologues trou-
veront à tirer du curieux volume de M. Steinthal une
ample moisson de graves et décisives conséquences?
H. Chavée.
Sur quelques formations du pluriel dans le verbe indo-
germanique, par Th. Benfey (2).
On sait que le duel est une simple variante du pluriel.
Dès le début de son étude, M. Benfey nous remet en mé-
(1) Dans mon mémoire Les Langues et les Races (Paris,
Chamorot, 1862), p. 41, j'ai expliqué comment le support anok
ou anak dans anoki, anaki, moi, était seul resté, sous les for-
mes anah, ana', pour représenter la première personne dans
quelques dialectes.
(2) Uebcr einige Pluralbildungen des indogermanischen Vcr-
bum. — Goetlingen 1807. (Tiré du xiii" vol. des Dissert, de la
Soc. roy. des sciences, de Goetlingen.)
— 239 —
moire ce fait bien connu : Le vasi organique, première
pers. du duel, nous reporte au masi de la première pers.
du pluriel (se rappeler S3S suffixes mnt et mant); l'élément
de la seconde personne est réductible au tvasi (et non
tasi) de la seconde personne du pluriel.
Les trois personnes du duel et les deux premières du
pluriel ne se distinguent de celles du singulier, ajoute
M. Benfey, que par l'annexion aux dites désinences de
l'élément si. Il y a là une grosse question tranchée par
une affirmation gratuite.
Sans doute, ma, ta sont les types d'où proviennent mi,
H ; mais il me semble difficile d'admettre que ma et ta
soient, non pas l'origine radicale, mais la réalité des
éléments personnels du singulier. Ou il faut admettre
avec M. F. Mûller (Beitr. ii 351 ss) que les éléments du
singulier sont m, s, t et non mi, si, ti, et tenir simple-
ment ^^ de daclhâmi, vfyr^\i\. comme signe du présent, ou
bien il convient d'accepter l'opinion que mi est simple-
ment la forme active de ma, ti celle de ta. (Voir ci-des-
sus mon art. sur les Eléments de la Dérivation.)
Je n'admettrai pas davantage que la forme typique
toute première de la troisième pers. du pi. ait été anta.
Je restitue ici non pas anti, mais nti. 11 est évident que
si un thème en a, par ex. bJiara, le sk. eût eu à joindre
anti, il nous eût présenté non pas hJiaranti, mais hha-
rânii. C'est un phénomène sur lequel j'ai eu l'occasion
de ra'expliquer plus haut au sujet de la prétendue forme
at, ant des principes actifs.
Si l'on m'objecte que le sk. a dit stuvanti ils chantent,
intercalant précisément un v euphonique, à cause de Va
désinentiel, je répondrai qu'ici à la vérité la terminaison
a bien été anti et a nécessité dès-lors l'intriuson du v ;
mais j'ajouterai qu'il n'y a là qu'un fait d'analogie fondé
— 240 —
sur une méprise. L'Indou ne vit pas que dans hharanti^
il avait affaire à un thème hJiara, : il lui sembla que c'é-
tait tout bonnement à la racine èhr, bhar que s'annexait
une terminaison anti. On comprend comment voulant
joindre cette fausse désinence aux radicaux en u, malen-
contreuse tendance à l'analogie, il dut recourir kun v
intercalaire : *stunti eût été logique, stiovanti n'est qu'un
pastiche barbare.
M. Benfey donne quelques pages fort intéressantes et
instructives à l'examen de la morphologie de son pré-
tendu anta. Est-ce ou non un composé dumdva, c'est-à-
dire comprenant plusieurs vocables simplement juxtapo-
sés? Si oui, M. Benfey préfère à la dissection an-ta pro-
posée par M. Schleicher, celle a-na-ta. Il est manifeste
que M. Schleicher, tenant comme élément simple ce pré-
tendu an est à côté de la réalité. des faits. Il n'y a aucun
démonstratif ana : les vocables sk. anya^ antara et au-
tres ne présentent qu'un démonstratif a dérivé par un
déterminatif wfl^.
Ici commence le côté vraiment neuf du travail de
M. Benfey. La désinence de la troisième pers. plur. du
parfait redoublé sanskrit, îcs, est pour anti^ c'est là un
fait que personne ne conteste : si donc hibhidus ils ont
fendu, est pour *bihîiidanii, pourquoi hibhidatJms vous
avez fendu tous deux, hihJiidatus ils ont fendu tous deux,
ne seraient-ils point pour * bibJiidathanti, *bibMdatanti ?..
Le parfait redoublé n'est, au bout du compte, qu'un pré-
sent redoublé. Or si cela est vrai, si thasi est né de ihanti,
tasi de tanti, rien ne s'oppose à ce qu'on assigne une
naissance tout analogue à l'élément du pluriel , onasi, à
celui du duel vasi : le premier conduirait à un organiquo
mardi, le second à aariti. M. Benfey arrive donc à un élé-
ment rm^j caractéristique du pluriel et du duel, sa va-
— 241 —
riante. C'est à la désinence propre à la troisième per-
sonne du pluriel que l'on aurait ainsi demandé la dési-
gnation générale de ce nombre et de son provenant le
duel. Et d'où vient un pareil choix? Abstraction faite,
dit M. Benfey, des noms qui par eux-mêmes dénotent la
pluralité, dans les désinences verbales aucun élément
n'est plus apte que cette troisième pers. du plur. à carac-
tériser la multiplicité. Comme quoi la personne en ques-
tion est apte de sa nature à déterminer la notion plurale,
nous en voyons une preuve dans la façon dont est formée
en grec la troisième pers. du plur. de l'impératif : à la
personne correspondante du singulier rj-iéxw qu'il frappe
TiÔîaOw qu'il se pose, s'annexe simplement la troisième
pers. plur. de l'imparfait du verbe in, être : -'j--£xw-aav,
TtÔ£cO(i)-(7av, qu'ils frappent, qu'ils se posent.
Je ferai remarquer seulement que M. Benfey, en ad-
mettant encore anti et non nti retombe de rechef dans la
conception inadmissible d'un a élidé. Supposons que la
première personne du sing. de l'aryaque as être, soit
asma, si l'élément du pluriel est anûi devenant asi, j'au-
rai à la première pers. du plur. asma-\-anii^=usmânti^
puis asinâsi, ce qui est absolument faux : nous avons tout
bonnement asmasi. Au. surplus, cette prétendue élision
m'a déjà occupé tout à l'heure et je n'insiste pas.
Avec cette forte dose de conscience qui distingue le
moindre de ses écrits, M. Benfey consacre à l'étai de
divers points de vue secondaires, auxquels il avait dii se
placer dans l'exposé de sa théorie, la dernière partie du
traité en question. A l'égard de la théorie elle-même,
est-elle appelée à s'affirmer par des faits concluants,
n'arrive-t-elle qu'à être tenue pour un ingénieux para-
doxe? Voilà ce que je n'ose décider. En tout cas, passant
sous le couvert d'un nom aussi considérablement auto-
— 242 —
risé , elle réclame le plus sérieux, le plus scrupuleux
examen.
A. HOVELACQUE.
Dans le nombre des ouvrages de philologie récemment
publiés, nous devons recommander spécialement à l'at-
tention de nos lecteurs une monographie de M. Ed.
Lùbbert sur ces formes secondaires faxim^ dederîm, de-
dero, capso et autres analogues. Futur et passé, conjonc-
tif et optatif passent en latin de ces compromis étran-
ges qu'il est à la fois indispensable et intéressant d'étu-
dier d'un peu près.
(Grammatische Studien. — P»" Theil. Der Conjunctiv
Perfecti und das Futurum exactum in aelteren Latein.
1867. F. Hirt, in Breslau. A. H.
Dictionnaire des Racines indo européennes. — Wiir^el-
Woerterbuch der indo - germanischen Sprachen , von
Aug. Friedr. Pott. 2 vol. in- 8"; Detmold, Meyer, 1867.
Qui n'aime les encyclopédies? Quel est l'esprit labo-
rieux qui ne voudrait avoir là sous la main tout ce qui
a été cherché, trouvé, pensé, discuté, infirmé ou con-
firmé sur chacun des vastes domaines soumis depuis
des siècles aux investigations de la grande curiosité?
N'est-ce pas ce besoin général des grands ensembles,
des Corpora {Corpus Juris)^ etc.), des Somfnes., etc.,
qui explique le succès de tant de dictionnaires univer-
- 243 —
sels d'histoire, de géographie, de médecine, etc., etc. ?
Quel est le linguiste qui n'ait rêvé d'un dictionnaire
universel et comparatif de toutes les langues indo-
européennes? Et tenez, en songeant à tous les prodiges
opérés chaque jour par le parallèle intégral de toutes
ces langues sœurs, sous les rigueurs d'un code phoné-
tique de plus en plus complet, ne vous êtes-vous pas
mis vous-même à faire le plan d'un registre aux actes
de naissance" de tous les vocables de l'Inde, de la Perse
et de l'Europe? Pourquoi ne mettrait-on pas sous chaque
racine aryaque, soit verbale, soit pronominale, tous les
produits de cette racine en sanskrit et en zend, en grec
et en latin, en gaélique et en kymrique, en gothique
et en tudesque, en slavon et en lithuanien?
C'est vrai! Pourquoi pas? Ainsi pensa sans doute
M. Auguste-Frédéric Pott, professeur de linguistique à
l'Université de Halle, lorsqu'il entreprit l'œuvre monu-
mentale qu'il a complètement refondue dans la nouvelle
édition dont nous annonçons aujourd'hui les deux pre-
miers volumes. Ces deux énormes fascicules, compre-
nant ensemble 1,379 pages, ne sont pour l'auteur que
les deux tomes de son premier « Baiid » ayant exclusi-
vement pour objet les racines terminées par une voyelle
(a, i, u, û, v).
L'érudition de M. Pott m'effraye. Cet homme a tout
lu, tout compulsé, la plume à la main, non pas seule-
ment pour résumer les données essentielles, mais encore
et surtout pour ramasser des détails curieux ou piquants,
un mot de Girault-Duvivier comme un mot de Cicéron.
Comme dirait Maître François, le professeur de Halle
n'est pas uniquement un despumateur de vocables et un
extracteur de quintessence, c'est encore un grand ama-
teur d'anecdotes philologiques; c'est le plus amusant
~ 244 —
des linguistes, je parle des linguistes qui sont amu-
sants.
Oui, comme répertoire, je ne sache rien de plus pré-
cieux que ce Wurzel-Woerieo'buch de M. Pott. Pour ne
parler ici qu'au seul point de vue des indianistes, vous
trouvez là très habilement combinés et Winlkins, et
Eosen, et Westergaard, et Bopp, et les divers glossaires
de Benfey, et le grand dictionnaire sanskrit de Saint-
Pétersbourg, cités en anglais, en latin, en allemand, etc.
Mais au point de vue de la critique, ce vaste Thésaurus
paraissant en 1867, est-il bien tout ce qu'il pouvait
être ? Je suis loin de le penser. Qu'y manque-t-il donc ?
Une seule chose, l'unité aryaque. Ce n'est pas sous leur
forme sanskritique, parfois si profondément gâtée, qu'il
fallait citer et coordonner les racines indo-européennes,
c'était sous leur forme commune, originelle, primitive,
organique; enfin, sous la forme invinciblement affirmée
par le parallèle rigoureux des idiomes congénères. Dans
un dictionnaire de la vieille langue des Brahmes, j'aime
à voir citer telle quelle une prétendue racine jnâ, con-
naître ; mais en tète de toute la famille dont le vrai père
est le verbe simple GA, fléchir, d'où rompre, diviser^
tuer, et, par image, distinguer, discerner^ connaître
(voir plus haut, p. 157, § 10), mettre la forme contractée
jnâ, du verbe noiauvài jânâ-mi, cela n'est plus sérieux.
L'aryaque GAna, fléchi, recourbé (cfr. latin GEna, la
recourbée, l'arquée), frère passif de l'actif GAnu, le flé-
chissant (cfr. lat. GEnu), est un thème nominal, un
dérivé du simple GA (de la tribu de GHA, GHH, GU,
GR, courber, fléchir) par le pronom na, un simple parti-
cipe parfait passif. Quand il se conjugue en GAna-mi, il
signifie forcément je fais des GAna, je Distingue, je
Discerne, je coGnoi5, je sais, cfr. les prétendues racines
— S45 -
md, savoir, et vidh^ diviser, le lat. putarej couper et
penser, etc.
J'ai pris cet exemple entre cent pour montrer com-
ment M. Pott ne distingue pas entre un verbe simple ou
monosyllabe verbal irréductible, et cet être de raison
que les grammairiens appellent racine. Cette confusion
entre corps simples et composés dans la chimie de la
parole ôte au Dictionnaire du célèbre linguiste ce cachet
de profondeur analytique qu'on était en droit d'attendre
de l'un des plus hardis fondateurs de la science nou-
velle.
J'ai pour la distribution des vocables par série alpha-
bétique tout le respect qu'elle mérite ; mais il me semble
que des classes, des ordres et des tribus naturels des
verbes simples aryaques était un genre de classement
digne de tenter Tintelligence et le courage d'un homme
tel que M. Pott.
Souvent deux, trois, quatre, cinq racines ne sont
que le même verbe aryaque à différents états. Voici,
par exemple, DHU, souffler, venter, remuer fortement,
qui, par son guné dJiamâmi , donne , avec m = v ^
dhamâmi. Ce dhamâmi^ qui est aryaque et sanskrit,
contracte souvent son dhamâ en dhmâ. Et ces bons
grammairiens hindous de traiter ce dhmà comme une
racine nouvelle, ce qui est pardonnable ; et M. Pott
de traiter d'abord (p. 185) la forme dérivée et altérée
dlimCi^ parce qu'elle se termine en «, pour rejeter à
882 pages de distance l'étude de la forme fondamentale
DHU, skr. dliû, ce qui n'est pas pardonnable du tout,
parce qu'elle finit en î^ !! Pour Dieu ! quod natura con-
junxit homo non separet. Toujours impitoyable pour les
attractions naturelles des vocables entre eux, M. Pott
dispersera aux quatre coins de son dictionnaire dw et
— 246 —
dam, yu et yam, yu et yuj, qui, vous le savez (et M. Pott
le sait aussi bien que nous), sont tous de très proches
parents on ne peut plus désireux de la vie de famille, en
dehors de laquelle il est parfois difficile de bien appré-
cier tous leurs mérites, toute leur valeur significative.
Les nuances, M. Pott, les nuances !
Malg-ré ces réserves, il m'est impossible de ne pas
applaudir, et de tout cœur, à la vaste entreprise d'un
savant que j'ai volé tant de fois, et que je me propose de
dévaliser encore en maintes circonstances, le tout sans
vergogne aucune, mais non sans une profonde et sincère
reconnaissance.
H. Chavée.
Le Gérant^
MAISONNEUVE.
TABLE
Pages
Aryaque et Sanskrit, par M. Michel Bréal. J2S
Le? Variations du V aryaque, par M. Jules Oppert. 128
Idéologie positive. — Familles naturelles des idées
verbales dans la parole indo-européenne, par M. H.
Chavée. 138
Les Éléments de la Dérivation, par M. Abel Hovelacque. 166
Sur la Déclinaison indo-européenne et sur la Décli-
naison des langues classiques en particulier, par
M. A. de Caix de Saint- Aymour 204
Études védiques, par M. Girard de Rialle. 215
Étymologie aryo-romane. — Regret, Regretter, par
M. H. Chavée. 223
Bibliographie. 227
ERRATA
Page ] 32, ligne 20, au lieu du gr. ZtS (îo), lisez gr.
piS (îâ).
Page 148, ligne 25, au lieu de « presses, » lisez
« presser. »
Page 152, dernière ligne, au lieu de bXpoç, oXFottjT,
lisez oXpoç, oXpoxïjT.
Paris, — Typ. Alcan-Lévy, boul. de Clichy, 62
REVUE
LINGUISTIQUE
PHILOLOGIE COMPAREE
PARIS.— TYP. ALC VN-I.ÉVY, BOUL. DE CLICHY, 62.
REVUE
DE
LINGUISTIQUE
ET DE
PHILOLOGIE COMPARÉE
Recueil trimestriel
DK DOCUMENTS POUR SERVIR A LA SCIENCE POSITIVE
DES LANGUES, A l' ETHNOLOGIE,
A LA MYTHOLOGIE ET A l'hISTOIRE
TOME PREMIER
IIP Fascicule — Janvier jS68.
■'^=^5^^^-
PA R I S
MAISONNEUVE ET O», LIBRAIRES-ÉDITEURS
1 5 , QUAI VOLTAIR'i '
IDÉOLOGIE POSITIVE
FAMILLES NATURELLES
DES
IDEES VERBALES
DANS LA
PAROLE INDO-EUROPÉENNE
2'»'' article
En ouvrant cette dissertation sur le classement des idées
verbales indo-européennes, j'ai dit comment j'avais été con-
duit à la découverte de la seconde des deux lois qui présidè-
rent à la création, d'ailleurs toute spontanée, des monosylla-
bes verbaux de l'aryaque ou indo-européen primordial.
Remettre en sensation l'idée d'une action bruyante ou
sonore, à l'aide d'une syllable imitative du bruit ou du son
qui caractérise ou traduit cette action, telle est la loi de créa-
tion d'à peu près un sixième (une cinquantaine environ) des
verbes simples dans la parole organique et commune de la
plus belle des races blanches. Cette loi, — tout le monde le
— 254 —
sait, — est connue depuis longtemps sous le nom d'onoma-
topée (1).
Rappeler une action muette [comme presser, Jléchir, ten-
dre, étendre) par une imitation orale de l'effort causatif du
mouvement observé, telle est la loi de création des cinq autres
sixièmes des syllabes verbales simples de ce même parler
aryaque.
Par l'inévitable association des impressions tactiles et vi-
suelles perçues au moment de la création première de telle syl-
labe verbale, l'idée de la direction du mouvement à rappeler,
c'est-à-dire ici la notion de son mode spécial de convergence
ou de divergence, de compression ou d'expansion, ne pouvait
ne pas rester inhérente à ce geste oral destiné désormais à
remettre en sensation non-seulement l'effort plus ou moins
énergique, plus ou moins prolongé, senti et conçu tout à la
fois comme cause de ce mouvement, mais encore les effets
visibles qui en sont les conséquences nécessaires.
Qu'il soit pJionomime (mimant ou reproduisant une sensa-
tion auditive), c'est-à-dire qu'il naisse selon la loi de l'ono-
matopée proprement dite, ou qu'il soit procréé suivant la loi
de l'onomatopée dynamomimique (2), le monosyllabe verbal
(i) Par soi, ce mot grec composé ne signifie que facture ou
création du nom; l'usage lui a donné le sens de mot né d'une ou
plusieurs syllabesjD/îo«omime50uimitatives d'une action bruyante.
Je reprendrai parfois le sens étymologique.
(2) Qu'on veuille bien me pardonner de forger ici ces mots
nouveaux pour représenter des idées nouvelles. A vrai dire, le
terme « onomatopée » n'expose que le but, la création du mot ;
tandis que la phonomimique et la dynamomimique (qui mime la
force active en tant que sentie), sont les deux procédés d'art ins-
tinctif, les deux moyens d'imitation, le double comment^ la dou-
ble loi de cette création. On voit que, par « loi, » j'entends le
mode d'action déterminé et constant d'une cause connue ou in-
connue.
— 255 —
est le produit spontané d'une même cause intellectuelle ; cette
cause, essentiellement humaine, est le besoin de reconnaître
et de se constater à soi-même qu'on sait qu'on perçoit tel
mouvement, telle action. Ce besoin et la faculté de création
qui lui est proportionnelle ne disparaissent jamais entière-
ment, môme aux époques de tradition pure et simple d'un
langage tout fait. Qui de nous, à certains moments de surex-
citation sensitive, n'a créé soudain quelque syllabe, soit pho-
nomimique pour constater ou rappeler la perception de quel-
que bruit étrange, soit dynamomimique pour constater ou
rappeler la sensation causée par quelque étreinte trop vive,
par quelque spasme insolite, etc.,- etc?
Mais le moment n'est pas encore venu de donner aux ques-
tions d'art instinctif ou spontané que je soulève ici tous les
développements qu'elles comportent. Qu'il me soit seulement
permis d'accentuer quelque peu l'expression de ma pensée au
moyen d'un exemple. Dans le groupe d'orbservateurs aryens
où, pendant qu'on faisait des STRAta de terre ou des STRA-
mina de feuilles sèches, fut produit pour la première fois le
monosyllabe verbal dynamomimique STP (STAR ou STRA),
étendre (1), ces Aryas créateurs avaient-ils ou n'avaient-ils
pas conscience d'une dépense de force (2) plus considérable et
plus prolongée que celle qu'ils rendirent tout simplement par
TA, tendre, étendre , et d'où , par les thèmes nominaux
TAnu, étendant, et TAna, étendu, naquit la racine secon-
daire TAn, TENdre, éTENdre? Aux artistes de sentir, de com-
parer et de répondre. Mais revenons à la science positive.
(0 D'où skr. Slrnômi et strnâmi l gr. orcpeu), aiopvui^ ,
oxpwvv'jw; \at, sternere, stravi, stratum; goth. straujan, ail.
streuen, angl. to strew.
(2) Tout effort est une application et une dépense de la force
incessamment reconstituée par le système nerveux sous Texcita-
tion du système circulatoire.
— 256 —
En fait, il n'y a dans le langage indo-européen aucune re-
présentation directe, soit des fonctions du goûter, soit de cel-
les du flairer, soit, enfin, de celles de la vue.
Seules, les fonctions de l'ouïe et celles du tact y possèdent
leurs expressions orales propres.
En rapprochant ces faits décisifs de la double loi que je
viens de rappeler, je répéterai donc :
Au domaine de la phonomimique constituant la classe
BRUIRE se réfèrent les imitations orales des cris, des souf-
fl.es, des râclements, des déchirements, des craquements, des
grattements, etc. , etc. C'est là que l'oreille commande en sou-
veraine et que les couleurs de la voix jouent un rôle si impor-
tant, surtout dans la reproduction des cris des animaux.
Au règne beaucoup plus étendu des verbes dynamomimes
se rapportent toutes les imitations d'efforts qui s'adressent à
la sensibilité tactile générale par l'intermédiaire de l'ouïe.
Tels sont d'abord les monosyllabes verbaux peignant quelque
mode d'action de l'effort compressif, comme presser sur, po-
ser \Jiécliir^ tordre ; serrer, condenser. Telles sont ensuite les
syllabes verbales représentant une manifestation de l'effort
expansif, comme tendre vers, aller; étendre, croître ; ré-
pandre, semer, couler.
Dans un premier article (1), j'ai dit quelles furent dans le
monde des verbes indo-européens les individualisations diver-
ses subies par les idées verbales génériques Poser, Fléchir,
Serrer, composant à elles trois la classe PRESSER ou la
classe des idées à base d'effort compressif.
A ces trois idées mères constituant la classe PRESSER
sont de tous points opposées les trois idées génériques résu-
mant la classe TENDRE ou la classe d'idées à base d'effort
(i) Voir le 2« fascicule de la Revue de Linguistique, p. i38 et
suiv.
— 257 —
expansif : ce sont tendre vers -aller contrastant avec poser-
établir : étendre opposé diJlécJiir, répandre opposé à serrer-
condenser.
Je voudrais bien dire avec quelque clarté comment se font
les individualisations dans l'intérieur de la classe TENDRE.
Permettez-moi d'essayer.
* Classe TENDRE.
{ . — Genre Tenre vers — Aller.
Quels sont les éléments logiques contenus dans ce terme
aller "f.
Il y a là :
1° Effort ou application de la force ;
2" Obstacle, mais obstacle vaincu;
3" Changement de place.
Chez les êtres vivants, l'effort et l'obstacle sont dans le
sujet qui va : à chaque pas, à chaque bond, l'obstacle se re-
présente pour être surmonté de nouveau.
Souvent l'obstacle est extérieur au sujet dépensant quelque
chose de sa force pour donner l'impulsion : de Va/aire aller,
individualisation que nous trouvons représentée d'ordinaire
par mettre, jeter, envoyer (mettre en voie), comme dans I,
skr. î, 1" aller, 2° lancer ; I), skr. r, \° aller, 2" faire aller,
mettre en mouvement, émouvoir, exciter; Is, skr. is, 1° al-
ler, 2° envoyer, lancer, d'où im, javelot [lAculum). Qui ne
sait que jeter=jecter=jactare est un verbe dénominatif issu
àejacta {jactus, a, tim), participe passif de lÂ-c-io, je fais
aller, je jette, de YA, aller, l'une des trois formes revêtues
par I, aller, skr. i, lat. ire, etc., dans la conjugaison mul-
— 258 —
tiple à laquelle il fut soumis(l). Vg, qui devient Ag et RAg,
lat. Aoere MBoere, skr. rj, aj, s'individualise souvent en
diRloer, conduire.
De tous les verbes indo-européens I ou YA et ses substituts
habituels G A, GAM et 1} sont ceux qui présentent le plus
grand nombre d'individualisations de sens, et cela s'explique
par le seul fait qu'ils possèdent la signification la plus large,
la plus vague, la moins déterminée, enfin. Parmi ces parti-
cularisations de sens, il en est une vingtaine qui s'opèrent à
l'aide d'une ou de plusieurs prépositions (a^-ire , ab-ire,
trans-ire, sub'ire,co-ire, etc.); mais ce n'est pas de celles-là
qu'il s'agit dans ce travail. Les autres individualisations,
celles qui naissent du mouvement successif de la pensée, sans
changement essentiel dans le corps du vocable, proviennent
toutes ici de Ja prédominance plus ou moins exclusive, dans
l'esprit du parleur, de l'une des trois idées corrélatives conte-
nues dans les verbes simples I, GA, GAM (r=rGAW=GU),
R , aller. Ces trois idées sont celles des deux termes extrêmes
du mouvement exécuté et celle du milieu ou du chemin qui
sépare le point de départ du but ou du point d'arrivée. En re-
présentant par D le point de départ, par A le point d'arrivée,
et par G le chemin parcouru de l'un à l'autre, nous aurons
la figure
D G A
Quand la notion figurée par D préoccupera la pensée au
point d'effacer en quelque sorte les autres rapports accessoi-
res représentés par G et par A, I, GA, P, etc., signifieront
1° s'en aller, partir et, par euphémisme, mourir ; 2" quit-
(i) Fléchi, d'après les procédés de la l''^ conjugaison, 1 donne
ar, et skr. ayâmi (lat. eo= eiomi)^ je vais; d'après la deuxième,
il devient AImi, sk. êmi, gr. £T[j,t, je vais; et d'après la sixième,
ar. et skr. yâmi, je vais.
— 259 —
ter, laisser, abandonner. A côté de skr. yâmi, je vais, et
de yâmi^ je pars, il faut placer les participes passifs skr. ita
et gâta ^ mort, perdu. Tous les indianistes se rappelleront ici
ce beau distique du Râmâyana (VI, 92, 61) :
Gatâsur gatavêgo ' sau ralsasêndrô gatadyuWi
Papàta lyandanâd Ihûrnav, vrérô vajrahaiô yathâ.
Sans vie, sans vigueur, sans éclat, lui, ce roi des Raksasas,
tomba précipité (de son char) sur le sol, comme Vrtra frappé
de la foudre.
Si je mentionne sk. êta (ar. AIta), gunéde ita, trépassé,
c'est uniquement pour en rapprocher êtana, la mort, le dé-
part de cette vie. On se souviendra sans doute ici du êsêaxsv
des Grecs, du sono ito (je suis un homme mort) des Italiens,
du he is gone des Anglais, etc. , etc.
Quand s'en aller, qui est subjectif, s'adjoint un rapport
d'activité avec le point de départ, il devient objectif et, de la
sorte, s'individualise en quitter, laisser. Voici, par exemple,
F, aller, s'en aller, qui, par un thème nominal Pka, parti,
donne la racine secondaire RIk, quitter, abandonner, skr.
rie, lat. lie, liq, linq-uere, goth. lif-nan, gr. \vk, XetTu-eiv,
lith. liek-mi, je laisse. Voici encore un })arent collatéral de
GA, aller, le verbe simple GHA, qu'on retrouvera plus loin
avec le sens cY étendre et cV ouvrir, et qui, dans le genre al-
ler, signifie s en aller, laisser, délaisser. Par une loi pa-
thologique bien connue, l'explosive femelle G tombe devant
la sifflante H dans sk. M pour ghâ, d'où, jahâti (cfr. dadâmi,
S(5o)[j.t, etc., S*-" conjug.) il s'en va, il laisse, h/tna, l'abandon,
hâni et apahûni, la perte, la disparition, le manque.
Lorsque G l'emporte sur D et sur A, lorsqu'il s'agit, en
partant de n'importe où, de parcourir telle voie déterminée
pour arriver à n'importe quel but, le langage nous montre la
— 260 -
poursuite, la c/iasse, la recherche et, par une assimilation
d'idées qu'il opère à l'aide de l'esprit de causalité, le besoin,
le désir. A côté de son î, aller, le sanskrit présente son î,
poursuivre, désirer, implorer {tmm î-maM, nous te recher-
chons, nous t'implorons, disent à leurs dieux les chantres vé-
diques). C'est principalement sous la forme inchoative Isk
que le verbe I, aller, signifie poursuivre, chercher à attein-
dre, désirer, skr. ich (1), et, dans le skr. classique, icch ;
lithuan. ïeszhau, je poursuis, je recherche, russ. iszczu ;
tud. eiscôn, rechercher, interroger, demander, anglo-sax.
(Bscjan, angl. to ash; gaël. aisk, requête, demande, prière.
On a démontré que le verbe Isk ou ich déterminé par le pré-
fixe pra dans le composé praisk, praikh, Y>^is pr ace h ou
prch est représenté dans la langue latine et par praecor ou
precor, et ])Sir poscere pour porscere {\xi(\./orscân^ ail. /or-
schen), et, enfin, par rogare pour progare (cfr. redi pour
predi r^prati). Soit dit pour faire apercevoir de loin le vaste
domaine des individualisations de I, aller.
L'inchoatif Isk, skr. ich, que nous venons de voir, com-
plète ses temps à l'aide du désidératif Is, skr. is, lo aller,
2° poursuivre, désirer, d'où isti, le désir. Enfin, dans sa
forme secondaire yâc (thème YAka), le verbe yâ n'a que le
sens de poursuivre, rechercher, désirer.
Viennent en troisième lieu les individualisations non moins
nombreuses amenées par l'exclusive préoccupation du but ou
du point A. De là les particularisations jo^Jî^ewir, arriver, at-
teindre, obtenir, trouver, comme dans I, skr. i eiî, attein-
dre, obtenir, gagner, trouver {suhham êtum, obtenir la
(0 SK se change d'abord en KS, qui devient, par la substitution
de la sifflante gutturale à la sifflante dentale, KH— KS, et ce KH
est souvent représente en skr. par ch^ comme K l'est par c.
— 261 —
félicité, trouver le bonheur (l).GAM, aller, suit le même res-
serrement d'idées quand il signifie, sans l'addition d'aucun
préfixe, gagner, atteindre, obtenir. Mais de ces verbes au
sens d'aller, c'est J\ ou AR qui revêt le plus souvent le signe
du but auquel on touche : skr. artum, aller, et artum, at-
teindre, obtenir.
Quand ce but à atteindre est le parleur lui-nlême ou quel-
que point du lieu qu'il habite, aller s'individualise en venir,
et c'est ainsi que l'aryaque GAM, aller, n'a plus que le sens
de venir dans l'allem. hommen, dans l'angl. to corne, etc.
Enfin, cette arrivée au terme de Vallée ou de la venue
impliquant souvent un nouveau mode d'être, l'entrée dans
un nouvel état, aller s'individualise en devenir, tourner à,
se cJianger en, et cette particularisation de sens n'appartient
pas seulement aux langues anciennes. On sait avec quelle
élégance les Italiens forment leur verbe passif à l'aide de
vendre prenant la signification de devenir, se changer en, et
du participe passé du verbe : Questa casa venue distrutta
dai masnadieri.
Dans nos études sur les assimilations d'idées, nous verrons
quelques images fort intéressantes empruntées aux verbes du
genre aller et de la classe TENDRE. Ainsi la vie, dont l'un
des caractères est le mouvement spontané, sera rendue par
se mouvoir, et GI, skr, j/ï, frère de GHI, aller, se mouvoir,
skr. Jd, par un thème GIwa, plein de mouvement, donnera
la racine secondaire GIw, skr. jîv, lat. viv-{ —QVIV), gr.
py:-(3tj:oç) pourj:tp=YFtF, goth. qviv-, litli. gyw. Vivre (2),
(i) Rappelez-vous le lat. invenire, trouver, qui n'est lui-même
qu'une individualisation prépositionnelle de venire, au sens di-
rect de venir sur, rencontrer.
(2) Un jour viendra où les indianistes lexicographes, compre-
nant mieux le mécanisme de la dérivation et de la conjugaison,
qui est encore de la dérivation, ne sépareront plus GI, skr. ji,
— 262 —
être vivant. Chose étrange ! la mort elle-même trouvera par-
fois son image dans un verbe de ce genre et de cette classe.
Est-ce quejacere, jacio, jeter, enfant de YA ou I, aller, n'a
pas produit jacêre,jaceo, gésir, être jeté là, et le « ci gît »
de nos tombeaux ? Est-ce que les verbes AS et SI, jeter, lan-
cer, n'arrivent pas, eux aussi, à représenter le repos, la po-
sition, l'immobilité comme le résultat d'une projection par-
venue à son terme?
Les images de l'assentiment donné au départ ou à la libre
activité d'un inférieur, sont empruntées, à leur tour, à des
individualisations de MI, aller, faire aller, de SI, jeter (faire
aller), etc. Rappelez-vous la perMIs-sion, de Mli-t-ere ^voir
plus haut, p. 257); le congé=conget (vieux franc. )=coMJat
(provenç.)=comJ/"^(/)<ï^-î^s (lat.)dei/^â;re ; \eSIneo'e (SI
d'après la IX^ cl.) SIno, permettre, des Romains, etc, où
l'idée de l'autorisation et de la liberté octroyée s'incarne dans
celle Refaire aller soi-même^ envoyer.
Je passe sous silence les images ou jeter, s'individualisant
en jeter bas^ détruire^ rappelle l'effroi jiar la destruction qui
le provoque, comme dans lat. metus, l'effroi, la crainte, père
de metuere et fils de metere, abattre, couper.
2. — Genre Étendre — Grandir.
Étendre est opposé à JtécMr-coîirber comme aller^ que
nous venons de voir, contraste ayecposer-établir. Ce bras
qui était ^écM, je V étends par un effort expansif, et mon
exciter, animer (faire aller, mouvoir), qui, d'après la 5« conju-
gaison, donne Jinv-âmi parle thème ymM=GlNU, faisant aller,
excitant, du verbe Ghv, vivre, lequel est ù Gl comme DIw est à
DI, comme Plw est à PI, etc., etc.
— 2m —
geste oral naîtra tout à la fois de la conscience de cet effort et
de l'observation de ses effets.
1. — Et voilà, tout ce qui est fléchi, plissé, inégal, rabo-
teux, ridé trouvera l'expression de son contraire dans des
verbes au sens de tendre-étendre s'individualisant ainsi en
niveler^ aplanir. La plaine=PLAw« et le pré==PRA^ï^m,
le jilat et le plateau^ la place, la planche et le plan sont au-
tant de fils et de filles du même verbe PH ou PRA, étendre-
aplanir. Ici, la métaphore créa l'interPRÉTAtion (skr. pra-
thayâmi^ manifestumfacio), cette sœur de VQuplicdXïon qui
fait disparaître les plis pour simjo^ifier ce qui était compli-
qué, et du déue^ppement qui force à sortir de ses voiles et
de ses enîje/oppes la forme ou la vérité jusque-là dérobée au
grand jour.
2. — Oui, ce qui était contenu dans le germe (ovule fécon-
dée) se développe et se développera progressivement par les
énergies inhérentes à ce germe, sous l'excitation et aux dé-
pens des milieux, c'est-à-dire des autres êtres au sein des-
quels il est placé : il croîtra, il grandira. Cette nouvelle in-
dividualisation de l'idée étendre se particularise aisément
dans les notions d'élévation, terme de l'accroissement, et de
ligne droite, d'où, par image rectitude, bien, par suite de
la direction habituelle de la pousse des arbres. Le verbe sim-
ple P ou AR, croître, s'élever, et sa forme secondaire ou dé-
rivée Pdh, ARdh ou Adh, RUdh (skr. ruh) se rencontrent
aussi fréquemment que ]\ ou AR, aller, diriger, atteindre.
3. — Tous les êtres vivants ont une double mission : se
conserver et se développer. Appliquez ces idées à l'espèce et
vous aurez étendre la race, engendrer, produire, d'où naî-
tre. S'il y a un GA, tendre vers, aller, skr. gâ, il y a un GA,
étendre, propager, skr. gâ dans ja-gâ-ti, il produit, il crée,
il propage, d'où, par le thème GAna (participe passif du par-
fait) la racine secondaire GAn, skr. jan, gr. -j-sv- dans Yévoç,
- 264 —
Y£V£Tî^p, Yt-Y^-o-iJ-ai pour -^i-^f^o^Kœ.^ etc., lat. gen- dans gemis,
genitor, gi-gn-o pour gi-gen-o, etc, -goth. £^In- dans Mnan
et Jiinnan^ produire, engendrer, et hein- dans heinan, ger-
mer, pulluler, dont il faut rapprocher le Kind des Alle-
mands, en angl. cliild, et, dans la même langue, hin et
liind, ce dernier traduisant à la fois genus et generosus. La
prolongeable N a fait tomber le G qui la précédait dans im-
tus pour gnatus (souvenez-vous de co-gna-tus où le préfixe
empêcha la perte du G), nasci^ natura pour gnasci, gna-
tura pour genatus, genasci, etc.
La même individualisation se retrouve dans des produits
des verbes DUgh, étendre, skr. duli ; BIJgh, étendre, créer,
d'où le nom du créateur Brahmâ ; MA, étendre, créer, skr.
ma, d'où le beau nom de la ïahre:=imater, skr. mâtr, créa-
teur et créatrice, comme nous le montrent les védas ; TA ou
TAn, étendre, créer, procréer, akr. tan, d'où tanya, fils, etc.
Nous verrons plus tard comment l'idée (ïêtre puissant s'as-
simile parfois, surtout dans les dérivés de GAn et de DUgh, à
celle d'engendrer.
4. — Tirer, traire, traîner sont des particularisations
de tendre, étendre, que reproduisent partout, dans le sys-
tème indo-européen, les formes dérivées de DU ou DHU,
étendre , tirer , DUgh et DUk , skr. duh dans dog-dU
(=DAUg-tih), il tire, il extrait, il tr&it {eïicere^ mu! gère), -lat.
duc, dans ducere, dux pour ducs, etc. ; c'est le DUk, lat.
dite, que reproduit le goth. dans son tiuhan, ail. ziehen,
mais c'est DHUk frère de DHUg, d'où le gr. OuYa-rr^p, qui lui
a donné son dauhtar, fille, allem. Tochter, angl. daughter,
la proDUctrice, la nouvelle mater (voir plus haut, p. 264),
cfr. pitr, père, et IJiràtr^ frère, defà et de bhr^ protéger,
nourrir (1).
(0 Je ne rejette pas comme impossible, mais je regarde comme
— 265 -
5. — Etendre une substance sur une surface en combi-
nant un effort de pression relativement faible avec l'effort ex-
tensif de traction, c'est tantôt enDUIre (IN+DUcere),
oindre^ tacher, tantôt, à force de varier la surface frottante,
c'est essuyer, purifier, nettoyer. Et comme la condition sme
quâ non de l'extension d'une substance est le peu de cohésion
de ses molécules, être mou et amollir sont encore des indivi-
dualisations d'étendre se référant à la même catégorie. SMI,
SMFI et Mlj, MAR, MRA avec leurs formes secondaires
MI'd, MRAd et Ml] G, MARg, MRAg et (avec A=R et
U=î]) MAg, MUg sont les verbes arj'aques les plus impor-
tants au sens d'enduire., frotter, amollir. Yoici, pour ne
citer que des représentants latins, quelques variations de ces
mots organiques : mergere, mulgere., mulcere, mungere.,
mollis, {m)laxus, {m)lenis, marcere, malus, dont le sensdi-
rect e&i.enduit, taché, skr. malas, «, am.
6. — Une huile quelconque, de la graisse, une couleur,
tel était tout à l'heure l'élément d'individualisation. Une peau
d'animal, de la paille, un tapis, une toile, tel est le nouvel
instrument individualisateur de notre idée générique étendre.
Là, on arrivait à peindre par enduire, témoin l'allem.
mahlen ; ici, on aboutit à coîivrir par tapisser. Il me suf-
fira, pour être bien compris, de rappeler STJjl ou STAR, skr.
str, étendre et couvrir; gr. cToplo), crépvjjjii, cTopévvu[ji.'. ,
arpwvvLiw; lat. sternere (cfr. skr. strnâti) ; avec storea,
stratum, stramen, etc., goth. straujan, ail. streuen, dont
il faut rapprocher et streu., litière, et i<troh, paille, angl.
strew qui appelle straw.
L'idée que ce qui couvre maintenant le sol était naguère
debout, donna l'individualisé coucher, ahattre., renverser.
très douteuse l'interprétation du skr. duhitr et de ses correspon-
dants par celle qui trait les vaches et les chèvres.
i8
— 266 —
se pro^TEY^ner. La Mort y trouva l'une de ses images, et par
l'effroi quelle cause eut alors dans co')iii'YER7iaiion l'un de
ses signes les plus expressifs.
Le verbe par excellence de la classe TENDRE et du genre
Étendre est le monosyllabe verbal TA, tendre, étendre, père
des deux formes dérivées TAn et TAp. TAn nous a donné
par lat. TEN-Dere, s'individualisant en couvrir notre ten^^
(forme du participe passif) et nos i:Kstures (participe futur,
cfr. peinture, sculpture^ etc.); puis, par gr. -i-r^z, nos
TAPW, nos tapisseries avec les tapissiers qui tapissent.
L'idée à'humhle et de bas est fort bien rendue par TaTreivc;,
un parent de xaTTY;;.
On le voit, dans la classe des monosyllabes qui peignent
les actions à base d'effort expansif, TA, d'où TAn, revient
souvent avec des particularisations diverses de valeur signi-
ficative. Tout à l'iieure, TA ou TAn arrivait à couvrir en
passant par étendre ; eli bien, k un troisième degré d'indivi-
dualisation, il parvient à TE'sir, conTEmr, envelopper
(couvrir tout autour). L'organique /«wâjy^mii, je fais ou je
rends couvert ou tendu tout autour, devint en latin teneo
pour teneiômi.
7. — A force d'étendre et d'étendre encore sous le mar-
teau cette lame de métal, vous la rendrez déplus en plus
mince, de })lus en plus TÉNue. Et voilà comment atténuer,
anmicir^ forger^ sont deux espèces nouvelles dans le genre
Étendre et dans la classe TENDRE. Cette façon de tra-
vailler en les éTENdant les cor})s Ductiles (DUc, étendre,
tirer, § 4) a été fort bien rendue par les monosyllabes verbaux
SML d'où SMId, SMî^, gotb. smeitan^ tud. smîzan, ail.
schmeiszen, angl. to 5Ȕi^e. L'effort pour donner le coup qui
aMIncit et le coup (Schmisz) lui-même sont encore aujour-
d'bui sous-entendus dans ces beaux mots germaniques au-
près desquels il faut placer les enfants du tbème SMIta, gotb.
— 207 —
s?>ieiihan, travailler en étendant au marteau, forger, ail.
scJimieden^ d'où aplanir, adoucir, to smooth et to smoothen.
L'étroite affinité qui rapproche l'espèce qui nous occujje des
espèces oindre et couvrir dans l'unité du genre Etendre ne
saurait ici échapper à personne. Le smairan ou smairvan
gothique, ail. schmieren, to smear, frotter, oindre et cou-
vrir, barbouiller, comme le streihan de la même langue,
ail. streic/ien, io strike^ lat. strig- ou string- {strigilis,
sirigmentum) de STRIg, forme secondaire de STR (voir plus
haut p. 205), étendre sur, frotter, étendre en battant, carder,
battre, sont en quelque sorte aux confins des espèces 5, G et
7. Mais revenons à SMI, amincir, atténuer.
Un thème SMIka, atténué, rapetissé ou amaigri, comme
dit le smâhi gothique, se retrouve principalement dans le gr.
c[j.'.-/.pcç, beaucoup plus connu sous sa forme ix'.y.pé;, petit.
Cette chute de s devant m n'affecta ni le goth. smali mince,
petit, tud. smal, angl. small^ ni le lith. smailus, qui va en
s'amincissant toujours, pointu, l'un et l'autre dérivés de
SMAR cité plus haut et proche voisin de SML
8. — Enétendanl un objet sur un autre, nous nous aper-
cevons aussit()t de leurs proportions relatives. Etendre l'un
sur l'autre devient ici le moyen d'apprécier la mesure et de
là l'individualisation d'étendre en onesurer (1). MA, éten-
dre, skr. ma, que nous avons déjà vu plus haut (p. 204) avec
le sens particularisé de propager, créer^ s'individualise])rin-
cipalement en mesurer, sens qui, à son tour, s'individualise
souvent en imiter, mesurer ses actes ou ses gestes sur ceux
d'un autre, faire semblable ou sur les mêmes mesures. Sou-
vent ma se redouble et devient mima, d'où skr. mimitê, il
mesure, il proportioinie, si bien que le lat. imitari, wô du
{\) Mesurer^ de mesure pour mensure=me«5i<ra,véritablepar-
ticipc futur actif de metiri, nietior, viensus sinn.
— 268 —
participe passif du présent ar. et skr. miMIta est pour miini-
tari comme imago est pour mima g on. Tout le monde se
rappellera [xtfjLo; et \)j.\}Ào\)m, les mimes et la mimique.
L'individualisation de mesîirer, proportionner en échan-
ger, sert en quelque sorte de pendant à celle que nous étudions
ici. C'est principalement sous la forme mê='MAl, gunée de
mi^=mâ, que le sanskrit représente les idées iïécJianger et
d'acquérir en échange. Le participe passif MAIta, gr.
[).oXxo(; (6), lat. mutu-s pour moetus=moiius (cfr. poena et
punire, moenia et munire) est reproduit daus le lat. mutare
faire des muta, comme son dérivé mutuu-s l'est dans mu-
tuare.
Trois formes secondaires de MA, skr. ma, mesurer,
jouent un grand rôle dans les langues indo-européennes : je
veux parler de M Ad, de MAdh et de M An.
Pour ce qui est de MAd, mesurer, proportionner (par ex :
le remède au mal), je n'insisterai ni sur les dérivés grecs
\xélo\).ai, \>.rpoq, etc., ni sur les dérivés latins medeor, medicus,
remedium, modus, modius et modes=MADas, d'où mode-
rare (1) ; mais j'appuie sur ce fait que, dans les langues ger-
maniques, la racine MAd a remplacé partout le verbe sim-
ple MA, mesurer : gotli. mitan, angl. to mete, tud. mëzan
Qimëzzan, ail. messen. On sait que le D aryaque est inva-
riablement représenté en gothique, en anglais, en flamand,
en hollandais et dans les autres dialectes bas-allemands par
un T ; tandis que le haut-allemand réagissant sur ce T en fît
(i) Comparez quelques autres participes actifs du présent ser-
vant de base à des verbes dénominatifs : GAwat ou ganas, lat.
genus, génit. genesis^ d'où generis, produisant genero pour ge-
neso, pour organique ganasyâmi ; apai ou apas^ opus. donnant
operari^ notre ouvrer et notre opérer; tapât ou tapas, tempus,
amenant temperare ; vanat ou vanas, venus, enfantant venerari
etc., etc.
— 269 —
un TS ou Z, lequel, à la fin des mots, s'adoucit le plus sou-
vent en SZ, SS, voire en même un simple S dur.
Ce n'est pas le moment de faire ici l'iiistoire des racines
dérivées MAdh, mesurer, penser, savoir : gr. [jiaO, etc., et
MAn, mesurer, penser, skr. man.gr. [asv-, lat. men-,man-,
mon-^ etc., où la logique est si bien représentée comme la
géométrie des idées. Quand, à l'aide du compas de la raison,
nous jugeons de la convenance ou de la proportionnalité de
deux faits d'ordre physique ou d'ordre moral, est-ce que
nous ne sommes pas de vrais mesureurs ? A côté des mesures,
il y a les poids, et, vous le savez, les Romains faisaient par-
fois du penseur un pe^eur, car leur verbe pensare, notre
penser et notre peser signifiaient à la fois peser et penser.
9. — Lorsque, dans les accès soudains d'une horreur pro-
fonde ou d'une joie extrême, une énorme quantité d'électri-
cité vitale jaillit des centres nerveux, chaque poil, chaque
cheveu, de son bulbe à sa pointe, s'étend en se tendant, il
se hérisse. Non- seulement les Aryas observèrent ce curieux
phénomène, mais ils lui empruntèrent encore de fort belles
images qui sont parvenues jusqu'à nous et qu'il nous plaît de
remettre à neuf dans de prochaines études. Pour le moment,
ne voyons que les poils hérissés de la BROSse, ail. BORSte
(cfr. skr. hhrsti) et de la BARee, latin barba, lith. barzda,
tud. bart, — les replis tendus ou les saillies qui constituent
le BORd, anglo-sax. bord, tud. port^ — la Rloidité des
membres saisis par le Y'RO\à{-^-froigd=frigidus, ital.
freddo, do FRIgus, frère de FRIoere), pour remonter
ensemble à l'aryaque BHPks ou BHRIks, skr. bhrês dans
bhrêsati, il est stupéfait, il est effrayé (ses cheveux se hé-
rissent), et hrs dans hrsyati, il se réjouit, dans harsa., la
joie, et dans hrsta, tendu, roide, hérissé [hrstarôma, arrec-
tis pilis); gr. çpfeaw, se roidir, se hérisser; \sit.frigêre, être
roidi par le froid, être transi de froid; lat. horrêre pour
— 270 —
Jiorsère avec Jiorror pour Jiorsor {—bhorsor), hirtus pour
Jdrctus, hirsutus, etc. Le nom lat. du bouc, HIRcu-s ou
Hrcus, reproduit fidèlement le thème aryaque BHHka, d'où
est sorti le désidératif BHPks.
Cette manière d'arriver, par l'extension continue au tendu,
au Toide ou au rigide (1) appartient encore à TAn et à T;g,
d'où lat. ALg dans algcre, algor, al gidus , eic. , etRIadans
rigêre, rigor, rigidiis, etc. On sait que le nom latin du
hérisson, ericius, a donné aux langues romanes non-seule-
ment vieux fr. eriçon, heriçon, iriçon^ ital. riccio, esp.
erizo, port, ericio, prov. erisson, mais encore le verbe Jié-
Hsseo\ es'^.erizar, ital. arricciare (composé avec a;^), etc.
10. — Tous les humanistes ont remarqué, au moins dans
VXTêre, FATe-facere, ar. et skr. PAt, le passage d'éten-
dre à oîwrir. -^^e?Z(5?re fortement les lèvres en ouvrant gran-
dement la bouche, c'est bâiller, d'où être héant, c'est faii-e
une b/'C, comme disaient nos pères, un hiatus, comme
parlaient les Romains. Cette individualisation de l'idée éten-
dre s'est principalement incarnée dans le verbe simple GHA,
skr. Iiâ^ que nous avons déjà vu (p. 259) avec le sens de s'eri
aller, partir, quitter, etc, cfr. GA, aller, tendre vers, skr.
gâ.
Il vous souvient déjà du gr. yâw, s'ouvrir, bâiller, être
vide, cfr. skr. Mni, le manque, l'absence, la perte, qu'il
faut mettre à côté du gaidra gotliique et du yr^zoz grec, le
manque, lai)rivation, toujours le même vide, le même chaos.
A Athènes, comme à Rome, on avait l'inchoatif de yâ(o, iiio
dans -/âsy.o, \\\sco. Si le tudesque possédait gi-en, qui cor-
respond à l'arjaque gM ou gJii, skr. h'j, gr. ya ; lat. M, il
avait aussi gi-nen et gei-non correspondant au gr. yai-vM.
Je ne dirai rien ici de la forme secondaire GHAs, skr. /las,
ni de GW], un collatéral de GHA.
(i) Roide esta rigidus comme froid est h frigidus.
- 271 ~
Telles sont les dix idées spécifiques représentées par l'idée
générique Étendre. Il n'est peut-être pas inutile, en termi-
nant l'exquisse de leur histoire naturelle, de les résumer
sous forme de tableau synoptique.
1. — Niveler, aplanir.
2. — Croître, grandir.
3. — Produire, engendrer, naître.
4. — Tirer, traire, mener.
5. ■ — Oindre, frotter, amollir.
6. — Couvrir, envelopper.
7. — Atténuer, amincir, forger.
8. — Mesurer, imiter, échanger.
9. — Hérisser, se roidir.
10. — Ouvrir, être béant, vider.
3. — Genre Répandre.
Dans les actions variées , qui sont autant d'espèces du
genre Étendre, l'action de la force expansive change les
limites du corps étendu, modifie plus ou moins les lignes
de sa figure extérieure, mais elle n'amène jamais de solution
de continuité entre ses éléments constitutifs : le <*crps reste
entier.
Au contraire, dans h^s trois espèces qui se résument dans
Tunité du genre Répandre, la masse do, la substance qui
subit l'action de l'effort expansif est de nature à permettre
la séparation, la diffusion des molécules, des grains, des
parcelles ou des fragments qui la conqiosent.
En })l()ngeant la main dans ce sac, vous y avez saisi une
poignée de grains de blé (effort compressif que rappellera
quelque forme secondaire, soit de KA, KU, KI,^ soit de GA,
970
GU, GP, p. 151). Imprimant ensuite à la matière empoignée
un mouvement plus ou moins intense de projection, vous o'é-
pandez en les séparant, en les éparpillant, tous ces grains qui
faisaient masse, vous les semez. Semer est la première es-
pèce du genre Répandre. Au lieu du blé, mettez du sable,
de la terre, des galets, une poussière quelconque, toujours
l'effort expansif agissant sur la masse amènera la diffusion
de ses étoffes ; vous sèmerez, vous disséminerez, vous répan-
drez des éléments solides qui naguère faisaient amas, tas,
monceau.
Si c'est une masse liquide qui subit l'action de la force
expansive, répandre se caractérise alors par couler, pieu-
voir, arroser. Couler est la seconde espèce du genre
RÉPANDRE.
Comme Indra verse la pluie à la terre altérée, le soleil
répand sur elle les Jlots de sa lumière pour la rendre fé-
conde. Oui, dès les premières manifestations de la parole
aryaque, la lumière est considérée comme un fluide [Jluere,
couler), et les verbes simples au sens de répandre les plus ri-
ches en dérivations, les verbes GB, skr. gr, et GHl}, skr.
ghr signifient aussi bien luire que couler. Lvire est la troi-
sième espèce du genre Répandre.
1. — C'est PAn, un parent de PAt, étendre, ouvrir, qui,
par le latin PAN-Dere (cfr. TEN-Dgre, FEN-Dcre, de TAn,
DHAn, skr. Jian, gr. Oav~), nous a donné notre espandre,
épandre pour expandere, et c'est espandre qui nous valut le
surcomposé répandre {==.re — ex — pandere). Vous voyez
d'ici comment nous avons fait passer pandere et expandere
du genre précédent, lO'' espèce, à deux espèces du genre ré-
pandre. — SPI), frère de SPA, père de SPAn, tendre, éten-
dre, est l'un des principaux verbes au sens de répandre, se-
mer, disPERser, to spread, et c'est par ses formes grecques
que nous avons spERme, spoRades, spoRadique, etc; mais il
— 273 —
faut surtout remarquer sa forme secondaire SPî]ks, skr. pr.s,
lat. SPARG^ri?, servant, comme lat, expandere devenant
espandre^ de transition non moins curieuse entre la dixième
espèce du genre Étendre (1) et les deux premières du genre
RÉPANDRE, semer et couler.
C'est au verbe aryaque SA ou AS, skr. as, jeter, semer,
disséminer, que les Latins durent leur ISEMere pour
SESere et leur SEmen, tud. sâmo, ail. Samen, d'où le
verbe àénomiwsdii seminare, cfr. goth. saianei saijan., ail.
sden, angl, to sow, lith. seïu, etc.
2. — Les variétés les plus obvies de l'espèce couler sont
pleuvoir, arroser, mouiller^ laver, nager, verser, fondre,
coler^ colorier, teindre, peindre, écrire. Lorsque nous
voyons l'onde qui se meut ou qui va en ^'étendant pour se
répandre ensuite çà et là, nous parlons volontiers de son cou-
rant, de sa nappe, etc. Kous ne devons donc pas nous éton-
ner le moindrement de trouver dans les dictionnaires,. et tout
particulièrement dans les vocabulaires sanskrits, le même
verbe signifiant aller et couler., aller et teindre, étendre et
répandre, etc. Je dirai plus tard les curieuses images qui se
rattachent à fondre., à teindre, tacher, à mouiller, arro-
ser; mais parmi celles que nous devons à arroser., il en est
une tellement répandue que, si je ne la citais pas ici, mon
esquisse des principaux verbes au sens de répandre, coulsr
ne saurait être comprise de mes lecteurs. Les créateurs de la
parole aryenne ont assimilé l'idée de féconder à celle iVar-
roser, frappés qu'ils furent du principal caractère de la fonc-
tion du mâle dans l'acte reproducteur de l'espèce. Est-il né-
cessaire d'ajouter que la notion de puissance vient s'annexer
à celle de fécondation^ et que le mâle, chez certains ani-
maux, a dû à l'idée tVarroseur par excellence une dénomi-
(i) Qu'on se souvienne ici du spargere manum des Romains,
— 274 —
nation qui peignait quelque chose de plus que son sexe?
Voici dabord la série GHU, GHI, GH'J. GT}, répandre,
arroser,
GHU, skr. lm\ gr. /u dans xu;xb;, xu[j,a, /Os'.;, /jJTbç, etc.,
guné en /su dans yép:- o), fut. ysu-co); lat. Im (1) dans humor^
Jiumidus, humeo, eXfii dan^ fitiis, guné en /au, dans/dn^,
au nom. fons \)Our fonts =:GHAWant-s, la répandante, la
source, la FONTaine. Le dérivé aryaque GHUman, littérale-
ment doué du, pouroir d'arroser, de féconder, est représenté
en goth. \mv guma, homme {vh% en tud. i>ar komo, en li-
thuan. par z'muoi et en lat. par Jiomon, homin, au nomin.
liomo^ avec Jiuman-us, etc; mais ce n'est pas le lieu d'expo-
ser les développements et les variations de sens de homon
pour GHOmon.
GHUd, répandre, verser, faire couler, ft)ndi'e, forme se-
condaire de GHU, est représentée en grec par yuc dans/;jor,v,
avec proFUsion, aboNDamment ; en lat. par/w^ dans fund-
ere^, fûdi^ fûsum=fiissum=ft(,stum=fiidium\ en goth.
par guu dans gmtan, ail. gieszen a\ec der Gusz-, le jet,
la fonte, la giboulée.
GHI : GHU : : GHId : GHUd. Or l'aryaqueGHI, skr. /li
dans Mta, répandu, versé, M7na, neige, d'où Jiima-laya,
hêwa, la saison des pluies et de la neige. Hiver, etc., est re-
présenté en grec })ar y;., et par sa forme gunée yv. dans
yîîixa, etc., en lat. par Jd dans Jiiems^ etc.; en slav. par z'i
dans zHma, hiver, lith, zHema, russe et polon. zima. D'au-
tre part, GHIi), arroser, féconder, nous est parvenu et dans
le yîo de yjixapo; pour yio[j.ccpoq, et dans le germanique com-
(i) BH, DH et GH aryaques, au commencement des mots,
perdent en latin leur explosive d'attaque devant H, et cet H,
soufflante du gosier, se change fréquemment en ¥, soufflante de
la. lèvre inférieure et de l'arcade dentaire supérieure.
mun git, d'où gotli. gaiis, bouc, allem. gei.'iz, et dans le lat.
haed ou /laid gimé de hid=^ghid, d'où le nom Jiaedus=
ghaidiis, cfr. goih. gaits eX gaitei. Inutile d'insister sur
l'extraordinaire lubricité du mâle dans la race caprine : on
sait que caper et capra signifient le luxurieux, la luxu-
rieuse (1).
Si, dans la langue des bralimes, ghar-a-ii et ji-ghar-ii
signifient aussi ])ien il arrose que il luit (il répand de la lu-
mière), c'est surtout son parent G^\, skr. grta, arrosé ; garati,
il répand, il arrose ; jala, eau; qui, sous les formes gunées
par i GLI. GLIp, GLIk, pour GRI, GRIp, GRIk, aphéré-
sées dans skr. /i, lip ou limp, lilili^ a fourni à la parole
indo-européenne les signes les plus nombreux des choses
LIQuides, LIMPides, LISses, GLISsantes, Limoneuses, y
compris la saLIve, les Limons et les Libations, sans éLImi-
ner les Lignes et les Limites où domine, connue dans lat.
LItera. la lettre, le sens de peindre, marquer, inhérent k
LI pour GLI, skr. li, lat. li dans linere (9'' conjugaison).
Yous retrouverez partout les nombreux enfants de GLI=
GRI=rGP, répandre, arroser, etc.
MA, M Ad, mi, MId, MIgh, MIw, couler, verser, fondre,
amollir, viennent ensuite par leur importance relative. Ilfaut
citer ici l'individualisation de sens i)ro})re à Mlxaere et à
oMIyéo). celle de teindre, salir propre à iJLtaivw. J'indiquerai
anssi deux images, celle de lul)ricité pro}tre à MIgii, skr.
mih, '■^v. 1x7 dans [J-ot/cç que le lat. transcrit ^o^c/m5, d'où
moechari, et celle à' ivresse par suite de tro}) nond3reuses li-
bations propre à MAi), skr. mad, gr. \jm, lat. mad {madère^
(0 Sur le verbe aryaque KWAp, désirer fortement, être pas-
sionné pour, devenant en lat. cap et ciip {cupere, cupido, etc.).
Voir A. de Caix de Saint-Aymour, la Langue latine étudiée datt^
l'unité indo-européenne, p. 341.
— 276 —
madidus) dans skr. mandate, il est ivre, et mâdayati, il
enivre.
Non loin des verbes simples dont le geste principal est la
prolongée M, il faut placer SNA, SNI, SNU, répandre, cou-
ler, baigner, NAger; skr. snâ, nahh, nap ^ sniJi, snu.
Quelques noms, celui de la NEIge, SNIghi-s, goth. snaivs,
ail. achnee, angl. snow, lat. nix, nivis, \)our snigs, snigvis,
gr. vt^aç, gaël sneacM, et celui du NAVire, j'allais dire du
surNAgeur, SNAWi-s, lat. navis^ skr. nâu-s, d'où naviha,
pilote, gr. vauç avec vau^ia, nausea, nausée.
L'idée du FLUx et de ce qui va sur les FLOts rendue aussi
par PRU et PLU, skr. pru (véd.), et plu se retrouve dans
skr. pîava-s^ un autre nom de la NEF aussi bien que du
courant. Il vous souvient déjà de l'angl. tojlow, iml.Jlaw-
jan, esclav. plaujon. Le goih^iutan,, aW.^ieszen, repré-
sente une forme organique PLUd.
Je rappellerai encore les verbes simples RI et ARd, arro-
ser, mouiller; WA, WI, WR, arroser, avec leurs formes
secondaires WAd ou Ud (lat. udus., unda, etc.), WAks ou
Uks, skr. ulis\ SWId avec l'individualisation de suer (SUd-
are), transpirer, to sweat;W^}iS, skr. ws, d'oîi vrsa, sur-
nom de dieu de l'amour; vrsana, le testicule; varsa, la pluie
(le simple est dans vari, eau, lat. mare) vrsan, le taureau,
d'oii vrsana, vrsahha, avec le même sens et parfois simple-
ment avec le sens de mtile, cfr. gr. jzipjYjv.
Enfin, voici SU et SR avec des formes gunées SAR et
SRU, verser, faire couler, arroser. SU, skr. sic, n'a pas seu-
lement donné skr. silma, la pluie ; sava, l'eau : suta, arrosé,
lavé, purifié et le fameux soma, il a produit sillê et sûtatê,
il procrée, il engendre, 5â^M, génération, naissance, 5z^^â^,
sûna, sûnu, fils, sittâ, fille. A côté de skr. sûnu, au no-
min. Sîtnus, il serait superflu d'indiquer le goth. sûmes, fils,
ail. so/m, angl. son, et le litli. sunus, russe si/n, fils. Dans
sk. savati, il féconde, il procrée, c'est toujours le moyen (iw-
fusio seminis), qui est exprimé pour rappeler le résultat.
3. — Luire offre des individualisations se répétant avec
non moins de persistance que les particularisations propres à
l'idée spécifique couler. La puissance du foyer lumineux
amène briller , resplendir, et comme la lumière résulte le
plus souvent de l'ignition, voici venir briller, être enjlam-
mes, être ardent, d'où cuire, et, en parlant des fruits, mû-
rir. Ce n'est pas tout : de même que retentir suppose enten-
dre {cîr. KRU, crier, et KRU, entendre), luire suppose voir.
Et comme le causatif de voir c'est montrer, ce&i-k-dive/aire
voir, et que dire, parler ne sont que des formes de démons-
tratio7i, des manières de faire voir, vous trouverez coup
sur coup cette marche de l'idée luire : 1" luire, 2° voir,
3" montrer, 4" dire ou parler.
A tout seigneur tout honneur : BHA et son frère BHR,
briller, paraître, puis être ardent, brûler, demandent d'a-
bord un moment d'attention, BHA, skr. bM; gr. ça, ^yj, (fw;
lat./o {fotus, praefotus), fa {fari, for, fabula, fatum). Et
ce curieux causatif û^if g [montrer, inDIQuer, faire voir),
l'un des sens de bhâ^=l<^r^=Y^. (çr^i^i, fari) est surtout propre
au sanskrit bhûs, parler, dire, d'où sam-bhâs-ana, le col-
loque, et blmsâ, la langue, l'idiome.
Par le thème ^/m?« -(9*' conjug.), l'aryaque et sk. Mr,
sous la forme secondaire blirri, skr. bJirnati, il brûle, est
très répandu dans les langues germaniques. Souvenez-vous
de to burn, ail. brenne7i, et de brand, d'où notre brandon.
Mais c'est surtout sous sa forme secondaire BHRg, tantôt se
gunant, soitenBHURa, lai.fulg [fui gère. fulgus, fulgor),
ou BHRUg, gr. 9p!JY, soit en BHRAg ou BHARg, skr.
bliarj, il brille, il brûle, gr. çXeY et 9X07, lat flag {flagrare,
flamma=flagma, flagitium) ; tantôt changeant sa demi-
voyelle r en a dans BHAg, skr. bhaj, gr. çwy, passant de
— 278 —
l'idée briller ^Jlamher à celle de rôtir, cuire. Tous les ger-
manistes retrouveront ce BHAg dans to ôake, ail. hachen.
Dans le voisinage de 1)HAR, briller, flamber, cuire, il
faut mettre GHAR, briller, flamber et 2° colorer brillam-
ment, soit en jaune, soit en vert ; gr, Oep pour ysp dans
esptxo-ç=skr. gharma-s, eic.\\dX. fer , for {fornus , fornax,
fervor ^OHARwx^, fervêre)', esclav. gorion, cliauff'er;
anc.irland. (gaëliqae) gor-aim, je cliaufîe, le même que skr.
ghar-âmi et le parent de gor, feu. Quant au jaune et au vert
brillant, il serait trop long de faire ici l'histoire des noms de
l'or (-/puaoç, gold^ etc.), du. fel (fel), ail. galle, et des lé-
gumes {holus,folus et olus), Jiolera^^ gholesa de GHARas
frère de GHRUna ou GHRAna conservé dans angl. green,
ail. griln (cfr. skr. g/irna, et gJirnii rayon solaire), et du
goth. grasa, le gazon, ail. gras. En skr., hari pour GHARi
signifie à la ioh jaune et vert.
DeGH'], briller, à Gl), briller, il n'y a pasloin. On trouve
surtout ce dernier sous les formes gunées GLA pour GRA et
GLU pour GRU ; mais que de fois la malheureuse explosive
faible G est ici tombée devant la ])rolongeable L ! Vous avez
bien en skr. glâu, la LUne ; mais, en latin, avez-vous en-
core gluoia., de GLU, pour GRU? Si le grec a YXaj/.cç, bril-
lant, azuré, du même GLU guné en GLAU, n'a-t-il pas aussi
l'éclopé Xs'jy.c; (pour 7).£U7,b;), brillant, clair, blanc, d'où, au
moral, serein, gai? Et, dites-moi, sans le bienheureux com-
posé lat. %e-^/i^-ôr«, ne pas voir, ne pas distinguer, ne pas
choisir, saurions-nous que le simple légère, skr., iahs est
pour glegere, ar. GLAg, d'où glalis, lahs ? Qu'il me soit
permis de rappeler simplement ici la loi de progression res-
treignante : i" briller, 2^ paraître, 'Savoir, observer, d'où
la bifurcation '.faire voir, montrer, direÇkiyu), k6-(o;), et
d'autre part, distinguer., choisir., lire (lat. légère).
Un dernier verbe .simple à base d'ex})losive failjle, 1)1,
— 279 -
briller, resplendir, skr. avec redoubl. didî et dîdi, a produit
par un thème DIwa, d'où la racine DIw, skr. div^ un nom-
bre fort considérable de dérivés (1). Citons, pour les particu-
larisations du sens de lumière, les formes sanskrites diva,
jour, à côté de dina, jour, cfr.lat. dies ; dêva, resplendissant,
divin, lat. divus, deus; dii\ dyu et dyau-s, ciel (Zsuç), lat.
sub dio: diva et divam, de jour, lat. diu, etc., etc. Le cau-
satif dîp signifie embraser, enflammer. Comme le jour est la
pi"incii)ale unité de temps, on comprend l'individualisation de
sens que nous offre le germanique commun tida ou taida,
bas-allem. tijd, angl. tide, ail. uit, issu de la racine DIdh,
skr. didh, gotb. tind dcimiindan, être ardent, être en flam-
mes. Il n'est pas inutile de rappeler que la même particulari-
sation de sens a permis à TAp, briller, brûler, skr. fap, de
donner au latin son te7/ipus, en skr. tapas, chaleur, sans
nasalisation de la syllabe, tempus, auquel nous devons notre
temps, et bien d'autres mots encore.
]] est le dernier des grands verbes aryens au sens de bril-
ler, brûler. On le trouve tel quel dans skr. r-ta, éclairé, illu-
miné; mais il est guné dans skr. ar-mia et ar-usa, brillant
et couleur de feu. Un thème nominal I,'ka produisit les raci-
nes ARk, skr. arc, RUk, skr. rue, lat. hic {lucere, luci-
dus, etc.), gotb. liuh, et RUks dans zend raoks-na, bril-
lant, et raoJis-nu, splendeur, lat. lus pour lues dans «7-
lus-tris^ anglo-sax. liox-an^ luire; mais la semi-voyelle
vibrante constitutive du verbe simple fut, (-onnae si souvent
(i) DI, par DIwA, resplendissant, a donné la forme DIw, skr.,
div, gr. 5'j:, etc., comme GI, aller, se mouvoir, frère de GA, a
donné, par GIwa, se mouvant, agissant, la forme secondaire
Glw, skr. jÎD, s'agiter, vivre (voir plus haut, p. 266), comme
SAR, fléchir, entourer, par son thème S.VRwa, skr. sarva. garde,
intègre, entier, a produit la racine SARw, en zend hattrv^ lat.
salv et serv, garder, conSERVer.
— 280 —
d'iùlleurs, changée en a dans ak pour fli, voir, d'où aks,
voir, avec les principaux noms de l'œil. Non moins riches en
dérivés sont les deux formes secondaires par g : 1° ARg, skr.
arj, resplendir, flamber, s'individualisant en rôtir dans skr.
rn'jatê, et en éclairer, rendre clair àsm^ lat. ar guère,
mais la notion d'éclat et de blancheur reste dans àp^upoç ,
(ipY^îç, etc.,lat.«r^(?w^w^, zend, erezata {=rgata)\ 2» RAg,
autre renforcement de rg, skr. raj allant à l'idée de blan-
cheur par Véclat et à celle de roîcgeur par la Jlamme, car
s'il y a skr. rajata, blanc, avec rajata-m, argent, il y a
aussi rakta, rouge, dont il faut rapprocher râga, le rouge,
Vardeur de l'amour, la passion, souvent suppléé par le neu-
tre rajas qui a les mômes significations. Quant à la forme
secondaire RUdh, skr. rudh, gr. pyô et pe-jO, lat. rub et roh,
{ruber, rohigo avec b=dh, comme dans verbum pour ver-
dum, cfr. goth. vaurd, angl. word, et comme dans barba
pour barda, ainsi que le démontrent les formes slaves et ger-
maniques), lith. rudirudis, rouille, raudonas, rouge), on y
retrouve toujours l'individualisation par la couleur du feu, et
de là les dénominations du sang, comme skr. rudliira-m,
gr. XuOpov, les noms de la ROUille, de l'é-RYSi-pèle, de la
ROUgeur du front dans la honte et la pudeur, comme goth.
ga-riud-jon.
Un mot encore pour terminer cette rapide esquisse du ta-
bleau des individualisations de répandre — luire. Si, comme
on vient de le voir, le langage indo-européen particularise
aisément briller en enfiammer., briller, il individualise
non moins volontiers ^«m^é'r, Hre ardent en briller, res-
plendir quand il opère sur des verbes au sens de souffler,
venter, amenant comme première individualisation allumer,
faire briller. Un seul exemple : le verbe onomatopéique
AW ou WA, souffler, soit par lui-même, soit par ses descen-
dants, arrive souvent à la notion de brûler, d'où il passe en-
— 281 —
suite, en limitant encore son idée, à la notion d'éclat et de
blancheur (A. de Caix, ouvrage cité, p. 354 et suiv.).
Résumons. On vient de voir comment les espèces semer,
couler et luire constituent le genre Répandre. On a vu de
même comment les genres Aller. Étendre, Répandre
composent la classe TENDRE, qui, dans son ensemble
comme dans ses détails, est en perpétuel contraste avec la
classe PRESSER et les trois genres Poser, Fléchir,
Serrer.
Le moment est venu de montrer comment les hautes fa-
cultés de l'intelligence, réagissant à leur tour sur tous ces
produits plus ou moins individualisés des facultés d'observa-
tion et d'expression spontanée, créèrent ces milliers d'images
toutes plus hardies et plus brillantes les unes que les autres,
et dans lesquelles nous aimons tant à reconnaître l'incarna-
tion de notre pensée. L'étude de l'assimilation des idées suc-
cédera donc à celle de leur individualisation.
H. Chavée.
19
CONSIDERATIONS DIVERSES
ASPIRÉES ORGANIQUES
Les explosives aspirées organiques. Délicatesse de leur arti-
culation. — La Lautverschiebimg de Grimm. Progression
et non circulation. — Deux formes principales dans le
haut-allemand. — Gotique et gothique. — Nature et pro-
nonciation de 9, 6, X. — Passage des aspirées organiques
aux langues éraniennes. — Origine des h ety du latin. —
Les étymologies par à-peu-près. — Restitution des racines
BHAdh, BHIdh, serrer, lier; BHAgh, BHUgh, courher,
fléchir; BHUg, fuir; GHUdh, couvrir; BHUdh, savoir;
SKI>, SKI^BH, creu-ser ; DHRUgh, combattre ; DHIgh,
toucher, frotter ; DHUgh, traire ; DHAgh, briller.
C'est un volume tout entier que réclamerait la complète
étude des aspirées organiques indo-européennes, bh, dh, gh.
L'histoire de leurs évolutions diverses dans les divers ra-
meaux de la grande famille, l'exposition détaillée de leurs
mésaventures sans fin, tel serait le sujet éminemment inté-
— 283 —
ressant d'une monographie dont je laisse l'entreprise à plus
autorisé, à plus hardi.
Je me propose d'envisager simplement sous une ou deux
de ses faces cette grosse question.
Tout à l'heure, parlant des variations des bh, dh, gh, j'ai
employé le terme de « mésaventures. » Le devenir de ces
consonnes n'est, en effet, qu'une série d'accidents : accidents
dont l'analyste se rend compte à la vérité, dont il constate les
sources, dont il reconnaît la raison d'évolution; mais, au
bout du compte, simples accidents. Je ne vois guère que les
idiomes germaniques, ces rigoureux et logiques traitants,
qui enveloppent en un seul mode de progression et les explo-
sives simples, p,t,k — b,d,g, et les explosives aspirées. Le
latin lui-même, si correct pour l'ordinaire, tergiverse sur ce
terrain-ci, et, comme nous le verrons plus bas, se refuse,
soit à toujours renforcer franchement, soit même à maintenir
intégralement lesdites explosives.
C'est là, en effet, des articulations éminemment délicates.
La nature de l'explosive lui impose une émission en quelque
soi'te brutale, et à coup sûr fort dégagée. Je sais bien que
B,D,G souffrent à la rigueur un certain prolongement auquel
se refusent invinciblement leurs fortes correspondantes p,t,k;
mais, en réalité, les unes comme les autres déchirent énergi-
quement, et pour tout dire, explosivement, le milieu sonore.
Eh bien ! voici une série d'explosives, bh,dh,gii qui, après,
et immédiatement après cet acte énergique, admettent ce tem-
pérament par excellence, l'aspiration, ou pour parler sensé-
ment, l'expiration Cet élément h, que nous voyons dans
les explosives aspirées, demande à ne pas être confondu avec
cet autre élément h, un sifflement celui-ci, que nous re-
trouvons par exemple dans les idiomes germaniques, étant à
K ce ({ue V est k P, ce que th sifflé est à T.
Evidemment, c'est faute d'avoir bien saisi la nature de ces
— 284 —
BH,DH,GH primitifs que Grimm formula sa loi de circulation
phonétique, Lautverschiebung . Cette prétendue loi , dont
r Allemagne philologue tout entière, dont la presque unani-
mité des linguistes français, anglais, italiens et autres, pro-
clament journellement le sens merveilleux, est la plus pro-
digieuse mystification qu'il soit possible d'imaginer.
Tout d'abord, et sans commentaires, en voici l'exposition
la plus brève possible :
Il existe une circulation phonétique entre l'aryaque, le
germanisme commun (représenté à peu près purement par le
gotique) et le tudesque; cette circulation est figurée de la
sorte :
Ar gh dh bh
Germ...g d b
Tud k t p
Xv g d b
Germ...^ t p
Tud lh....tJi ph
Ar Il t p
Germ...M....^/i ph
Tud g d h
«
Voilà en douze lignes toute la loi de Grimm. On ne peut
nier qu'elle off're à l'œil une certaine satisfaction de régu-
larité typographique. Elle n'a malheureusement pas d'autre
mérite.
En premier lieu, je ferai remarquer qu'on nous introduit
ici des éléments hh, th, ph, s'opposant, même à la vue, à
cette prétendue circulation ; nous avons afiaire à gh, dh, bh,
nullement aux aspirées fortes.
En second lieu, j'établirai le tableau réel de la progres-
sion de l'aryaque au tudesque :
— 285 —
Ar gh dh bh
Germ...^ d h
Tud h t p
Ar g d b
Germ...^ t p
Tud....cA......2 ./
Ar l t .p
Germ...A M(l)..../
Tud h d ./
Comme on le constate au premier coup d'œil, ce tableau
s'écarte considérablement de celui de Grimm. Et pourtant le
célèbre philologue devait avant tout partir de ce second pa-
radigme, puisque celui-là seul est l'exposé des faits.
Je vais essayer d'en donner l'explication.
Avant tout, j'écarte pour l'instant le tudesque, et je me
demande dans quel rapport se trouve le germanisme commun
à l'aryaque.
Évidemment dans un rapport d'insistance : l" les explosi-
ves aspirées deviennent faibles par la chute de leur aspira-
tion ; 2'' les faibles deviennent fortes en montant simplement
d'un degré ; 3° les fortes progressent en se sifflant. Là, dans
ce 3", est le point important ; là fut pour Grimm et pour bien
d'autres, à sa suite, la pierre d'achoppement : ils confon-
dirent LKS ASPIRÉES AVEC LES SIFFLANTES. La preuve, la
voici trois fois à quinze pages de distance dans les Nouvelles
Leçons de M. Max Mûller : « Les Goths durent em-
ployer les aspirations rudes corre.spondantes 7i, tîi,f», une
fois : « ils durent adopter les aspirations ch.....f», deux fois :
(i) Non pas explosif, mais sifflant, le th dur anglais.
— 286 —
« qui commencent en anglais ou en gothique par des aspi-
rées, ou plus proprement parlant, par des sifflantes », trois
fois. Il est évident que ce « plus proprement parlant » ne peut
disculper M. M, Miiller. De deux choses l'une, ou le savant
professeur savait que ces h, /A, /"étaient, non des aspirées,
mais des soufflantes, et alors il a raisonné à côté, et cela à
bon escient, durant les trente pages de son examen de la
loi de Grinnn ; ou cette restriction, ce retrait, ce remords
sont dénués de sens.
Exemples de la progression insistante de laryaque au go-
tique, type à peu près pur du germanisme commun :
1° (Chute de l'aspiration), rac. WAgh, sk. naliâmi, gr.
poxoç, j:oy£0[jLa'., donnant au got. mg-8 le chemin ;
2" (Faible devient forte), rac, GAn, ^.janâmi, gr. ^évoç,
donnant au got. heinan, pousser des germes.
J'aurais pu citer des dh devenant d, bii b, cela eût été su-
perflu : pour la troisième progression, je serai plus complet;
3° (Sifflement de la forte), dans le got. foth-s, maître, re-
présentant l'aryaque tati-s [Hk.pati-s, gr. r.éa'.-q) nous avons
le sifflement du v en/: le primitif waikas, maison, est en
sk. vêças, en gr. jroty.oç, en got. veihs.
J'arrive au tudesque. Quel est son principe et son but?
Encore le renforcement. Il va donc y avoir une seconde in-
sistance, une insistance sur la forme déjà insistante. Comme
il est aisé de le constater d'après le paradigme que j'ai tracé
plus haut, tout se passa le plus simplement jx)ssible dès la
première partie : Gn donne germ. g, tud. Ji, un germ. d,
tud. t, BH germ. d, tud. p.
La seconde part marcha encore régulièrement ; mais nous
voyons apparaître deux consonnes nouvelles, l'une ch, l'au-
tre z. G devient germ. k, tud. cà (ou lili), d germ. t, tud. z,
B germ. p, tud./, {oiip/=pk tous deux également sifflants) .
— 287 —
La dernière partie ne se prêtait malheureusement pas à
une progressioii toujours ascendante. Qu'arriva-t-il ? Du k
devenu h en germanique commun, du p devenu/*, le tudes-
que ne put rien tirer davantage, force lui fut d'en demeurer
à A et y. Le T avait donné la sifflante ih : dans ses eff'orts
pour la faire encore monter, le tudesque échoua misérable-
ment ; non-seulement il ne put se maintenir au même rang
de sifflement, comme il l'avait fait pour Ji et/", mais il tomba
à un simple et piètre ^ !
Encore un coup, dans tout cela où rencontre-t-on, je ne dis
point la trace, mais la possibilité de ce cercle théorique de la
L aictverschiehwng , de cette prétendue rotation des explo-
sives ?
Il est indispensable d'introduire ici une ou deux observa-
tions sans lesquelles le tableau ci-dessus formulé pourrait à
l'examen sembler inexact.
En premier lieu, je rappellerai cette règle secondaire,
mais excessivement grave, d'après laquelle, en gotique, devant
une dentale explosive ou sifflante (d, t, th) les h, g, t, d, p, b
se permutent les premiers en h, les seconds en s, les derniers
eA\f, la dentale qu'ils précédaient (d, t, th), devenant inva-
riablement t (Gompend. p. 325 et 335). Ainsi, nak-ti-s, la
nuit, est en latin nox pour noctis (d'après un principe très
usuel), en sansk. nahlis, en got. naht-s et non nahth-s.
Je rappellerai encore ce fait, qu'après s il \\y a pas pour
les explosives de progression possible : ainsi la rac. STIgh,
monter, marcher, doinie au grec axs'/w, au got. steiga : le gh
a progressé, le t ne l'a pu faire.
En gotique, il y a fort peu de règles phonétiques telles que
les deux que je viens de citer ; mais ces rares principes sont
de la dernière importance. Voir au Comp. p. 335-40.
A l'égard du tudesque, je dois avertir que mon paradigme
n'est admissible que pour le vrai tudesque, le haut allemand
— 288 —
rigoureux, je veux dire l'idiome logique et exact des Ala-
mans. Dans les autres dialectes, la progression ne se réalisa
ni pour le k, ni pour le g, ni pour le b du germanisme com-
mun, lesquels demeurèrent Ji, g, b. Il y a là une tolérance
éminemment regrettable. La langue allemande actuelle souf-
fre à chaque instant de ce manque de vigueur; à la place de
gieszen il lui faudrait un Heszen, à celle de kennen un Jien-
nen, à celle de bauen un pauen : là serait la vérité, car ces
g, h, b appartiennent à la période de première insistance ;
voyez le gotique giuta, kunnan, battan, ils choquent dans
l'âge de la seconde insistance. — Au surplus, il est intéres-
sant de rechercher dans le tudesque, ou, pour mieux dire,
dans ses différents dialectes, la coexistence des deux formes,
la forme rigoureuse et la forme indulgente. A côté du goti-
que giban, donner, il est bon de voir en tudesque l'immobile
geban et le logique kepan; à côté du got. graban, creuser,
graban et Tirapan ; à côté du got. kalbô, génisse, kalba et
chalpa;3icàiéàu. got. harlara, cachot, harkari etcharchari;
à côté du got. bagms, arbre, bmim et paum ; à côté du got.
biugan, plier, ûédnr, piucan et ga-biugan; comme on le
voit dans ces différents exemples, c'est à la forme illogique
qu'est dû l'allemand moderne, geben, graben,Kalb (veau),
Kerler, Baum, biegen.
Un mot en passant sur cette transcription vicieuse « les
Goths, gothique», communément usitée, mais que je me
garde bien d'adopter. ]\I. Lottner, dans la Zeitschrift, V— 153,
a posé et résolu la question d'une manière décisive. Les Gots
nous ont laissé leur nom deux fois répété dans un fragment
de calendrier : Gut-thiuda le peuple des Gots, et non Oiolh-
thiuda. Il est impossible d'admettre ici une erreur graplii-
que : si les Latins, en effet, qui transcrivaient Goti, gotious
avaient entendu Guth et non Gut, il est de toute évidence
qu'ils n'auraient point transcrit le vocable en question avec
h
— 289 —
l'explosive t. Et pourquoi ? Pour une raison bien simple : le
t chez les Gots était explosive, le th sifflante. C'est aux Grecs
qui nous ont transmis Té-v^oi, puis ré6o'., que nous sommes re-
devables de la méprise en question. En somme, il y a tout
autant de raison à écrire Goth et gothique qu'à transformer
l'anglais to tattle en « tlio thaththle. »
Des langues germaniques je me tourne vers le grec. Dès
le premier moment on constate sans hésitation que ?,0,x (c'est-
à-dire r.h, iJi, yÀ), malgré leur élément fort (x, x, x), procè-
dent directement des bh, dh, gh aryaques, formés, eux, d'a-
près l'élément faible. Ainsi, partout où le latin, le sanskrit,
les langues slaves, germaniques, celtiques nous donnent un
BH commun, je trouve ç en grec ; là où sont reconstitués dh,
GH, apparaissent 6, y.
Exemples : 9épw, je porte, ^oi.baira, sk. dkarâmi; è-puO-péç,
rouge, got. raud'S, sk. riidh-{i)-ras ; axe (y/ w, je vais, got.
steig-a, sk. stigh-nômi.
Cette évolution du faible au fort dans l'élément fondamen-
tal de l'explosive aspirée a été expliquée d'une façon toute
satisfaisante par M. Arendt dans les Beitrœge (1). L'émission
de Vh étant beaucoup plus proche de celle des t:, t, x que des
ê S Y, les Grecs, uniquement conduits pas cette raison de faci-
litation, échangèrent îh, oh, -[h pour T,h, ih, yJi, graphique-
ment o, 6, X : il y £1 là. un fait d'attraction et d'assimilation
millement étonnant dans cet idiome hellénique si recherché,
si délicat sous le rapport euphonique.
J'arrive à un sujet fort grave, la prononciation des <p, 0, /.
11 importe en premier lieu de bien admettre ce principe,
que la prononciation des Grecs modernes n'assure en aucune
façon celle de leurs ancêtres. A l'égard des voyelles, par
(i) Voir ses « Phonetischc Bemerkungcn, » 2 art.; u 283 ss cX
424 55, spécialement p. 29 1.
— 290 —
exemple, il n'est pas rare de renc(>ntrer des hellénistes se pi-
quant de prononcer Tr) des anciens Grecs à la façon actuelle.
Volney, dans sa très intéressante étude sur l'application de
l'alphabet européen aux langues orientales, a depuis long-
temps fait justice de cette inintelligente affectation : « A l'oc-
casion du grec, dit- il, j'observe que, selon nos classiques, sa
voyelle êta est identique k notre ê français : les Grecs moder-
nes nient cela, par la raison qu'ils prononcent i sur êta, et
qu'à titre de descendants, ils prétendent mieux représenter
les anciens : à ce titre les paysans d'Italie nous retraceraient
les vieux Latins : dans cette hypothèse grecque, ce vers du
poète KratinoSy contemporain d'Hérodote :
0 Comme une brebis qui va criant bê,bê »
de\Ta se lire, qui va criant vi, m; car nos Grecs actuels
prononcent Vé sur le Bé Par suite de cela, les chèvres
égyptiennes du roi Psammétichus n'auront point crié bêh,
bêk, comme le dit Hérodote, mais viK, vih. »
Assurément il y a des raisons autrement scientifiques con-
cluant à la saine prononciation de r, ; mais celle-ci doit suf-
fire : que lui pourrait-on objecter?
On sait que ç, 0, x »e sont plus dans la langue hellénique
actuelle des aspirées, mais bien des sifflantes : ç est/ sifflante
labiale, 6 th anglais dur, sifflante dentale, •/ ck allemand
doux, sifflante palatale. A quelle époque cette évolution d'as-
pirées à sifflantes se produisit-elle? voilà qui nous importe
peu.
Mais ce qu'il est essentiel de démontrer, c'est que 9, 0, x
chez les anciens Grecs étaient de véritables aspirées, comme
telles prononcées r.h, \h, vJi, absolument comme les ph, t/i^ lih
sanskrits.
M. Gurtius, dans la seconde édition des Grundzilge.
— 291 -
a épuisé cette question. Je n'ai doue qu'à exposer ses argu-
ments.
On sait que l'une des règles du redoublement en sanskrit
est celle-ci : on ne redouble pas une aspirée, à sa place ar-
rive l'explosive correspondante. Ainsi àTiâ, placer, donne àd'
^^^«-wi, je place ; dhr, tenir, dadMir a, ^dXi^wVi ; hhid, fendre,
bihhêda, j'ai fendu, et ainsi de suite. Le grec, lui aussi, déta-
che de l'explosive l'aspiration et prononce dans le redouble-
ment l'explosive simple et pure ; il ne dit pas G(ÔY;sxt, je place,
c'est-à-dire ~Jl[--hr^\).'., mais bien T{-Or,[xi, c'est-à-dire -:(-t^y)[xi.
Est-il besoin de rappeler T,eT,hô6rtY.a, j'ai effrayé, pour
T.hzTih66T,y.a.; y.éxy^avBa, j'ai saisi, pour vMyÀciLv^a.'^.
Cette même mobilité, cette personnalité distincte de l'aspi-
ration apparaît encore d'une façon frappante dans les formes
coexistantes /j.twv et x-.Owv, èvTsîjôôv et èvOsuTev, èvTauOaetèvOauTa.
Transcrivez le ô par -zk pour rendre le fait plus sensible.
Ne pas perdre de vue la manière dont les barbares nous
sont représentés parlant le grec: dans Aristophane, un Scythe,
un Triballe, ne sentant pas la nuance d'aspiration qui af-
fecte l'explosive, prononcent non l'aspirée, mais l'explosive :
témoins leurs termes d'a'!T(/^)p(av, 7:(//)'jAâ^t, op^r.{h)o.
D'autre part, les Latins ne rendent-ils pas sur leurs monu-
ments par un simple t le th ou 0 des Grecs? Dans tesaurus,
tiasus, Corinius, il ne. manque que la nuance d'aspiration
suivant en grec l'explosive. Et le ^ ou kà, comment se trouve-
t-il remplacé? Par la simple explosive : calw=-yÔLki^, Nico-
macus, Aciles. Il en est absolument de même en ce qui tou-
che le (f=7:h. Ainsi xop^upa est représenté purpura^ NixT^cpipot;
Nicepor, 'I»tA-^ixwv Pilemo, etc. — Si même les Latins figu-
rent Vh après le o, ils ne lui donnent en aucun cas la pro-
nonciation de la sifflante : c'est ce que prouve surabondam-
ment la transcription Philippus ; il leur était si simple de
mettre Filippus !
— 292 —
Ulfilas, au iv^ siècle, rend par k le ^ grec, et cependant il
avait sous sa main un souffle Ti qui eût serré de bien plus
près la prétendue sifflante :
Vas namin Malhus, ■^v oe ovoiJ.a MiXyo;, J, 10; in îanda
AAcfjê, èv ToTç y.Ai[j.ar.v ifi^ 'A-/aiaç, 2 Cor. 11 ; -5j^M=Xou!^à.
En ce qui concerne les noms communs : kvinô drahmans
habandei tailiun, y'jvyj cpa/jxàç iyouax Béxa, L. 14 ; ffêrôdês
sa taiirarkês, 'HpwSr,? b xz-pipytfq, L. 3.
Autre argument : Le grec moderne a remplacé plus d'une
aspirée typique par l'explosive simple. M. Gurtius donne ici
plusieurs exemples. « La plupart du temps, ajoute le savant
linguiste, or remplace l'ancien aô (èvvwptar/jv, Ypa^dixacre). J'en
ai déjà conclu que cet état de choses ne s'explique que par la
présence auditible dans 6 d'un élément explosif. »
Voilà, me semble-t-il, plus de preuves qu'il n'en faut :
une seule d'entre elles résolvait la question. En somme, la
prononciation érasmienne que nous suivons est rigoureuse
pour le 6 et le y, fausse pour le ç.
Le jour où les Grecs, perdant la délicatesse de l'aspiration
après l'explosive, amenèrent les aspirées à l'état de sifflan-
tes, le jour où ils firent de r.h nu/, de ih un ih dur^anglais,
du vÀ un ck doux allemand, ils purent donner la main à ces
Gots qu'ils appelaient barbares, lesquels du p avaient fait y,
^ de K, et t7i (sifflé) de t.
Rien de plus faux, nous l'avons vu tout à l'heure, que la
loi de Grimm. Comme j'ai eu soin de le mettre au jour, il
y a sur le terrain consonnantique germanique non point cir-
culation, mais progression constante: M, d/i, gh progressent
en perdant leur aspiration, 3, d, g en passant à leurs paral-
lèles forts, p, t, k en se sifflant. Le dernier degré, /, (h (sif-
flé), h ne pouvait être porté à un plus haut renforcement : ce
ne fut pas la faute du génie germanique s'il ne put réaliser
ime dernière insistance. Il se brisa (îontre /et h qui demeu-
— 293 —
rèrent inflexibles ; puis à force de travailler tJi, ce souffle si
logique, n'en pouvant mais, incapable par sa nature d'at-
teindre une plus haute expression, se disloqua en quelque
sorte. L'acharnement n'avait abouti qu'à ruiner la régu-
larité.
Comment les langues éraniennes traitèrent-elles à leur
tour les aspirées organiques?
Le zend les comiut, mais chercha, sans réussir complète-
ment, à s'en débarrasser. Ce qu'il y a de plus curieux, c'est
qu'en les repoussant ainsi, il dégagea d'autre part des explo-
sives fortes la série des M, th, ph\ A vrai dire, ce dernier
manque et est remplacé par un /. Voici évidemment ce qui
arriva : k organique donna naissance à M zend, t à ^A, p à
pli ; mais de ces trois aspirées, la seconde, la troisième, à un
moment donné, progressèrent, c'est-à-dire furent sifflées.
C'est absolument, pour \eph, la même chose qu'en grec, le ç
ou -Tzh j)rononcé f. Ainsi de l'arjaque pra, devant, provint
en premier lieu un pra, zend : suivit un jiJira dont l'aspira-
tion ne put se maintenir et qui devint /"/«. — Comment sa-
vons-nous d'autre part que le th d'aspirée devint sifflante?...
Par uir fait bien simple : c'est que là où l'on attendait légiti-
mement une sifflante ç, apparaît en plusieurs cas un th; ainsi
la racine sru, couler, sk. srii (sravàmi), gr.p ('p£j:o)),*est en
zend, tliru, thraota, c()urant, flux. Cette démonstration est
inéluctable par elle-même ; pour comble d'assurance, nous
trouvons encore sa contre-partie : th en cei'tains cas fait place
à une sifflante. Le nom jjropre Thrita est Çrit en pthhi
(huzvâresh), on C(jnnaît le rapprochement de Thraetaona
avec Frédûn.
Je mentionnerai encore ceux du zend açengô avec le v.
perse athangaina^ de pierre, fait avec des pierres, — et de
thnavare avec le sk. snâyu-s, nuiscle, tendon.
« On sait, dit M. Spiegel, que dans les meilleurs manus-
— 294 —
crits ih et ç du vieux backtrien permuttent entre eux, cfr.
nithma et niçma, jathaiti et jaçaiii. — Beitr. iv, 308. —
L'iiaspirée hh fut-elle également sifflée, c'est assurément ce
qu'il est judicieux de présumer.
Le perse suivit la même voie que son congénère intime le
zend. A l'époque où nous le connaissons, c'est-à-dire sous le
règne des rois Achéménides, il ne nous offre plus aucune des
aspirées primitives bh, dh, gh. Ainsi la racine grbh, entourer,
contenir, saisir, d'où le sk. garbha-s, matrice et fœtus, d'où
le grec ,Ppé<fo-ç, n'apparaît plus ici que sous la forme « garb »
avec renforcement de l'aspirée : Bâhirum agarbûyat, il prit
Babylone... LeDHA, poser, établir, d'où -(-ôvix'.jsk, da-dJia-
mi, n'a plus que la forme « dâ » Dârayavum khsdyathiyam
ada-dâ'. il a établi Darius pourvoi, cfr. £t(-Oy;.
Mais tout en repoussant de la sorte les aspirées primitives,
le perse fit éclore, comme le zend, les aspirées factices j»A, th,
kh. La i)remière eut absolument le même sort que chez son
congénère, c'est-à-dire fut sifflée en /; c'est sous cette forme
seule que nous la retrouvons : le p du thème aryaque « pra-
tama », par l'intermédiaire de l'état aspiré ^^, arriva au sif-
flement f, à'oh/raiama, premier. Dans la série dentale, par-
tant d'un T, on ne s'en tint pas à la forme aspirée M, onpousssa
là aussi jusqu'à la sifflante, le tk gotique, anglais, grec mo-
derne. La preuve de ceci est en ce que ce t/i apparaît à cer-
tains endroits où l'on attendrait une sifflante ç. L'on sait que
le K aryaque, dans les idiomes sanskrit et éraniens, a la possi-
bilité de se changer en sa sifflante correspondante, c'est-à-dire
en ç (sk. çaiam, z. çatem, 1. cenium, gr. £-/.a-:év) : Eh bien
M. Spiegel (1) nous cite plusieurs vocables perses où ^/i cor-
respond à ç zend et sanskrit. Qu'est-il arrivé ? Ceci : le perse
a d'abord sifflé le k en ç, puis à la place du p a mis par con -
(i) Die ahpers. Keilinschr. p. i35.
— 295 —
fusion la sifflante dentale ^A. — D'autre part, dans les langues
éraniennes le ç n'est pas toujours le produit de k; il peut l'être
encore de g par l'intermédiaire de z (1). Ainsi de la racine
MAg, pouvoir, le zend a fait maz d'où mac : en face du grec
IJLéYiTJo, très grand, il possède, à la vérité, mazista ; mais rien
ne l'eût pu empêcher de pousser à maçista. Or il est évident
que le perse a passé par cette forme maçista avant d'aboutir
k son mathista. Toujours la confusion de sifflante. Quant au
M, il faut probablement penser de lui la même chose que du
M zend. Voir ci-dessus.
En tout cas, l'étude des aspirées me semble éminemment
favorable à l'opinion qui sépare profondément les Hellènes
du groupe italiote. Combien trouvons-nous d'autres abîmes
entre les Grecs et les Latins sous le rapport linguistique!
C'est là une question qui à elle seule réclamerait un article
considérable ; je ne la puis entamer à présent d'une façon se-
condaire. Ma plus intime conviction est que, s'il faut à toute
force établir un système de rapprochements comparés entre
les divers idiomes aryens, un groupe bien distinct doit être
formé par les dialectes italiotes, celtiques, germaniques, sla-
ves, en face desquels se tiendraient le sanskrit et les langues
éraniennes, dont on pourrait à la rigueur rapprocher le
grec.
Maintenant j'ai à dire quelques mots du passage des aspi-
rées organiques gh, dh, bh sur le domaine latin.
Cette marche est énoncée par le seul mot de renforcement.
Cela ne doit pas nous étonner. La vocalisation correcte, la
contraction des sons doubles, le maintien des explosives ordi-
naires dans tout leur rigorisme, en un mot, l'entière appa-
rence phonétique de la langue latine laissait pressentir une
médiocre indulgence pour ces explosives à délicates nuances.
(i) Schleicher, Gomp. p. 191.
— 296 —
Rigoureux, âpre et tranchant, le latin ne pouvait maintenir
cette espèce de consonnes molles et doucereuses.
Deux voies de renforcement lui étaient ouvertes ; il s'en-*
gagea dans l'une et dans l'autre.
La première est l'insistance vulgaire, l'insistance germa-
nique et irlandaise, la progression de bh à b, de du à d, de
GH à G. En latin nous la rencontrons effectuée dans le corps
du mot; j'en donnerai quelques exemples :
Sk. nabh-as, nuage, gr. vé^-oç, clr. nubes, nebula;
Sk. ubhâu, deux, gr. à[X9a), lat. ambo\
Sk. abJii, autour, gr. à[j,9t, lat. amh- ;
Sk. a{g)Ms, serpent, gr. ly\.q, lat. angvis;
Sk. mêhâmi, je verse, j'urine, gr. o-i^r/sco, lat. mi-n-go;
Sk. dîrgJia-s, long, gr. BoXr/6-ç, cfr. in-dulg-ere, donner
du temps : « indulge hospitio. » En. iv, 51 (1).
Le second mode de renforcement, celui que le latin appli-
que aux aspirées initiales, aboutit à une sifflante. Je dis
« aboutit », car ce ne fut pas du premier coup et directement
que l'aryaque « dliuma-s » fumée, par exemple, passa à la
forme latine famu-s.
Voici comment cette évolution s'accomplit. Il arrive que
dans l'émission des bh, ijh, gh l'élément d'aspiration atteint
un degré exagéré de dominance : l'élément explosif effacé
sombre tout à fait. Une fois dans cette route, le latin, logi-
que, poussa jusqu'au bout : il siffla l'aspiration, seul reste de
l'aspirée primordiale. C'est ainsi que l'aryaque « bharanti »
(i) On cite jusqu'à deux exceptions à ce mode de renforcement
à l'intérieur du mot. De l'aryaque waghami, je véhicule, sk. va-
hâmi gr, royz.i6z, , provient non vego^ mais veho. De mabhyam, à
moi, naît non pas mibi (cfr. si-bi^ ti-bi), mais mihi. On explique
ces deux faits par une dissimulation, d'après la présence des la-
biales V et m. Mais vobis Le maintien de l'explosive serait-il
dû ici à la nature labiale de la voyelle?
I
— 297 —
ils portent, devint successivement « lierunti, » puis « lierunt, »
puis « ferunt, » tbrnie définitive. Toutefois, un certain nom-
bre de vocables ne connurent point le dernier degré de cette
progression. Ainsi l'aryaque « ghyas » hier, sk. liyas (1\
s'est arrêté en latin à la foi"me lies-i d'où heri (2). Au sur-
plus, je rappellerai quelques cas de cette progression :
Rac, GHU couler, verser, gr. /ip-w, '/tj-\).x. xû-c.;, got.
giutan verser, àowne humor , humidus, humecto, mais aussi
avec sifflement de l'aspirée, yow(^)5, ec-futio, ftitilis;
Rac. GHi verser, sk. îiimas neige, gr.ytwv, escl. lith. zima,
lat. hiems:
Rac. GHii briller, luire, sk. haris vert, Itarinas blanc-
jaunàtre, gr. yXàoq, lat. heluSy helvus.
Est-il besoin maintenant de rapprocher /ra^er de hhralr,
:fpi-r,p, got. Irôthar, — fj,n, parler, de f^[;-';, — fero de cpépo),
sk. bharûmi, got. haira, — femina (la nourrice) de dhûlH
et OviaOx'., — fumus de dklmas et Ou[j.é;, — fr'iare de xpîoj et
gliarami%
En résumé, il n'y a donc rien que de très naturel à l'exis-
tence sinmltanée de ces formes ^œAW^hircuseiflrcusJiabaei
faba, hostia et/oslla,hordeum et/ordeicmjiœdus et/œdus.
Tandis que la progression s'opérait chez les uns, on en res-
fait chez les autres à la forme de transition.
Cette évolution eut lieu à' coup sûr dès une très haute anti-
quité. La })reuve en est en ce que les anciens érudits don-
naient généralement la forme avec /'comme primitive : «/œ-
^/z^m antiqui dicebant pro hœdo,/olus \n'o olere,/b5^g7» pro
(i) Tout à l'heure, nous avons déjà vu ahis serpent, pour aghis
et mêhâmi pour mêghâmi. Le sk. perd volontiers le ^'" du gh or-
ganique; de même le d de dh et le b de bh : liita-s placé est pour
dliitas, cfr. Oîtî-çî la racine classique grah saisir, est grabh en
védique.
(2) Avec j locatif et r pour 5 comme d'habitude.
20
— 298 —
lioste, /osiiam pro liostia. » Paul. pg. 84; « illi (antiqui
fordeum dicebant, nos hordeum. » Scaurus, p. 2,249]
« guem 'diûiqui ^rcum nos Mrcum... appellamus. « Varr.
De L. L. IV, 19.
Le témoignage suivant, pour être isolé, n'en est pas moins
le seul exact : « Nam posteritas inmultis nominibus F pro h
posuit. » Serv. ad ^n.; vu, 695.
Je rappellerai ici un fait de choc en retour, un fait du re-
monte de la série, qui ne demeure pas au surplus sans avoir
son analogue en d'autres matières (1). Ce recul est, au bout
du compte, fort justifiable : arrivé au terme du parcours pos-
sible, si l'on veut se mouvoir encore, force est bien de re-
brousser chemin.
Nous avons vu le latin n'arriver à la sifflante F que par
l'entremise d'un h débris d'une aspirée. Eh bien , il arriva
que certains dialectes novo-latins, prétendant renforcer cet F,
n'aboutirei.t qu'à se faire rejeter à I'h. Voici, par exemple,
l'aryaque dharmavansas (nom. sing. masc.) doué de forme,
c'est-à-dire beau, par la succession /larmavansas, Itarma
t>)ansas, harmânsas^ Jiormônsos, Jiormônsus.formônsus le
latin arrive à formôsus : les idiomes ibériques veulent encore
faire progresser I'f, et se brisant contre l'impossibilité physi-
que, sont rejetés à h, témoin J/ermoso: témoin encore cette
série de formes doubles, ancien /Ijo et moderne MJo iîls, an-
cien/rtS^io et moderne hasHo (fastidium).
(i) Le ch du français « chambre, mèche, chaperon, hache, ar-
cher » est le cinquième terme d'une série dont le premier est A",
le second /fj, le troisième /i, le quatrième é : Eh bien, l'italien,
empruntant au français les mots que je viens de citer, fait du
cinquième terme le quatrième : « ciambra, ciapperone, miccia,
accia, arciere. >• L'anglais, toujours en nous empruntant, fait ab-
solument le même recul avec « chamber, charme, charge. » Il
suffit, pour bien saisir le fait, de s'en rapporter uniquement à
l'oreille.
— 2t)9 -
Dans les pages qui précèdent, je viens de parcourir un cer-
tain nombre de faits généraux, fondamentaux, et dont la con-
naissance est la base même des études de linguistique. Autant
la phonétique importe peu au faiseur d'étymologies à la Mé-
nage, autant sa connaissance approfondie est indispensable à
celui qui étudie les langues scientifiquement. La reconnais-
sance d'un vocable n'est après tout que l'analyse de ses élé-
ments phonétiques. Le linguiste doit avant toutes choses faire
abstraction des rapprochements que l'oreille se plaît à admet-
tre, mais qu'aucune analogie n'autorise. C'est avec ce sys-
tème d'à-peu près, c'est avec ce procédé d'assonnances qu'on
arrive à comparer aux langues indo-européennes l'arabe,
l'hébreu, le syriaque. Il n'est pas rare de tomber sur quel-
qu'un de ces étranges faiseurs : en telle occurence, la discus-
sion n'est qu"un anachronisme, La seule réponse possible à ces
retardataires fantaisistes est celle-ci : présentez-nous un ta-
bleau des variations phonétiques d'un idiome syro-arabe au
système indo-européen, ou réciproquement. Encore un coup,
ces rapprochements d'à-})eu i)rès sont traîtres au possible.
Ainsi, une revue allemande (Beitr. ii, 391) s'est amusé à
relever quelques faits fort curieux en ce genre. Tandis, par
exemple, que le vieux-bohém. dci (prononcez Isi] représente
l'allemand Tochter^We, tandis que l'ossète e/io égale Schwes-
ter sœur, l'allemand ahnlich, pareil, analogue, n'a aucun
rapport avec àvâXo^o?. Il est bon de noter tous les faits de
cette sorte et de les i)ublier. Grâce à eux, les « il me semble »
en matière! pliilologique iront plutôt rejoindre, même pour le
j)ublic indifférent, les conceptions supra-naturalistes de l'al-
chimie et de l'astrologie.
Je ne terminerai pas ces quelques notes sur les aspirées
organiques sans me tourner vers un fait particulier, qui peut
avoir son intérêt, mais qui possède à coup sûr une grosse im-
portance.
— 300 —
En face du sk. ilaMmi je brûle (=daghàmi), dagdlias
brûlé (=dagbtas), en face de badJinâmi je lie, laddhas lié
(=badlitas) , les deux vocables gotiques dags le jour, hindan
lier, semblent résister, dans leur consonne initiale, au fait
constant de progression : ar. bh, dh, GH=got. b, d, g.
Je ne pense point que la faute soit ici imputable au go
tique.
Il est manifeste que soit une racine BHAdh, soit sa sœur
BHIdh apparaissent dans le \^û\\fœdus^ fldo,fascis,fessus,
dans le gotique hinda je lie, bidja je prie (cf. pour l'image
« serrer-prier » precor, preces^ sk. proc/iâmi yhiterroge, je
prie, got./raihnan, provenant de la même racine que jo^^c-
tere, plicare, TrXéy.w, likoA-i]. Le zend, le perse avec leur b et
leur d admettent également bh et dh.
A l'égard de DHAgh, je l'avoue, il y a disette de congé-
nères ; mais il n'y a point de congénères non plus autorisant,
d'après le sanskrit dahâmi, une racine DAgh.
Si donc j'arrive k constater par des faits indéniables qu'en
plusieurs cas le sanskrit fait de l'aspirée initiale organique
une explosive faible, j'aurai parfaitement le droit de voir dans
daMmi un de ces pliénomènes.
G'estàunDHWAR, DHUR que nous conduisent 66pa porte,
\dX. fores, got. daûr : le sansk. a dvâr et dur. Je n'hésite
pas à attribuer au souffle labial suivant l'explosive, la perte
de l'aspiration ; mais ce n'est point cela qui nous doit occuper.
Il existe une série de mots sanskrits où nous constatons la
chute de l'aspirée initiale à l'explosive faible, lorsque la con-
sonne précédant ou ouvrant la seconde syllabe du mot est elle
aussi une aspirée.
Il y a là à coup sûr un procédé i)arallèle à celui qui dan^
le redoublement donne dadliâti et non *dhadh(Ui -Mr^':K,
TcsçiXYjxa id est z£7:h(>.r(7,a et non ^TàitiàiiXr^/a. C'est ce que
constate M. Schleicher au Gomp. p. 175.
— 301 —
Le grec dans cette chute de l'aspirée suit exactement la
même marche que le sanskrit. Seulement, comme son aspirée
est devenue, à la suite d'un fait d'assimilation, xli, xh, y,b, là
où le sanskrit aura b, d, g, i\ nous présentera t., -:, y.; mais
l'un et l'autre représenteront bh, dh, gh.
Voici d'abord le sk. biVms le bras et le grec -KTjy'j; : du mo-
ment qu'on les restitue à leur forme *bM{g)Jms, *(^rf/uz id est
*7:hY)y'jç. ils prennent place d'eux-mêmes à côté du gotique
biugan, du iuàe^^e piîican courl)er, et ramènent à bhagh,
BHUGH.
Il faut à toute force admettre cette dérivation pai' -gh à
côté de celle par -g, d'oii BHUg donnant 906710, fugio, sk.
hhujâmi. M. Curtius, en plaçant biuga à côté de ces der-
niers (Grundz. p. 172), tombe dans une méprise (1). La racine
première, la vraie racine, est évidemment BHA, BHU : il
est curieux de voir le sanskrit et le grec amener son bh à ^
ou ::, où le conserver, ^h o, selon que l'élément annexé
sera ou non aspiré.
Du grec y.sjOa) je cache, je renferme, aor. 2, lxu6ov, et de
son correspondant sanskrit gudhydmi je couvre, avec guJiâ
cacliette, se dégagerait également ini verbe aryaque GHUdh,
Le got. ana-biuda j'ordonne, je fais savoir, indique un
HHUdh. a celui-ci nous rattacherons sans peine le ^sk.
bôdhâmi je sais, budJias savant, budliitas connu, et le grec
7:jv6ivo[;.a'., 7:î60o[J.at.
J'ai déjà rapproché de binda^eVie le sk. badhnàmi : ajou-
(i) Au dernier fascicule de la Revue de Ling., p. iqS, j'ai ab-
solument, comme M. Curtius, placé osûvio et biuga sous une
seule et même rubrique. Je ne puis me rendre compte de ce lap-
sus, si contraire îl mon intime conviction, que par l'habitude
d'entendre émettre constamment ledit rapprochement. Je prie le
lecteur de rétablir le passage que j'indique, d'après la théorie que
)c formule en ce moment.
— 302 -
tons T:£v9£pé; beau-frère, allié, T:£t(5[j.a pour *i:îv9[;,a lien, corde,
et nous voici à un RHAdh.
Le sk. hudhnas racine, partie inférieure, le grec 7:j0i;.y)v
base, terrain, s'accordent donc eux aussi avec le ]aïm/iindus
pour la restitution d'un BHUdh (1).
Je ne dis rien de yaû^w que je renvoie avec sculpo à un
SKPp, comme ypaçw et scribo à un SKPbh. (Léo Meyer,
vergl. Gr. i, 45; A. Fick, Or. und Occ. m, 294; Walter,
Zeits. XII, 381). Pour repousser cette o^^inion, il faudrait
prouver que le g aryaque, lorsqu'il est suivi d'un r, peut être
maintenu par celui-ci contre la progression germanique, ce
qui n'est pas inadmissible.
Je passe sur 7:c(0o) je persuade, que l'on rattachera facile-
ment Si\ec Jldes, flàus à un BHIdh (1).
J'arrive à druhyâmi ]e hais, fZro//rt5 offense, pour les rap-
procher du gotique driugan combattre « ei driugais... thata
gôdô drauhtivitôth » ha. a-pa-îUYi...':Y)v y.aAî|V c-:paTi(av, 1 Tim.
1, 18.
A propos de dêJimi je frotte, comparé à flngo, o\)\\i^Jlctile,
got. deiga je pétris, la difficulté pour la restitution de DHIgh
est simplement dans le grec OiYi^-a contact, Oiv^avo) je touche.
Pourquoi ôiyet non t-.-/ d'après Or/? En elle-même et par
elle-même la question est fort délicate. Mais advienne une
analogie quelconque et tout s'explique. Cette analogie je la
rencontre dans OuY^'^ip tîlle. La proposition suivante est en
effet incontestable , quant à la partie radicale fyjyà.-r,p :
daiihtar dic gotique : : fK^ixa : deiga du gotique. Ces deux
exemples s'étayent invinciblement : hétéroclites dissociés, as-
sociés ils concluent. Que s'est-il donc produit?..... Ceci : le
transport de l'aspiration. Mieux eut valu cent fois *':'jyd-:r,p
(I) P'JSGi; etàê'jacoq n'ont rien à faire ici, pas plus que JîyOi;.
VoirCurtius, Grundz., p. 416.
(i) Ainsi TÂ-zzib-T. je me fie, est pour *ç£5O'.0a id est *T.hi-ho'Mx.
— 303 -
et *Tix[Aa, correspondant au sk. duîiitr pour *dîm{g)hitr et
dèhmi pour *dhê{g)hmi.
Une observation essentielle au sujet de daûJitar. Celui-ci
est pour *daugtar. Une loi rigoureuse de la langue gotique
veut le changement de gt en li^ : cette loi, dont j'ai parlé ci-
dessus, p. .387, trouve ici son application. De même de la ra-
cine MAgh être grand, grandir, proviennent sk. maJiâmi
j'augmente, mahat grand, gr. ij-yj/o; moyen de secours, litli.
magoju ]Si\àe, puis en got. non pas *»tff^^5 la puissance, mais
mahts, de MIgh, arroser, mouiller, le ii\i.mêhâMi j'arrose,
j'urine, rniha-s \A\\\e, le gr. 3-1x7 Iw, j'urine, le lat. mingo et
meio ; mais en got. non pas *migstus engrais, mais bien
maihstus. = Ainsi daûhtar, dtihitr et 6'JYarf,p nous amè-
nent d'un commun accord à une racine DHUgh. Ce DHU est
frère de DHA, DHI traire, allaiter, d'où Ofj^Oat traire, sk.
d/iâtrî nourrice , lat. Jllius nourrisson, femina celle qui
allaite, got. daddja]3i\\dMe. Le nom de la tîlle lui était ainsi
donné de son office auprès des vaches. C'est un fait })ien
connu.
En résumé, de ces faits, (|ui sans doute encore peuvent
rencontrer des analogues, un i)hénomène doit être constaté :
une explosive faible peut en sanskrit remplacer une explosive
aspirée, lorsque la consonne précédant ou bien ouvrant la
seconde syllabe est elle aussi une aspirée.
Ainsi donc, dag^ et dahâmi se trouvant l'un et l'autre en
présence, sans appui de ("ongénères détachant le premier de la
progression constante germanique, le second, par raison
fl'analogie doit tenir lieu et place d'un ^dliahâmi pour
^dhaghâmi.
A côté de BHAdh, BHIdh serrer, lier, et autres, il faut
reconnaitre un DHAgh, briller, brûler.
A. IIOVELACQUE.
ÉTUDES VÉDIUUES
CHRONOLOGIE
En parlant de la date, en apparence si reculée, qu'il
assignait au commencement de la période védique, notre
collaborateur et ami, M. Girard de Rialle, disait (p. 71 de
notre i" fascicule) : « On reviendra, du reste, un jour dans
ce recueil , sur cette question d'une importance considé-
rable à tous les points de vue.» Il appartenait à M. G. Rodier,
dont les savantes recherches ont réalisé un progrès si notable
dans l'étude comparative des chronologies hindoue, iranienne,
égyptienne et chaldéenne, de résoudre quelques-uns des
problèmes soulevés par notre jeune et courageux indianiste.
Aussi bien nous estimons-nous heureux de pouvoir offrir à
nos lecteurs le grave et décisif travail de l'éminent chrono-
logiste, sans rien changer à ses procédés de transcription
familières du sanskrit.
H. G.
A M. Girard de Rialle.
Monsieur,
Dans un volume sur l'Antiquité des races humaines, j'ai
établi, entre les deux dates 19337 et 13901 avant J. G., Icg
— 305 —
limites de l'âge védique, de cet âge qui fait l'objet de vos
études actuelles. Directement fournis par la chronologie
des Jndous très plausiblement interprétée, ces deux chiffres
n'auraient pas une authenticité indéniable, s'ils n'étaient
susceptibles de vérifications rigoureuses par des calculs
astronomiques. Je n'ai pu indiquer dans mon livre que les
résultats de ces calculs, et leurs types se trouvent dans un
manuscrit qui, jusqu'à ce jour, n'a été communiqué qu'à
l'Académie des Sciences, à celle des Inscriptions et à un petit
nombre de mathématiciens en dehors de ces deux corps*
Vous me demandiez l'autre jour s'il ne me serait pas possible
de vous présenter à part les calculs relatifs à la vérification
des deux ères indoues précitées ; je vous répondis affirmati-
vement, et c'est pour remplir la promesse que je vous fis que
je vous adresse d'abord les calculs qui contrôlent la date
i3qoi. Mais je dois commencer par vous rappeler que les
diverses ères indoues, égyptiennes, iraniennes et chaldéennes
dérivent, chronologiquement et astronomiquement, les unes
des autres, et qu'en conséquence les preuves formelles que je
vais donner isolément de la réalité et de la précision de l'une
d'elles sont considérablement fortifiées, quand on les rappro-
che de ce que révèle la discussion des autres. Les grandes
périodes qui jouent un si grand rôledans l'histoire des peuples
primitifs sont toutes, au moins implicitement, quelquefois
explicitement, mais toujours avec une évidence complète,
liées aux mouvements célestes. Ce que nous en connaissons
maintenant atteste que les anciens peuples pouvaient échan-
ger leurs idées scientifiques, et que, chez tous, les astronomes
(prêtres) suppléaient à l'imperfection de leurs instruments
de mathématiques par de patienles observations prolongées
pendant de longs siècles et enregistrées à leur place dans des
séries régulières de temps. Je n'ai pas ici à développer ces
remarques que j'ai tant de fois mises en évidence dans mon
— 306 —
livre, et je me contenterai aussi de rappeler simplement que
chaque origine, chaque clôture d'un grand cycle a dû émo-
tionner, avec plus ou moins de force, le profane vulgaire,
motiver souvent une réforme, quelquefois une révolution
politique, religieuse, scientifique, presque toujours des trou-
bles que l'histoire a notés.
Fondés sur les principes les plus élémentaires de l'astro-
nomie, les calculs que je vais faire sont bien simples et
peuvent être suivis sans peine par toute personne possédant
les premières notions de cette science. Avant de la présenter
ici, il me paraît utile d'éviter autant que possible, à ceux
qui liront cette note, l'embarras de rechercher, dans mon
ouvrage, les points de départ de la discussion ; il est essen-
tiel aussi de bien faire remarquer que la date à vérifier
astronomiquement est obtenue d'avance par la simple
expression des chiffres chronologiques indous que je me
permets seulement de débarrasser du facteur conventionnel
36o, dont la fonction est maintenant bien connue. Nous ne
violentons aucun texte pour éloigner, pour rapprocher la
date, pour la préparer, pour la ployer, pour l'adapter aux
résultats d'un calcul astronomique. Voici les données chro-
nologiques; elles sont notoires et bien connues de tous les
indianistes s'occupant de l'histoire :
i" Les Indous placent le commencement de la période
qu'ils nomment Kali-Youg (Petit Youga) à une date qui
correspond à l'an 3ioi avant J.-C, et ils prétendent aussi
(aujourd'hui) que ce cycle doit durer 1,200 ans divins ; or,
comme ils prétendent encore que ce qu'ils appellent Vannée
divine vaut 3 60 années humaines, le Kali-Youg ne serait
pas prêt de finir, car il vaudrait, à ce compte, 36o X 1 200 =
432000 années humaines. Supposons provisoirement, sauf
à rappeler ou à renouveler plus loin tout ou partie de la
démonstration qui en a été faite que le facteur 36o a été
— 307 —
introduit dans un but fort apparent, mais arbitrairement ;
donnons au Kali-Youg la durée, non pas de 1200 années
divines, mais tout bonnement celle de i 200 de nos années à
nous, pauvres mortels; il en résulterait que le Kali-Youg,
qui est censé durer encore (dans l'opinion actuelle des Brah-
manes et de leurs confiants disciples), a pris réellement fin
en l'an 1901 avant J.-C. ; et déjà nous pouvons, par l'histoire
seule, commencer à entrevoir que notre supposition n'est pas
toute gratuite, car les chronologies bien connues et concor-
dantes de trois des principaux états de l'Inde s'accordent à
placer la mort du réformateur religieux Bouddha vers l'an
1754, à quelques années près ; or, si nous nous permettons
de regarder ce chiffre comme rigoureusement exact, ce qui
n'est pas une bien grande licence, nous verrons tomber, pré-
cisément sur l'an 1901, le commencement d'une ère dite
ÈRK d'andjana, dont les Bouddhistes (les Bouddhistes seuls)
out conservé le souvenir, en l'indiquant à 148 ans avant la
mort du Bouddha. Pourquoi les Brahmanes en ont-ils effacé
la trace?
2" La période du Kali-Youg commençant, nous le répétons,
en dehors de toute discussion, à l'an 3ioi, est précédée
de la période dite Douapar-Youg {dvapara yuga, double
youg) dont la durée aurait été fixée à 2 fois 1200 ou 2400
ans divins, soit 864,000 ans humains. Effaçons encore l'épi-
thète divin, c'est-à-dire le facteur conventionnel 36o, et
nous trouvons, pour le commencement du douapar, 3ioi -f-
2400 = la date 55ot.
30 En avant de Douapar, on trouve le Trétà-Youg (triple
youg) avec la valeur de 36oo ans divins ou 1,296,000 ans
humains. Disons encore simplement 55oi + 3600 = 9101,
date du commencement du Douapar.
4" Le Douapar est précédé du Satya-Youg dont la valeur
est donnée quadruple de celle du Kali-Youg, c'est-à-dire
— 308 —
4800 ansdivins ou 1,728,000 ans humains. Suivant toujours
la même règle, nous disons : 9101 + 4800= iBgoi, date de
l'origine du Satya.
Reprenant les durées partielles des Yougs, nous trouvons
1 200 4- 2400 + 36oo + 4800 = 1 2000 ans pour la durée du
cycle total; et c'est précisément la valeur ronde que les In-
dous assignent à une demi-révolution de la précession des
équinoxes. Ce cycle de 12000 ans affecte donc, par son seul
contexte, la prétention à une physionomie astronomique, et
il est déjà permis de supposer que c'est une période qu'on
aurait inaugurée en l'an iSgoi pour enregistrer, en leur lieu
et place, toutes les observations des phénomènes célestes de
l'avenir, y compris ceux de la précession des équinoxes qu'on
aurait dès alors connus fort approximativement et dont on
aurait voulu suivre pas à pas les petites variations. Quand
j'admis cette supposition, je prévoyais déjà presque à coup
sûr que j'allais la trouver exacte par les calculs astronomi-
ques ; j'avais, pour me donner confiance, la certitude com-
plète de la réalité des anciennes ères des autres peuples, et
leur vérification m'avait en outre fourni une méthode suffi-
samment approximative pour suivre , jusqu'à ces âges
reculés, les petites et très lentes variations de l'année tropi-
que et du mouvement des équinoxes. Instruit déjà par de
nombreuses expériences, j'osais prévoir, avant tout calcul,
que l'ère iSqoi allait être constatée ère secondaire, subor-
donnée à une ère plus ancienne; qu'elle marquait une de ces
réformes astronomiques pour lesquelles les sacerdoces anti-
ques se sont tant de fois ingéniés à concilier les besoins du
présent et de l'avenir avec un respect tout superstitieux du
passé. Je voyais en avant du Satya la période des Manouan-
taras, dont je n'avais pas encore la clef, mais qui, certes, à
première vue, avait dû être assez longue pour donner à une
série d'astronomes, même dépourvus d instruments de pré-
— -M) —
cision, les bases d'une approximation de la valeur de la
demi-révolution des équinoxes (12000 ans). De plus, avant
tout calcul définitif, j'entrevoyais que l'ère indoue de iSqoi
n'est qu'un calque de l'ère 1461 1 des Égyptiens. C'est dans
ces dispositions d'esprit que j'abordai la vérification décisive
dont je vais, Monsieur, vous soumettre les résultats, bien
décidé toutefois à abandonner mes suppositions si, comme il
m'est arrivé quelquefois dans le cours de mes recherches,
le calcul détruisait les indications de l'analogie.
J'avais aussi d'autres motifs de confiance puisés dans des
considérations historiques, et c'est, je crois, à ce point- ci de
la discussion qu'il est plus naturel de les exposer. Nous
avons remonté chronologiquement de l'ère chrétienne à l'an
13901 ; rappelons, en sens contraire, la série des principales
traditions indoues. Perdues, sans liaison, dans l'immensité
des siècles que multipliait une fiction, elles reprennent un
air de vérité dans le cadre plus restreint que nous avons fixé.
Seule, la période du Satya-Youg est à peu près toute vide
de détails historiques. Elle est censée occupée en entier par le
règne du 7'- Manou (législateur ou inaugurateur de période ?
nommé Vaivasvata ou Satyavrata, ce qui pourrait signifier
que ses institutions restèrent intactes jusqu'à l'an 9101.
« De ce silence de l'histoire, nous pourrions inférer que
« l'Inde d'alors était partagée entre plusieurs petits souve-
« rains régnant sans bruit, sacrés, maintenus, dépossédés au
« gré des Brahmanes ». C'est à l'âge de Satyavrata que se
reporte le souvenir d'un déluge qui ravagea les basses plaines
de l'Inde, et c'est à ce même législateur qu'on attribue
l'honneur d'avoir sauvé lks Vkdas qu'un démon avait avalés.
Cette légende, dans sa forme bizarre, tout en démontrant
l'antériorité des Védas, paraît indiquer l'époque où ils furent
rassemblés et mis en ordre. Jointe ù divers autres indices,
elle semble encore donner la date du schisme entre les
— MO —
Aryas indous et les Aryas iraniens, entre les peuples du
dialecte sanskrit et ceux du dialecte zend. L'époque védique
prenait fin, l'époque des castras ou codes des devoirs com-
mençait, probablement sous la direction des Brahmanes
s'unissant en un seul corps. De tous les castras, on ne connaît
guère en Europe que celui attribué (pseudonymement?) à
un des Manous ; mais j'oserais presque affirmer qu'il n'est
pas le plus ancien, L'Anglais Halhed, dans la préface de la
compilation dite Code des Gentous, nous apprend que le
castra de Mumnou porte la date de l'an loio du Satya-Youg,
et le castra de Jugeboulk celle de l'an 95 du Trétâ-Youg.
Notons, en passant, que les savants et poètes de l'âge védique
prenaient le titre de Rishis; ceux de l'âge satya et des sui-
vants ne reçoivent que le titre de Mounis (solitaires, moines).
L'ouverture de l'âge Trêtâ en 9101, donne, comme on le
constate le plus souvent partout au commencement des
grandes périodes, le signal d'innovations importantes. C'est
la date du traité d'astronomie, nommé Soûrya-Siddhânta,
que le Mouni Mêya feignit d'avoir écrit sous la dictée du dieu
Soûrya. Cet ouvrage et ses commentaires donnent la clef de
l'histoire et des procédés de 1 astronomie indoue. C'est
encore en 9101, ou à peu d'intervalle, que les traditions
placent l'origine de deux grandes monarchies: celle des Soù-
ryas (rois solaires), et celle des Chandras (rois lunaires),
dont les premiers rois sont notés comme fils (descendants) du
Manou Satyavrata. Les listes de leurs successeurs des bran-
ches f>rincipales et collatérales sont évidemment incomplètes;
mais il est d'autant plus permis d'attribuer des lacunes à la
seule négligence des auteurs qui ont dû se copier d'âge en
âge, que les divers pouranas (livres des traditions) se sup-
pléent assez fréquemment pour des noms omis dans l'un et
figurant dans l'autre.
L'an 55oi ouvre l'âge Douapar-Youg dont l'approche
I
occasionne aussi des troubles : Guerres d'extermination entre
les prêtres et les guerriers, Brahmanes et Kshatriyas. Le
célèbre roi Ràma, de la dynastie Soûrya (dynastie solaire),
le héros du poëme nommé Râmâyana, réussit à réconcilier
les deux premières castes, et la série de ses successeurs,
comme celle des Chandras, traverse tout le Douapar. Les
listes des branches directes et collatérales sont ici plus com-
plètes; quoiqu'il y ait encore d'évidentes lacunes, on ne sait
trop à quelles places ; la transmission des traditions a exigé
bien moins d'intermédiaires que pour l'âge précédent.
Le Douapar se termine par la terrible guerre chantée dans
l'épopée du Mahâbhârata. Peuples et rois semblent frappés
de vertige à l'approche de cette période du Kali-Youg que
d'extravagants thaumaturges annonçaient comme le dernier
âge du monde. Effrayé de ces sinistres prédictions, le roi
chandra (oude dynastie lunaire) Yoûdhishtya, abdique pour
attendre, dans l'exercice de la pénitence, la première année
du cycle néfaste. Plus philosophe, un de ses parents, le
prince Krishna, propage certaines doctrines religieuses con-
solantes, liées intimement au Brahmanisme, que nous ne
connaissons sans doute plus en leur forme primitive, mais
qui, sous le nom de Krishnaïsme, dominent encore aujour-
d'hui la meilleure partie des populations indoues.
De l'an 3ioi à l'an 1901, l'âge Kali voit décroître de plus
en plus, puis disparaître enfin la puissance des dynasties
Soùrya et Chandra, La date réelle de la clôture de cet âge,
telle que nous l'avons retable, est précédée et suivie de
graves perturbations. En repoussant par une fiction, vers
un avenir éloigné, la redoutable échéance qu'ils avaient eu
'imprudence de prédire, les brahmanes ne réussirent évidem-
ment pas à convaincre tout le monde ; la mention conservée
de l'ère dite d'Andjana en fait foi. Ils ne i-éussirent pas non
plus à calmer le trouble de toutes les consciences ; trois nou-
veaux rameaux se détachaient plus ou moins du vieil arbre
du Brahmanisme, Les esprits sombres accueillirent et propa-
gèrent les doctrines du Çivaisme. les pratiques féroces in-
ventées pour arrêter les colères du terrible Çiva, dieu de la
destruction. D'autres se trouvèrent tout préparés à écouter
les prédications de deux réformateurs pacifiques, de Boud-
dha et de Djina ; mais tel était alors le désarroi des sentiments
religieux que des souverains, notamment le roi de Kasche-
mire Asoca, n'osant faire un choix entre les nouvelles doc-
trines, les favorisèrent toutes trois ; ce qui prouve d'ailleurs
qu'elles n'étaient pas, à leur origine, aussi nettement séparées
qu'elles le sont devenues plus tard.
Tels sont les faits les plus saillants de l'histoire propre-
ment dite jusqu'à Tan 1 901, et nous devons noter que, depuis
la guerre du Mahabharata jusqu'à nos jours, les documents
connus en Europe suffirent pour établir une histoire sans
lacunes et riche en événements intéressants.
Les livres d'astronomie fournissent des notions historiques
bien plus éparses, mais, d'un autre côté, ayant plus de va-
leur au point de vue de la question que nous étudions ici.
Elles établissent nettement les caractères astronomiques
des principales dates. Elles nous donnent d'abord dans
l'ordre suivant les noms des astronomes de l'ère du Satya-
Youg : Brâhmah, Atchârya, Vasishia, Caspaya, et autres.
« De leur temps, dit Ganéça, les grahas (planètes et autres
« points mobiles du ciel) étaient juste dans leurs lieux cal-
ce culés d'après les règles qu'ils donnèrent ; mais ils différèrent
» dans la suite des temps. Après quoi, a la fin du Satya,
« Soùrya (le dieu du soleil) révéla à Mcya un calcul de leurs
« lieux vrais.
« Les règles reçues par Mêya (en 9101) remplirent leur
« oh]tX. pendant les âges Trêtd et Douapar, ainsi que d'au-
« très règles tracées par le? Mounis durant cette période.
— 313 —
« Puis, au commencement du Kali, le livre de Parasara
« remplit son objet.
« Aryabhattha, plusieurs années après, ayant examiné
« les cieux (vers 1901??) trouva quelque déviation et intro-
a duisit un bija (terme collectif dans la formule générale).
« Après lui, lorsqu'on eût observé des déviations ulté-
« rieures, Dourya-Sinha, Mihira et autres firent des correc-
« tions.
(c Après eux vinrent le fils de Djistnou et Brahma-Goupta
tt qui firent aussi des corrections.
« Cesava détermina ensuite les lieux de planètes.
« Soixante ans après Cesava, son fils Ganêça fit des cor-
» rections. »
Remarquons incidemment que Mihira, ou mieux Varaha-
Mihira, est l'astronome qui commenta l'exemplaire du Soû-
rya-Siddhânta dont l'astronome anglais Davis avait entre les
mains une copie quand il en publia d'importants extraits,
de précieux types indous de calculs, dans le premier volume
des Recherches asiatiques. Varaha-Mihira adapta son com-
mentaire à la coïncidence de l'équinoxe du printemps et du
point initial du zodiaque indou, laquelle eut lieu vers l'an
499 après J.-C, date qu'il adopta pour la commodité de ses
formules, mais qui eut lieu très-précisément 26 ans plus
tard, en Tan 526, comme l'atteste l'astronome Brahma-
Goupta. Cette dernière remarque n'est pas aussi étrangère à
notre sujet qu'elle le paraît d'abord.
Les observations préliminaires qui viennent d'être faites
prouvent que, dans l'opinion même des Indous, l'ère du
Satya-Youg est astronomique Si cette opinion est fondée; si,
d'autre part, les chiffres chronologiques qu'ils admettent sont
exacts, après la supposition hypothétique que nous avons
faite du facteur 36o, nous devons nous attendre à trouver,
par la date de 1 3901 , un état du ciel assez remarquable pour
21
légitimer le choix qui aurait été fait du commencement de
cette année pour époque astronomique. En effet, nous allons
trouver qu'alors le solstice était non pas à l'origine de leur
double système de divisions du zodiaque, mais au moins
qu'il existe, entre ces deux points, le rapport le plus simple
possible et très évidemment intentionnel ; l'écart était de 60
degrés, c'est-à-dire exactement de 2 constellations de la
division en 12 parties, exactement de 4 constellations et
demie de la division en 27 parties. En d'autres termes, l'épo-
que se révèle définitivement comme secondaire et non
comme primitive. Elle fut évidemment attendue et choisie
avec toutes les précautions possibles pour innover, suivant
les besoins d'alors de la science, sans rompre avec les condi-
tions d'une ère extérieure (celle de 19337). Nous en dirons
plus long quand nous aurons rappelé ce qu'il faut entendre
par le double système des constellations zodiacales et quand
la vérification annoncée sera faite.
Constellations indoues. — L'année astronomique des In-
dous est sidérale et par conséquent toujours égale à elle-
même. Son commencement et sa tin sont constamment
marqués par le passage du soleil (dans son mouvement
apparent) sur un point pris dans l'écliptique non pas sur
une étoile, mais très près (i degré à peu près) de la petite
étoile Zêta de notre constellation des poissons. Un tel repère
paraît bien arbitraire ; il ne l'est cependant pas ; mais on ne
peut en justifier la bizarrerie que lorsqu'on connaît les con-
ditions de l'ère de 19337. Les astronomes indous, en dési-
gnant la position, en disant qu'il se trouve à i83 degrés à
l'occident de l'étoile Tchitra ou la Perle (notre épi de la
Vierge) , ils corroborent cette indication en disant que
l'équinoxe du printemps y coïncidait en l'an 52 5 de notre
ère. En d'autres termes, nous pouvons dire, en négligeant
quelques faibles indications que laissent subsister ces deux
— ;il5 —
énoncés, qu'il est situé à 19 degrés à l'orient du point équi-
noxial de la présente année 1867. A partir de ce point, ils
divisent l'écliptique en 27 parties égales (de 1 3 degrés 20
minutes chacune) nommées Nakshatras; c'est un souvenir
respectueux du mode de division usité pendant l'âge védique.
A partir du même point ils opèrent aussi une division en
12 parties égales (chacune de 3o degrés), et ce mode est une
imitation du zodiaque que les Egyptiens avaient imaginé
710 ans avant l'ère du Satya, en l'an 146 1 1. Les Européens
conservent encore exactement celui-ci, sauf les déformations
de 4 des 1 2 constellations que ce zodiaque a rationnellement
subies lorsqu'il passa dans la Grèce (Voyez mes discussions
chronologiques égyptiennes et grecques). Les 12 noms de
constellations sont équivalents chez les Egyptiens et nous
d'une part, chez les Indous d'autre part; elles se suivent
dans le même ordre et avec les mêmes emblèmes, sans autre
différence qu'un petit déplacement dans le ciel des points
séparatifs, déplacement qu'on trouve exactement égal à l'arc
parcouru par les points solsticiaux et équinoxiaux dans l'in-
tervalle de 710 ans qui sépare les deux ères égyptienne et
indoue.
Voici, en avançant de l'occident vers l'orient, les noms
des deux séries avec la longitude de chaque point initial,
comptées à partir du zéro fixe indou. Pour avoir les longi-
tudes comptées à l'européenne, c'est-à-dire du point mobile
de l'équinoxedu printemps de la présente année, il faudrait,
d'après ce qui a été dit, augmenter de 19° chaque longitude
indoue :
o.... Açouini. = o.... Mêsha(le Bélier).
i3"2o' Bharani.
26"4o' Critica.
40" Rohini.
3o" Vrisha (le Taureau) A.
53''20 Mrigaçiras.
66°4o Ardra.
80° Pounarvasou.
93''20 Puschia.
io6''4o Asleka.
120" Magha. =
i33°20 Purva Phalgouni.
i46''40 Uttara Phalgouni.
160° Hasta,
i73"20 Tchitra.
i86°4o Souati,
200" Visacha.
2i3''2o Anuradha.
226"40 Djieshta.
240° Mula. =
2 53°20 Purva Ashada.
266°40 Uttara Ashada.
280° Sravana.
293''20 Dhanista.
3o6''40 Satabisha.
320° Purva Bahadrapada.
— 310 —
60" Mithouma (le Couple).
120° Sinha (le Lion) H.
iSo" Canya (la Vierge).
180" Toula (la Balance).
210" Vrishtica (le Scorpion) P.
240" Dhanous (l'Arc) .
270" Macara (Monstre marin).
300" Coumbha (Verseau) E.
330** Mina (Poissons).
353°2o Uttara Bahadrapada.
346''4o Rêvati.
360" Acouini. = 36o" Mêsha.
Pour préparer notre calcul, nous devons encore rappeler
— 317 —
sommairement, sans chercher en ce moment à les expliquer,
quelques principes incontestables d'astronomie.
Si on considère les mouvements apparents du soleil, on
constate les faits suivants :
1° Le soleil partant d'un point quelconque du ciel étoile
met, pour revenir exactement à ce point, 365' 6^ 9m lo^, ou,
en décimales, 365' 25637. Cette durée se nomme année
sidérale.
2" Si on mesure l'année en partant d'un équinoxe, c'est-à-
dire du point où, dans sa marche, le soleil atteint centrale-
ment Téquateur pour s'arrêter à l'équinoxe suivant du
même nom, la révolution n'est plus que de 365' 5^^ 48"" 48s;
en décimales 365' 24225. C'est ce qu'on appelle l'année
tropique. La différence entre les deux révolutions est de
oi 01412.
3" En d'autres termes, si, au printemps de l'année 1867,
on a fixé par des observations dans le ciel étoile le point
précis où se projetait le centre de figure du soleil au moment
où il coupait l'équateur, c'est-à-dire à l'équinoxe; il attein-
dra, au printemps de 1868, l'équinoxe du même nom,
oi 01412 avant d'atteindre le point où était situé celui de
1867. En d'autres termes encore, l'équinoxe de 1868 se
trouvera à l'occident de celui de 1867, à une distance angu-
laire de o" 01 391 ; c'est l'arc que le soleil décrit moyenne-
ment dans sa course annuelle en une durée de oi 01 41 2.
(365i 24255 : 36o : : o) 01412 : x = o" 01 391 = 5o", 1).
4" Les meilleurs instruments ne peuvent évidemment
donner des résultats aussi minutieux par l'intervalle entre
deux équinoxes consécutifs. On les obtient par des observa-
tions séparées par un grand nombre d'années, nombre qui
doit être pris d'autant plus grand que les instruments inspi-
rent moins de confiance. Supposer qu'un ancien peuple a pu
connaître ces chillres aussi précisément que nous, ce serait
— 318 -
admettre de deux choses l'une : ou bien il possédait des
observations approximatives séparées par des myriades d'an-
nées, ou bien les observations ont été faites avec des instru-
ments de mathématiques aussi bons que les nôtres. Voyons,
par exemple, ce que connaissaient les Grecs, quoiqu'il soit
maintenant bien certain qu'ils ont réussi à dérober quelques
secrets aux temples des peuples bien plus anciens qu'eux.
Ptolémée , résumant tout leur savoir , donnait à l'année
tropique une longueur de 36 b' 5^ 65™, erronée de plus de 6
minutes, et certainement l'erreur eût été beaucoup plus forte
si Ptolémée n'avait pas connu le grand cycle égyptien qu'il
a d'ailleurs inexactement interprété (c'est ce qu'il est facile
de démontrer).
5* Il est reconnu que les valeurs de l'année tropique et de
l'arc annuel de précision, lesquels sont solidaires, ne peuvent
être constantes, en raison de la variabilité des causes qui
agissent sur elles; mais les différences sont contenues en de
très étroites limites; les plus fortes, en plus ou en moins, se
compensent en des périodes fort courtes. D'autres, provenant
de l'influence du soleil, sont à très longues périodes, ne se
compensent qu'au bout de longs siècles, il faut conséquem-
ment y avoir sérieusement égard dans les calculs de préces-
sion embrassant de longs intervalles. On peut démontrer
rigoureusement qu'abstraction faite des influences qui se
compensent avant d'avoir produit des différences notables,
et en ne tenant compte que de l'action du soleil, l'année
tropique a atteint son maximum de longueur et l'arc annuel
de précession son minimum, en l'an 1 2 5o de notre ère, parce
qu'alors la terre passait au périhélie le jour même du solstice
d'hiver, circonstance qui réduit au minimum la somme
annuelle des attraction:', du soleil sur le renflement équato-
rial de la terre.
Vers l'an 4000 avant J.-C, coïncidence du périhélie et de
- 319 —
l'équinoxe du printemps; maximum des attractions solaires
et de l'arc annuel de précession , en conséquence minimum
de l'année tropique.
Vers 925o, coïncidence du périhélie et du solstice d'été;
maximum de l'arc de précession , maximum de l'année tro-
pique.
Vers 14500, coïncidence du périhélie et de l'équinoxe
d'automne; maximum pour la précession , minimum pour
l'année tropique.
En la présente année 1867, nous sommes placés à 617 ans
après le maximum de durée de l'année tropique. Les Indous
de l'an 1 3901 étaientplacés à 599 ans après un minimum, Les
deux dates sont placées presque symétriques sur la courbe
qu'on peut tracer pour représenter la loi des variations, et
quand même la symétrie serait un peu moins approximative,
nous pourrions encore nous dispenser de tout calcul d'inter-
polation pour trouver la valeur moyenne des années tropi-
ques comprises entre ces deux dates-ci. Nous disons donc
hardiment : Cette valeur est, avec une exactitude suffisante,
la 1/2 somme de la valeur en maximum que nous pouvons
connaître, et de la valeur en minimum que nous ne connais-
sons pas. Les énoncés de ce paragraphe sont aussi, eux, au-
dessus de toute discussion. Tout au plus pourrait-on objecter
que les coïncidences signalées des phénomènes ne sont pas
espacées avec une précision démontrée, objection qui n'in-
fluerait que d'une quantité insignifiante sur la conclusion
que j'ai tirée. Les date? des phénomènes sont celles qu'a
admises M. Adhémar dans sa belle théorie des révolutions de
la mer.
6" Ici je place pour \a première fois, depuis le commen-
cement de cette discussion, une très petite valeur empyriquk.
J'ai dit que la présente année 1867 vaut 365i 24225; l'année
i25o est très voisine de nous, et les astronomes ont eu occa-
— 320 —
sion de dresser des formules qni tiennent compte de toutes
les causes de variations de l'année tropique pour les siècles
très voisins de nous. On sait que l'année i25o a eu une durée
de 365) 24229. Je demande qu'on me permette une supposi-
tion qui, à priori^ est déjà très plausible^ la supposition que
les influences solaires peuvent produire entre les années
tropiques au maximum, i25o et g25o, et les années au mi-
nimum, 4000 et 14500, un écart de deux minutes seulement,
soit en décimales o) 00 140. L'année i2 5oayant donc la valeur
365) 24229, celle de 13901 n'aurait été que 365)24089. D'a-
près ce que nous avons remarqué dans le paragraphe précé-
dent, les dates étant symétriques, la moyenne des valeurs de
toutes les années qu'elles embrassent aurait été de i minute
plus courte que le maximum, soit 36 5j 24229 — 0)00070 =
365) 241 5 q. La différence de durée entre cette année moyenne
et l'année sidérale est o) 01477, correspondant à un arc
annuel de précession de o", 01456.
(365) 34 : 36oo : : 0,01477 : x== 0.01456).
C'est cette valeur que je vais employer dans le calcul très
court dont nous avons dû si longuement discuter les bases
pour les rendre irréprochables. On justifiera bientôt la légi-
timité de notre unique postulatum.
Calcul DE précession des équinoxes. — De l'an i25o après
J.-C. à l'an 13901 avant notre ère, il s'est écoulé 15678 ans.
Que ces années aient été en partie comptées sidérales, partie
tropiques, cela n'importe pas ici. En multipliant cette durée
par l'arc moyen annuel de précession que nous venons d'éva-
luer, nous disons : 15768 X 0.01456 = 229° 59208.
Cette expression est la valeur de l'arc que l'équinoxe a
parcouru dans l'intervalle donné, et marchant, comme on
sait, d'orient en occident ; en d'autres termes, c'est la longi-
tude européenne actuelle, comptée de l'occident vers l'orient,
du point équinoxial de l'an 1 390 1 .
— 321 —
Si l'on veut avoir cette longitude à la mode indouc, c'est-
à-dire en partant de zéro fixe de l'écliptique indou, il faut
se rappeler que ce zéro est situé à ig degrés à peu près à
l'orient de l'équinoxe actuel et dire : 229°, 59208 — 19" à
l'orient = 2io''592o8.
Négligeant la portion de degré, on en conclut, pour longi-
tude indoue de l'équinoxe de printemps, 210°; c'est, dans le
tableau ci-dessus donné, la longitude du premier degré de la
constellation Vrishtica =:^ le Scorpion, et aussi la longitude
du second tiers du Nakshatra-Visacha.
Ajoutant 90", nous trouvons le solstice d'été à la longitude
3oo°, commencement de la constellation Coumbha = le
Verseau; c'est le milieu du Nakshatra-Dhanista.
En ajoutant encore 90°, nous trouvons l'équinoxe d'au-
tomne à la longitude 3o°; c'est le commencement de la cons-
tellation Vrisha = le Taureau, c'est le commencement du
2" tiers du Nakshatra-Critica
Enfin, à 90" plus loin, à la longitude 120, nous trouvons
le solstice d'hiver au commencement deSinha, le Lion, qui
correspond au commencement de Nakshatra Magha.
Remarques finales. — Cet état du ciel est tellement carac-
téristique, pour le commencement d'une période chronolo-
gique, qu'il est impossible de ne pas admettre qu'il a été
obtenu intentiomnellement, que le commencement de la
période est bien réellement une ère astronomique repérée
très intelligemment. Et, comme aucun astronome n'oserait
supposer qu'une telle œuvre a pu être le produit d'un calcul
rétrospectif indou, il faut absolument en conclure que les
instituteurs de l'ère étaient déjà bons astronomes, au moins
à l'œil nu, et qu'ils ont attendu patiemment, pour com-
mencer leur ère, le concours de phénomènes signalés.
L'ère iSgoi se trouve donc rigoureusement vérifiée par
ses seuls éléments propres, et son authenticité se fortifie de
322
preuves tout-à-fait surabondantes quand on invoque des
témoignages extérieurs que nous rappelons sommaire-
ment.
i" Ère d'un caractère évidemment secondaire, l'époque de
iSgoi prend ses racines dans l'ère indoue 19337.
2° Elle engendre les ères 9101 et 3ioi, et, quand une fois
on a étudié ces quatre époques, puis celle de l'an 499 après
J.-C, c'est-à-dire du commentaire du Soûrya Syddhànta,
par Varaha Mihiri, on a la clef de toute l'histoire de l'astro-
nomie indoue et de ses bizarres formules.
3" Les ères indoues, égyptiennes, iraniennes et chal-
déennes dérivent les unes des autres, se contrôlent, s'ap-
puient, s'affirment, s'éclairent mutuellement.
4" Enfin, les caractères que nous avons signalés dans l'ère
de 13901, caractères historiques et astronomiques, sont net-
tement exprimés dans des documents indous, dont nous
avons eu ailleurs occasion de signaler l'importance.
« D'après une citation de Colebrooke, dont il ne m'est pas
« possible de vérifier l'exactitude, le Yotish ou calendrier
« qui est annexé à plusieurs exemplaires des Védas, donne
« la position d'un colure au premier point de Magha. Cole-
« brooke ne dit pas quel colure, mais les calculs qu'il a laits
« prouvent qu'il a supposé que c'est celui d'été, puisqu'il en
« déduit à peu près l'an i 5oo avant notre ère pour l'époque
« de la compilation des Védas, conclusion qui a été copiée
« de confiance par presque tous ceux gui, depuis lui^ se
« sont occupés de la chronologie indoue. »
Moi, comme Colebrooke, j'ai supposé que l'indication est
donnée relativement aux Nakshatras ou constellations rema-
niées, c'est-à-dire pour le temps où leur nombre primitit de
28 était déjà réduit à 27. S'il y a erreur dans cette interprc-
— 323 —
tation, elle ne peut, en tous cas, vicier beaucoup les résultats
du calcul que j'ai fait. Mais ce qui est bien plus audacieux,
j'ai osé supposer que le colure signalé au premier point de
Magha n'est pas celui d'été, mais bien celui d'hiver, ce qui
donne, entre les conclusions de Colebrooke et les miennes,
une discordance d'une demi-révolution de la ligne des équi-
noxes. Il trouve l'an i5oo; moi, je trouve à peu près l'an
iSgoi.
Pour justifier ma hardiesse, je puis dire que, pour une
autre indication de même nature, les indianistes n'ont pas
hésité à faire, les yeux fermés, la confusion que je viens de
supposer commise par Colebrooke. Il s'agit d'une donnée
qui fixe l'époque des plus anciens Castras ou Codes des
devoirs, au temps où le solstice d'été était au commen-
cement de Dhanishta, le solstice d'hiver au milieu d'As-
lêka. Ici il est parfaitement évident que le nombre des
Nakshatras est impair, c'est-à-dire de 27; la donnée est
d'ailleurs, on va le voir, exactement celle que je viens
de résumer, et pourtant les indianistes, parmi lesquels
deux astronomes de premier ordre, entraînés, sans y faire
attention, par le préjugé qu'avait créé Colebrooke, se sont
permis de mettre le colure d'été là où l'on signale le colure
d'hiver, et vice versa.
Voici le texte exact sur lequel nous nous appuyons tous.
Ai je tort de croire que l'expression colure septentrional
signifie colure le plus rapproché du Nord, colure d'été pour
nous et pour les Indous ?
« Certainement, dit Varaha, le solstice méridional (soh-
tice d'hiver) était autrefois au milieu d'Asléka; le solstice
septentrional ( sosltice d'été), dans le premier degré de
Dhanishta, d'après ce qui est rapporté dans les anciens
Castras.
— 324 —
<i A présent, l'un des solstices (le solstice d'été), est dans
le premier degré de Carcata (l'Écrevisse des Indous) ; l'autre
dans le premier degré de Macara. » (Ces repères-ci sont
empruntés à la division du Zodiaque en 1 2 signes, suivant le
système égyptien, division que nous avons vue établie con-
curremment avec le remaniement du même Zodiaque en 27
Nakshatras).
« Ce qui est rapporté ne paraissant pas, il faut qu'il soit
arrivé un changement, et des démonstrations oculaires en
fournissent la preuve, etc., etc. ».
J'ai donc eu parfaitement raison, d'après la donnée très-
précise que fournit l'astronome Varaha, de placer l'époque
des anciens Castras vers l'an i 3450 avant J.-C. ; et, comme
il est parfaitement évident que l'époque des Védas est anté-
rieure à celle des Castras, je crois aussi avoir eu raison de
trancher l'indétermination de la donnée fournie par Cole-
brooke, de manière à la faire concorder avec la donnée qui
a un sens complet et précis; J'ai dû conclure que l'an i3goi
est l'époque du Yotish ou calendrier védique.
Je croirai à la légitimité de mes raisonnements tant qu'on
n'aura pas produit contre eux le texte précis traduit litté-
ralement des Yotish, que Colebrooke avait sous les yeux ;
tant qu'on n'aura pas fait voir que j'ai mal tranché l'indé-
termination que ce savant laissait subsister. Les précieux
manuscrits qu'il possédait ne peuvent être perdus.
Je ne terminerai pas, Monsieur, cette discussion dont les
longs développements ne trouvent d'excuse que dans l'impor-
tance du résultat, sans chercher à dissiper deux doutes vagues
qui peuvent encore exister sur la légitimité absolue de mes
conclusions.
Dans l'examen des données chronologiques du problème,
e me suis permis de supposer que les chiffres chronologiques
— 325 —
qui figurent dans les tables indoues sont fictivement multi-
pliés par 36o.
Dans l'appréciation des variations de longueur de l'année
tropique, j'ai admis arbitrairement que les écarts du maxi-
mum au minimum peuvent atteindre, en de longs siècles,
2 minutes de temps.
1° Le facteur 36o, c'est le nombre de degrés du cercle ; il
est parfaitement connu que c'est le nombre de jours, non pas
naturel, mais mathématique de l'année sidérale qui règle,
chez les Indous, les calculs du temps. Lisez, je vous prie, si
vous en avez la patience, l'Antiquité des races humaines sur
l'astronomie des Indous, des pages i25 à i63 delà i''' édition,
pages i38 à i68 de la seconde, vous saurez quel rôle joue
ce facteur; pourquoi il a été introduit d'abord par les astro-
nomes pour faciliter de bizarres, mais très subtiles et ingé-
nieuses formules de calcul. Vous saurez aussi, mieux que je
ne l'ai pu dire ici, pourquoi la religion brahmanique s'est
vue forcée d'admettre comme chiffres réellement chronologi-
ques les multiples astronomiques. C'est une rude lecture que
je vous propose là, si rude, que de peur de trop effrayer les
lecteurs dont la sympathie m'était nécessaire pour propager
mes opinions, j'ai hésité bien longtemps à publier cette partie
de mes recherches. Heureusement, je puis aujourd'hui vous
offrir un moyen plus simple de dévoiler en partie la fiction
que j'ai signalée et qu'avaient entrevue quelques savants du
dix-huitième siècle. Je trouve dans un ouvrage fort répandu
{Recherches historiques sur l'Histoire ancienne, traduc. de
Robertson, p. 498 ; Paris, Janet et Cotelle, 1821 ) le résumé
des premières notions parvenues en Europe sur la chrono-
logie indoue. Les auteurs cités donnent des chiffres sans
parti pris et comme simples curiosités. Sauf trois ou quatre
erreurs évidentes d'une copie inattentive, vous y retrouverez
les périodes exprimées comme je l'ai dit. Mais une autre
— :i26 —
table recueillie par le colonel Dow donne des chiflFres très
différents, et il est facile de s'apercevoir que le Douapar n'y
vaut plus 2400 X 56o = 864000 ans, mais bien 2400 X
3o = 72000 ans, etc. Le lien analogique des diverses tables
ressort très-évident. Dans les unes, les astronomes multi-
plient les chiffres chronologiques par 36o, nombre des Jours
mathématiques de l'année; dans l'autre, on multiplie par
3o le nombre des Jours mathématiques du mois.
2° Il est certain que, sous l'influence des attractions
solaires considérées isolément, les années tropiques s'allon-
gent et se raccourcissent d'une certaine quantité ; mais que
l'écart, du maximum au minimum, soit approximativement
de 2 minutes en de longs siècles, nous n'oserions le conclure
absolument de l'unique calcul que nous venons de faire,
mais on peut affirmer que cet écart de deux minutes pris
comme point de départ de tous les calculs que j'ai faits pour
l'Egype pour la Chaldée, pour l'Iran, pour l'Inde, a partout
et toujours fourni des résultats de la plus remarquable exac-
titude. Cette supposition, qui fournit le moyen de tracer une
courbe exprimant la loi des variations à longues périodes de
l'année tropique, se trouve pleinement, et avec une approxi-
mation suffisante, justifiée par 17 calculs variés et presque
tous solidaires. Je ne puis pas plus douter de ma formule
graphique que les astronomes ne doutent des valeurs ap-
proximatives des masses des planètes, quand ils ont eu occa-
sion de les soumettre à 17 épreuves variées et concordantes.
Si quelqu'un demandait comment J'ai osé innover dans
une science qui, pour la certitude et pour la précision,
rivalise presque avec les mathématiques pures, je pourrais
répondre que J'ai scrupuleusement et respectueusement suivi
les principes et accepté les affirmations de la science partout
où elle a suffi à mes recherches. Si Je me suis permis d'en
étendre les données pour l'examen des variations à longue
— :327 —
période, c'est que les astronomes n'ont jamais eu besoin de
les examiner ; leurs calculs n'ont porté, jusqu'ici, que sur les
temps relativement très-voisins du nôtre. Je rappellerai en
outre que j'ai regardé comme mon premier devoir de sou-
mettre mes calculs à la critique des maîtres de la science. Si
une erreur quelconque m'avait été montrée, je n'aurais pas
hésité à la faire disparaître.
G. RODIER.
Etudes védiques
PHILOLOGIE
Ainsi que je l'annonçais dans mon dernier article, ceci
n'est que le complément de mon étude sur Indra. De tous les
hymnes qui chantent les prouesses de ce dieu de l'atmosphère,
le 32" du l'^^'Mandala du Rig-Véda est sans contredit le plus
complet et le plus beau. Aussi bien l'ai-je choisi pour sujet
d'un nouvel essai d'exégèse et d'analyse lexiologique compa-
rative.
A Indra, dieu de l'atmosphère et vainqueur d'Ahi, com-
posé sur le rhythme tristubh par Hiranyastùpa, fils d'An-
giras.
I. — Indrasya nu vîryâni pra vocam yâni caliùra
pratJiamâni vajH \ ahann AJiim anv apas tatarda pra
vaksanâ abhinat parvatânânî'.
I. — Indrae nunc heroica-facta pro- -clamo quae fecit
priora fulgurifer | occidit Ahim re- aquas -aperuit, pro-
torrentes ru})it montium (nubium).
Analyse grammaticale et lexiologique. — Nîù,
maintenant, gr. vu, vûv; lat. nunc ; tud. nu et nû, go(h. nu.
— 329 —
angl. Tiow, allem. mm. Il est opposé à tu, comme TA l'est à
NA. Dans la seconde partie de la stance, vous retrouverez
ce même nu dans Anu, skr. anu. après ou d'après cela, cela
ou ce étant représenté par le pronom déterminatif A, cfr.
Ana. Nu signifie donc au propre après, maintenant.
Vîryâni, accus, plur. du nom neutre vîfya-m, issu de
vira, le guerrier, le héros,' probablement pour un WARa
aryaque devenu en lat. vir, en goth. vair, en anglo-sax.
wer: selon M. Benfey, il aurait donné naissance au gr.v^pw;,
"Hpa, 'Hpay.XrjÇ et ei'pyjv ; d'un verbe WP , couler, arroser.
Inutile de m 'étendre sur les rapports de l'idée arroser avec
ce]\e9.de fécondatum et àe virilité, cfr. liomo{n) pour ^//o-
W07Î, goth. ^^»2«, de GHU, verser, arroser, le gr. papsYîv
(page 179), etc.
Pra, préfixe qu'on retrouve en latin sous la forme pro et
dont^r^g, jK)ur prai est un véritable locatif.
Vocam, aoriste redoublé et contracté avec chute habituelle
del'augment ; avocam est pour atavacam dowivava devient
vau et vô. Rac. var, cfr. lat. vox, vocare ; gr. j:ztm avec
P==K; est::ov=ij:épcTCov=AWAWAKAM forme organique
ou aryaque de avavacam.
YOni, plur. neut. de y as, yâ, y ad, gr. 5;, a, o ; ar. Y A,
formé de deux déterminatifs I et A.
C<7^<?r«, 3'^ p. sing. dû parf. redoublé de ^«rowi de la
racine hr, ar. SKT^, prendre, entreprendre, faire, gr. y.piw,
lat. creare.
Prâthamàni, plur. neut. de l'adjectif jora^/zawîâ^, premier
du préfixe PRA pour APARA, comparatif de APA, plus en
dehors, plus loin, en avant.
kfMÏèiS.e'praihama, véritable superlatif de pratha-ar.
PRATA, gr. 7:po)-o;, il faut placer le superlatif ù^v . farama
le suprême, gr. TpéiJ.oc, le plus avancé, lat. prifnits, goth.
fruma, anglo-sax.ybfm«.
22
— 330 —
Vajrî, le possesseur du tonnerre, le puissant, d'un verbe
vaj, être fort, frère àiivi] ou vig qu'on retrouve dans le lat.
nigoT.
Ahann, \(n\..,'^om'ahanat, 3" p. sing. del'iniparf. de han,
tuer, ar. DHAn, frapper, tuer, cfr. le skr. dhoMa, destruc-
tion, le lat. FEn dans fendere, et le grec Gsîvw, OavaToç, etc.
Anu, après, cfr. gr. ava, se rattache à i^a/ar^a.
Apas, les eaux, accus, plur. du nom féminin ap, eau,
lat. aqua, avec changement de P. en K. Le remplacement
si fréquent de ces deux consonnes l'une par l'autre a rétabli
le apa organique en roumain.
Tatarda, 3^ p. sing. du parfait redoublé d'un verbe tard,
tuer, en sanskrit, et trd, fendre, tuer, en skr. véd. intensitif
d(^ l'aryaque Tl_', fendre, qui a domié le gr. Tspîw et le lat.
terere. Dans le système indo-européen, l'idée d'ouvrir a
souvent suivi celle de fendre, et c'est cdte individualisation
de sens que représente ici tatarda.
Vahsanâ, pour vaksaïu'is, les torrents. Je n'ai trouvé
nulle part le singulier de ce mot qui reproduit sous sa forme
non contracte la racine skr. 'î^^.ç, couler, arroser, gr. uy'^^i^^
uYpo;, mouillé, humide, GYpaîvo), humecter, etc. Pour skr.
^.ç représenté par Y grec cfr. oTç=.hhaks, manger, etc. Il
importe aussi de remarquer que si vaks eA contracté dans
îiksûmi, j'arrose, il ne l'est pas dans va-vahs-a, j'ai arrosé.
Abhinat, 3"^ pers. sing. de l'imparfait du verbe bJdd,
briser, fendre, arjaque BHId; cfr. le gr. çîcw et le lat. Jld
et flnd dRua^ndere, fendn;, ouvrir.
Partatânâm, génif plur. de partata dérivé de PAR-
YAT, dérivé lui-même de par, amasser, combler, par le
sutïïxe vat, vaut, van, plein, de, une éminence, en un mot.
II. — AJiann aliim parvate çiçriytmam tvastâsmai vaj-
ram svaryam tataTisa \ vâçrâ iva dhenavah syandamâna
anja\i samiulrccm avajagmur i/pah.
— 831 —
II. — Occidit ahim in monte decubantem ; Tvaster ipsi
fulgur faciliter-missile fabricavit | mugientes sicut vacca e
ruentes (ad) «tabula (ad) a^quor ab-ierunt aquœ.
Giçriyâna, participe âtmanêpadam (voie moyenne) du
Yerbe cri, s'incliner, fléchir les membres, se coucher, d'une
racine KP, plier, pencher, qui a donné au gr. xXfvw et y.Xi'vr,,
et au lat. - dinar e.
Vajra, voir plus haut vajrî.
Svari/a, adject, composé de sw, bien, aisément, en grec ti>,
et de ar'i/a^ participe futur passif de AR ou ]], lancer.
Tatahsa, '3^ personne, sing. du parfait par redoublement
du verbe tais, couper, façonner en arjaque TAks, fendre,
tailler, d'où gr. Téy.xwv, charpentier, architecte.
Vâçra mugissant, de vûç, nmgir, forme secondaire de WA,
crier, d'où sortit également WAd, skr. vad^ vociférer, dire.
DJienavas , plur. de dhenu, la vache, du verbe dhe, su-
cer, boire, cfr. dadhi, le lait, de l'aryaque DHA et DHI, sou-
tenir, sustenter. Il est bon de rappeler que la forme PA, tenir,
soutenir, a donné à toutes les langues indo-européennes des
verbes signifiant nourrir, au skr. pâmi, je nourris, avec
pitr, le père, le nourricier, au gr. Tcaw et TCaxrjp, au lat. pao,
pasco, eipaier, etc.
Syandamana, participe présent âtmanêpadam de syand,
courir et couler, d'un pi'imitif aryaque SI, jeter, lancer.
Anjas, nom neutre, l'enclos, le parc, l'étable, de anj, ser-
rer, pour l'aryaque I) G. La manière dont j'interprète la com-
paraison trouvée par Hiranyastûpa me semble plus natu-
relle et plus simple que celle adoptée généralement ; au lieu
de voir là des vaches courant à leurs veaux, il me paraît plus
exact d'y voir les eaux s'écoulant dans leur réservoir com-
nuin, ainsi que des troupeaux regagnant le soir leurs étables.
Samudra, couiposé du préfixe sam, avec, qu'on retrouve
dans goth. sama- et dans lat. simul et semeJ, et du
— 332 —
substantif «^ra, eau, gr. uSwp, goth. n-ato , ail. 'mas-
ser ^ angl. water , du verbe aryaque WAd , skr. vad
et ud, lat. vad-UM, ud-us, und-a, répandre, samudra,
qu'on traduit par mer et océan, me semble dans cet hymne
sigviifîer le cours inférieur de l'Indus, masse d'eau énorme
formée de toutes les rivières du Sapta-Sindhu, et probable-
ment plus connu des tribus védiques du Kacliemir et du Pend-
jab que ne l'était la mer des Indes.
Ava, loin de, préfixe qu'on retrouve dans le lat. au cfr.
au'ferre.
JagmuSy'^ouv jagamiis. 3® pers., plur. du parfait de ^«w,
aller. Le germanisme, en faisant son kam de G AM individualise
le sens d'aller en celui de venir; goth. qiman, tud. quëman,
ail. kommen, angl. come.
III. — Vrsfiyamfnjo nrnîla somam trihadruTiesu apihat
sutasya \ a sâyaKam Maghavâdatta vajram ahann enam
praUmmajam Ahinnm.
III. — ^Taurus-ut-fieret, elegit somam, tribus in cadis bibit
expressi-succi (liquorem) | ad- telum maghavat-sumpsit
fulgur, occidit illum primogenitum Ahium.
Vfsnyamûna -s (car vrsâyainânovTiiUa est pour vrsâya-
mânas avrnïta), i)art. prés, âtman. du verbe nominal vrsaye,
de vrsa, taureau, cfr. en gr. pipc-r^v et app-r;v, mâle, du verbe
vrs, couler, pleuvoir, féconder, du primitif WP, couler. Les
verbes MIhg, SU, 1} joignent aussi l'idée de virilité et de
fécondation à l'idée de couler (voir plus haut vîryâni).
Avrnïta, 3* pers. sing. de l'imparfait àtman. de VTm frère
de trvomi,/]e choisis, je veux. La forme aryaque WARna-
mai est devenue en grec ^Qhio\im, puis So\\o[xxk et, enfin,
èo'Sko\).(x<..
Kadruka, un vase ou une coupe (en or bruni?) nom com-
posé de ha (Cfr, sindJm-Tia, qui est du siudlm), et de kadru.
Ce kadru, d'après M. P)enfey, serait un combiné de kad et
— 333 -
de drû, or, et signifierait couleur d'or foncé. Langlois,
Rosen et Wilson ont cru voir dans ce passage la mention
d'un triple sacrifice; mais M. Benfey, dans des études plus
récentes, n'y a vu que la mention de trois coupes {Orient
und Occident, I. p. 40). Comme il n'est pas question de sa-
crifice dans le reste de l'hymne, je me suis rangé à cette der-
nière opinion. Le passage me semble avoir pour sens qu'In-
dra boit trois coupes de soma, ce qui veut dire qu'il boit de
cette liqueur à coups redoublés.
Apihat^ 3*" personne de l'imparfait parasmaipadam de pâ,
boire (3e conjug.) cfr. le lat. bibere, (avec B pour P), et gr.
-(vw, écol. TMVM, je bois; esclav. pi-ti, boire.
Suta, part, passif du verbe su, exprimer {lasôma), faire
couler, couler.
Sâyaka, nom. masc. un trait, une arme de guerre, de
SI, skr. as ou si. lancer.
Adatta, imp. àtman. 3® pers, sing. de dad, suppléant dà,
ar. DA, lat. ^«r^, etc.. tenir, prendre, d'où donner (faire
prendre).
Prathamajâ, premier né, composé de pratJiama (voir
plus liaut), et àejâ, né, dejan, ar. GAn, produire, enGEx-
drer. Cfr. lat. gignere, et {g)nasci, pour giGENasci.
IV. — Fad indrâhan prathamajâm aliînâm an mfiyi
nâm aminâh proia mâyâ\\ \ ât sûryam janayan dyâm
usâsam tâditnd çalrum na Jiilû vivitse.
lY. — Quum, ô Indra, occidisti i)rim()genitum Ahium,
tune magorum destruxisti etiam pr^estigia, | tune solem
gignens, diem, auroram, eo ipso inimicum liaud certe inve-
nisti.
Fad et ad, formes neutres de pronoms corres})ondants
prises adverbialement.
Aminâs, 2^- pers. sing.de l'imparfait parasm.de mî, avec
véd. :ninâ pour mtnâ, étendre, dimiiuier, détruire. Cfr. gr.
— 334 —
[xtvûto, lat. minuere, russe mnïi, goth. mins, ail. minder.
Prota mniieni pra et itta.
Mâyâ, ce nom féminin signifie d'abord sagesse et ensuite
fraude, tromperie. Son origine parait assez obscure. Est-il
issu d'un verbe ayant le sens de penser (comm. lat. mentiri,
Tient de mens, mentis), ou d'un verbe ayant le sens d'enve-
lopper, ou d'une racine ayant le sens de mêler, d'obscurcir ?
Ou bien encore, et cela me semble plus probable, est-ce un
parent du zend maogha, le prêtre, l'astronome, le mesureur
du temps, de l'aryaque MA, mesurer, qui est devenu chez
les Hindous, même à l'époque védique, l'expression désignant
un trompeur et un magicien? Cela, par suite de la haine re-
ligieuse qui, à une époque inconnue, sépara les Iraniens des
Aryas du Sapta-Sindhu et fit donner par les premiers le
nom de Dévas aux démons, et par les seconds le nom (ïAsu-
ras aux mauvais esprits, noms qui signifient les dieux dans
la langue de chacune des deux branches. Dans les plus
vieux hymnes védiques on retrouve le mot d'Asura pris
plusieurs fois en bonne part.
Sûrya, le soleil, pour aryaque SAWARya, comme l'a
])rouvé M. Sonne dans le tome xiii de la Zeitschrift de
M. Kuhn, devenu en gr. àpeXioç (avec esprit rude pour a) et
âêeXioç, d'où r]X(o;, C'est le thème savar du dériv. Savarya
que reproduisent lat. sol^ sovelz=sover=savar, lith. saule,
et goth. sauil; du verbe SU, féconder, engendrer.
Janayan, part. prés, d^jan, engendrer (10'^ conjugais.),
gr. Ysv-, lat. gen-, gig{e)nere (avec redoublement), goth.
Kinan et Kinnan, cfr. l'ail. Kind, l'engendré, l'enfant, de
Far. GAn, forme second, de GA, étendre, propager.
Dyâm^ pour organique dyâyam, accus, sing. de duo pour
divas, {c^iv. \dX. dies ei dm),\e cie\ lumineux, le jour, de
DIw, briller, luire.
Usas, fém. aurore, pour vas-as=vas-at , de vas.
— :î35 —
briller, brûler,, du primitif AW où WA, souffler, brûler.
On trouve en gr. œjoq et yjw;, l'aurore, la forme guiiée en
aicsûsfi, usâsd est devenue en lat. aurora pour atùsosa.
Çatru, nom mas(;. l'ennemi, do çat, i)0ur KAt, blesser,
nuire, d'où gr. y,6-:-o;, haine, inimitié ; cfr. iyj)-pcç, pour
xîOpor, ennemi, tud. Iiadara, et ail. Jiader.
Kila, de kr, faire. Un adverbe analogue a été formé en
latin par un procédé semblable, profecto est vui dérivé de
projicere, composé de /(ZC^rg, faire.
Vivitse, tu trouvas, 2*" pers. du parf. redoublé àtman. de
vid^ l** voir. 2<* trouver par reconnaître. Cfr. le gr. pctow,
et le lat. videre. Avec le 2'' sens, vid est de la 6® conjug.
V. — Ahan Vrlram Vrtraiaram Dyansam Indrovajrena
7nahatâ tadhena \ Shandnnsha Imliçenâ vivrlinâhih.
çayata îcpaprk prt/nTi//fh.
Y. — Feriit Vertram perfldissinuim-inIcr-Vertras, emem-
bratum Indras fulgure, potente irtu | truncus veluti securi
ca^sus Ahis jacebat disjectus humi.
Vrtratara, exemple curieux et excessivement rare d'un
comparatif de substantif.
Vi-ansa, composé de ti, dehors, loin de, ]K)ur organ.
DWI, correspondant au latin «^6- pour dve et au lat. ve- et de
aiisa, partie, membre, qui a des membres, frère de cniÇiZ
qui a les mêmes significations. Les racines as ou ans, aç ou
anç supposent des thèmes primitifs I'sa et I'ka de R ou AR,
fléchir, courber. A côté du skr. anç, il faut placer le skr.
anc, de anc-iia. courbé, eiank àeaùka, membre, tud. an-
cha, ]Rmhe ; dans le lat. artus, membre, le r de la racine a
été guné mais non changé (ni a,
Mahat, adj. grand, fort, de jMAgh, étendre, croître,
grandir, être fort, gr. \ih{tz. Le lat. magmts pour magemis
l'eprésente un ^MAouAna organique, qui a acquis une grande
croissance.
— 336 -
Vadha, m. le coup, de vad//, frapper; le zeiid et le grec
allongent la voyelle radicale ; le premier dans vâdha, coup,
heurt, d'où vâdhaya, vâdhayaiti, heurter, repousser; le
second dans jw6^î?ff^/i de ptoO-éo), wôéw.
Skandha, m. le tronc, du verbe SKAdh, trancher, abat-
tre, gr, cy.Y;6- dans krr/,Tf)r^z ; nord. sJiad dans shadi, dom-
mage, Gfr. skr. shkad, couper, fendre, et skr. hsan pour,
SKAn, détruire, tuer. Le lat. triincus de TI) (p. 330) pré-
sente la même image.
Kuliça, m. et n., la hache, d'un KR, KUL, couper, tran-
cher, Gfr. lat. CuUer, couteau.
Vi'VThia, coupé, abattu, composé de vi (voir plus haut),
et de W'^^«, part, passif de Far. W'^, skr. vraçc, déchirer
arracher. De ce verbe proviennent le skr. vrka, le loup, legr.
Àuxoç, le goth. vul/s, angl.'wolf, et probablement vulpes, le
renard, autre animal de proie, et peut-être lupus, le loup,
s'il ne va pas avec zend raopi.
Gayate [çayata par euphonie syntactique) 3'" pers. sing.
du présent indic. àtman, de d, être étendu, être couché,
d'après la !'■'' conjug. ou par un thème çaya qu'on trouve
dans (Içaya, réceptacle ; la conjugaison ordinaire de ci est la
2" : ct>tê=v,t\xo.'., ar. KAItai, cfr lat. q^uieo.
Upapré, composé pris adverbialement, de upa, gr. •jT:o,et
cfr. de jt?n, issu de PH, étendre; racine qui est celle de
Pfthivî, f. la terre considérée comme une vaste étendue. Il
faut cx:)mparer skr. prtJm, large, vaste, gr. rXâ.-:>Zy lat, pra-
tum et {p)latus.
VI. — Ayaddliéva durmada âhi juhvè mahâi>îran\
tuvibâdham rjisam \ nâtârîd asya samrtim vadhânâm
sam rujânâh pipisa Indraçatruh.
VI. Imbellis veluti ebrius, ad- etenim -vocavit magnum
virum multos-ferientem, rectè -rapidum ; | non aufugit ejus
— 337 -
concertationem ictuum, cum -speluncas- rupit Indrae hostis
(Vertras).
Ayoddha (car ayoddhcva est pour ayoddha iva) , qui ne
combat pas, lâche, composé de «^ privatif et de yoddha part,
du yudli, lutter, forme dérivée de yu pour I)YU^=.DU,
tordre. La même idée a produit de la racine Kl), lier, entre-
lacer, le lat. certare, combattre.
Durmada, composé de dus, mal, gr. ou; et de mada,
ivre, de MAd, fondre, couler, et, plus tard, s'enivrer, être
fou. Cfr. le gr, [.(.aSoç, [xaBàw, le lat. madère.
Juhvs-, 3" pers. parf, âtman. de hvê (J remplaçant k dans
les redoublés). Ce hvê est pour hvai d'un thème havaya
comme l'indiquent assez /wt?«-5, l'appel, eikuvati, il crie.
Tumàâd/ia^ composé de tuvi, beaucoup, de l'aryaqueTU,
serrer, entasser, et de hadlia, de ladh ou hâdli, tordre,
tourmenter, ar. BHAdh, gr. zaO dans ::aOoç, TzévOo;, lith.
héda.
^Ijtsa, de rj\ diriger, lat. regere., de ii, aller, et de isa
pour isan, part. prés, de û, poursuivre, désirer, de i, aller
(cfr p. 260).
^^r?rî((,3''pers. sing. aor. 5" for;iie {aiârisam)àe tarûmi,
je traverse, je franchis, j'évite.
Samrti, le combat, la rencontre, composé de sam., avec
rti, aunomin. rtis de r'ou ar {r-no-ti), atteindre, frapper,
ar. I), aller, tendre ou pousser vers, atteindre.
Pipise, remplacé dans le contexte ]^ar pipim à cause del'i
du mot suivant, 3'" pers. sing. parf. redoublé de pis, frapper,
rompre, écraser, de PI, piler. Cfr gr, irîgov, et, avec renfor-
cement, TTT'^iîo), lai. pinsere ei pistillum.
VII. — Ap/fd aliasto aprtanyad Indram âsya rajram
adîii sânauJayMna \ vr.mo vadhrih. pratimânam hulTiû-
san purutrâ Vrtro açayad vyasta\\.
YII. — Absque pedibus, abscpie inanibus (Vertras) provtv
cabat Indram, (qui) suuni fiilgur in caiulam (ejus) jecit |
tauri, etsi-impotens, iinaginem pra;-se-ferre-cupieii8 plu-
ribus-in-locis Vertras jacebat dilaceratus.
Apdd, composé de a priv. eidepad, le pied, eu giv zsj;
en lat. pe[d)s. en âW./nss.
AJiasta, composé de a prlv. et de Jtasta, la main de had,
saisir, lat. hend dans prcJiendere et hed dans hedera, le
lierre, goth. gitan, nngl. io get, aryaque GHAd, frère de
GAdh, skr. gadh.
Aprtanyat, 3" pers. sing. im})arf. du verbe nominal
prianyâmi, j'attaque, je provoque au combat, en skr.
priana, n. armée, guerre, de Pif, courber, entrelacer, d'où
aussi jor^, lutte, combat.
Sânu, 1". la pointe, la fin, la queue, de SA, étendre, al-
longer. C'est ce même SA, étendre (Cfr TA, TAx) qui, par
la 8" conjug.. a donné les racines skr. san et snu.
Jaghâna, 3« pers. sing. du part", de hdn, frapper, tuer, ar.
DHAn, gr. 6av-, etc., voir plus liaut.
Vadhris, sans force, de,îJ«pour ava, loin de, .sans, lat.
ve {ve-cors, ve-sanus) et de DHl), prendre sur soi, être fort,
oser, to dare (p. 152).
Pratimana, composé adv. de praii, au delà, et demana,
limite, de ma, mesurer.
BubJmsan, désirant être, part. prés, jjarasmâip. de bu-
bhûsâmi, je désire être, désidératif de bhû, être, ar. BHU,
constituer, établir, exister, être (voir p. 149).
Purutrâ^ adv. de lieu, composé à l'instar de 'purusatrâ.,
entre les hommes, Aw^rd! ou ^«/r<ï, là, etc, etc. {trù est la
forme antique de cette terminaison locative adverbiale, dé-
rivé de l'adj. joj^rw, nombreux, plein, gr. -oau : ciV. lat.
pim, plures, ail. viel, de Pif, PUR, combler, emplir
(p. 162).
— 339 —
Açayat^ 3" pers. sing. imparf. de cî, d'après la 1^'^ conju-
gaison. (Voir plus haut cayata et p. 160).
VIII. — Nadam na hlnnnam amuya çayânam mano
riihâoiâ ati yanty âpah \ yâç cid Vrtro maJdnâ parya-
tislhat tâsâm AJii\\ patsuiahdr dabhûva.
VIII. — Flumen veluti fissum illic per-prostratum
(Ahim) ad-libitum sese-extollentes super -eunt aquae, |
quas quidein Vertras potentiâ âmplexas-tenebat, earuni
Ahis ad-pedes jacens erat.
Nada^ le fleuve, de SNAd, couler (V. p. 276).
Bhinna, aux digues rompues, part. parf. pass. de bhid,
fendre (voir plus haut ablihiat).
Amuyâ, là, du type pronominal amu, dérivé du détermi-
natif A opposé à I, efr. amu, celui-là, eiimay celui-ci, forme
instrumentale prise adverbialement.
Gayâna, part. prés, àtman. de ci, être couché, reposer
(voii'plus haut).
Manas, n. pensée, idée, et ici, selon leur bon plaisir, de
MAn, penser, cfr. le gr. yÀ^oq, le lat. mens et le goth.
muns. Mano pour manas eut ici un accus, neutre pris adver-
bialement, cfr. jofiain.
RitMna, s'élevant, part. prés, àtman. de ruh, croître, ar.
RUdh. forme gunée de Pdh, croître, grandir, s'élever, du
verbe simple }] (p. 263).
Yanti, elles vont, 3'-' pers. plur. de l'indicatif, de i, aller,
composé ici avec le préfixe ati, sur.
Mahi, la force, le pouvoir, do mah, ar. MAGH, croître,
grandir, être fort, pouvoir ; cfr. le gr. [ji^a;, et le lat. mag-
nus (voir plus haut).
Paryalisthat, il enveloppait, composé de ;?<^rf, pour «jofl^ri,
autour, gr. r.i^i, eide aôisfhat, 3'' pers. imparf. de tist/ich
redoublé de .9Ûiâ, poser, être debout, de l'aryaque sta, qui a
donné au gr. le redoublé 1'j-t,\j.'. pour a<.<7zr,[j.'., au lat. stare et
— 340 -
le redoublé sistere, au gotJi. et à langlo-saxon standan,
ang. to stand, et à l'ail, stelien.
Patsutas, aux pieds, adv. de lieu formé avec le locatif
plur. patsu,àepad, le pied (voir plus haut); cfr. hufas, doù?
taias, de là, alors, etc.
Où, étendu, renversé, gisant, de çî, être couché (voir
plus haut).
Bab/nîva, 3'^ pers. sing. du parf. deb/m, être, cfr. Tangl.
io àe, et lall. ich bin (voir plus haut bubhûsan à la strophe
VII).
IX. — Nîcâvayâ abhavad vrtraputrendro (Vrtraputrà,
Indvas), asy a ava vad/iar jaàhûra \ uttarâ sûr adharah
putra âsîd dânuh çaye sahavalsâ na dhenuh.
IX. — Prostrata erat Vertrae mater, Indras in-eam alj-
ictum -jecit ; — superior genitrix, inferior puer erat ; Dànu
jacebat, cum-vitulo sicut vacca.
Nîcâvayâ, renversée, de nîca pour nyaca, inférieur,
couché à terre, humble, composé lui-même de ni j)our ani,
en bas, et de ac ou anc, jeter.
Pulrâ, f. la mère, la nourrice de PU, skr. pus, sustenter,
nourrir.
Utlara, mfn., ici au féminin, adjectif issu de la prépo-
sition ud, en dehors, en haut. Cfr. le gr. ùircspoç pour OÎTEpoç.
S'ils, f. la mère, celle qui met au monde, de SU, produire,
engendrer ; de là skr. sutas et sûnus, fils, lith. et goth. su-
nus ; ail. solin, angl. so7i (voir p. 276).
AdJiara, mfn., adjectif de forme comparative dérivé de
la préposition adha, en bas; cfr, lat. inferus.
Putra, m., l'enfant, en lat. puer (voir plus haut).
AsU, était, imparfait, 3" pers. sing. de as, exister, être
cet imparf. (75<ï»î est reproduit par le lat. eram \>o\\y esam
(voir p. 77).
— 341 —
SaJia, avec, pour sadJia composé de sa et de dha ou dhâ,
poser.
Vatsa, m. le veau, cfr. lat. vitulus.
X. — Atisthantînâm aniveçanânâm Msthânâm madhye
nihitam çarîram \ Vrtrasya nimjam m caranty âpo dîr-
gham lama ûçayad indraçatruh.
X. — lustabilium, non retrogredientium aquaruni in me-
dio depositum corpus ; | Vertrà inconscio, decurrunt aquae ;
per lungam nocteni jacuit Indrae-liostis.
Kâsthâ, i. l'eau, en tant que brillante, cristalline, trans-
parente, du verbe liâç, briller.
Madliya, au locat. madhye, en gr. [xéaoç, eii lat. mediîis,
en goth. midja.
Nihita, part. pass. composé de ni pour ani, sur, le long
de, et de Mta pour dUta, de dhâ, poser (p. 150).
Garanti^ 3'' pers. plur. indic. de car, se mouvoir, aller,
tourner autour de ; ar. KAR ou KWAR, gr. y,zK- dans
■/.éÂsuOoç, chemin, lat. cal- dana callis, litli. kélias, chemin.
Dtrgha, mfn. long, en zend darega, en gr. lohyoz, en
lat. dulgus dans indttlgere, de drk pour drgli, étendre,
allonger, forme secondaire d'un verbe simple DI^ étendre,
Tamas, n. la nuit. Gomme ses synonymes, ce nom de la
nuit provient d'une idée iVeff'roi naissant de celle de destruc-
tion. Ainsi l'aryaque ÏA-M, couper, détruire, possède parmi
ses dérivés, à côté de tamas, lat, timor avec tinter e, le gr.
T£[jLva), le lat. tem, retrancher, rejeter, dans conT¥M^ere.
XI. — Dâsapatnîr Ahigopâ atisthan nirioddhâ ftpah
Pavineva gâvaïi \ apâm l/iiam api/iitamyad dsîd Vrtram
jaghanvân apa tad vavnra.
XI — Servo-nuptae, ab-ahi-custoditae, steterunt captivae
aquae, a Pani veluti (raptae) vaccae ; | aquarum speluncam
clausam, quuni fuit Vertram occidens (Indras),ab- tuncape-
ruil.
— 842 —
Dâsa, m, l'esclave, de DAs, forme secondaire du simple
DA, serrer, lier, asservir, cfr. le gr. là^Xoq, esclave.
Patnî, f. l'épouse, eu gr. TCCtvia, du verbe PAt, pouvoir,
être maître. Cette forme féminine suppose un masculin joa^rt^w
[de paiani=patat, possédant, pouvant), frère de pati, maî-
tre, époux, lat. potis et pois {im-pos, compos), d'où posse=
poise.
Gopâ, gardé, à l'instar des vaches, composé de go, gu,
vache, et depâ, garder, (voir }). 79, à l'occasion de gopâm
ftasya).
Niruddha, mfn,, composé de m pour awi, et du part,
pass. de rudli^ retenir, empêcher, étreindre, ' enfermer ; le
composé nirudh a surtout le sens d'enfermer.
Bilam, la grotte, \}onY vilam^ de WT5 pour DHWP, la
très féconde racine signifiant courber, entourer, couvrir,
garder, qui a donné tant d'expressions à toutes les branches
de la famille indo-européenne.
Apa-vavâra, il ouvrit, 3*' pers. sing. du pai-f. devr, fer-
mer, composé avec la proposition apa, loin de, d'où le con-
traire de fermer ; cfr. la formation de notre Dtcouvrir, et
le verbe latin aperire, pour apa-verire.
XII. — Avylio vâro aiJiatas tàd indra sr'ke yativâ pra-
tyahan deva eliah. \ ajayo gâajayaii cura somam avfisrja\\.
sarlave sapta sind/mn.
XII. — Equina cauda eras tune, ô Indra, in fulgure
quum te agressus est deus unicus | prœlio obtinuisti vac-
cas, prœlio obtinuisti, ô héros, somam ; emisisti ut fiuerent
septem fiumina.
Açvya, mfn. adjectif tiré de açva. le cheval, en gr. ïr.Tzoq,
en lat. equus, goth. aihvs (p. 164 et 1G5).
Vâra-», la queue (la recourbée), de la racine WI} pour
(DH)WR, courber, être tors, etc.
Ajayas, 2*" pers. sing. de l'imparfait de ji, conquérir,
— 'M^.^ —
vaincre, ar, GI, mouvoir, exciter, tendre vers, atteindre
(p. 201), d'où skr. /t-%î7-«^i, il excite, il anime (5*^ conjug.),
eijay-ati, il atteint, il conquiert.
Avâsrjas, composé du préfixe ava et de asrjus, 2*^ pers.
sing. de l'imparfait de srj {&' conjug.) envoyer, lancer, et
qui, avec le nom srka, le trait, la foudre (voir plus haut),
vient du verbe aryaque SR, lancer, frère de AS et de SI
(p. 262).
Sartavê, pour couler, datif du but, de sartu-m, de SR,
s'élancer, couler, par le suffixe verbal, tu, accomplir, faire
(p. 175).
Sapta, sept, en gr. sTrca, en lat. septem, en goth. siehun,
en dW.sieben, en angl-sax., sevfon, en angl. seven.
Sindhu, fleuve, rivière, de siudh, couler; puis le fleuve
par excellence donnant son nom au pays; cfr. lat. Indus,
d'où India, etc.
XIII. — Nâsmai vidyun na ianyaUiXisisedha na yâm
miham akirad dhrâdunim ca \ Indraç ca yad yuyudhâte
Aliiç (-otâparîbliyo maghavn vijigye.
XIII. — Non ipsi fulgur, nec tonitru protectioni-fuit, nec
quam pluviam projecit (Vertras) fulmenque | Indras que
quum copugnaverunt Aliis que ; etiam alios (liostes) Magha-
vat devicit.
Vidyut, f. l'éclair, de vi, séparément, en tous sens, et de
dyu, resplendir.
Tanyatus, m. le tonnerre, à&stan ou ^a^î, tonner, retei>-
tir {slanayati, tanyati), gr. ctcvoç, a-rcvâ/w; lat. tonareiwec
tonilru. anglo-sax. tlnmor, tud. donar, ail. donner, angl.
ihunder.
Sisedha, '•^'' pers. sing. du parf . de sîdh, protéger.
jViha, la pluie, de mik, couler, pour mig/i, forme secon-
daire (\o MI, couler, cfr. skr. miltira. nuage, gr. è[x(yXY],
litli. miglà, etgaël. muig, avec skr. megha, nue.
— 344 —
AHrai, 3*^ pers. sing. de l'imparfait de kirûmi, je lance,
je jette, du KR arvaque qui a produit gr. v.DOm, et lat.
cellere, pro-cella, etc.
XIV. — A/ier yâtnram kam apaçya Indra hriiyat te
jag/inuso Ihîr agacJiat \ nava cayan navati ca sravanéîh
çyeno na bhUo ataro rajâùsi.
XIV. — Ahis proximum quem conspexisti, ô Indra, in
cor, quum tu (euni) occidisses, tinior venit | novenique
quura nonagintaque fluvios, accipiter veluti, trenielactus
transiisti (per) aetliera.
Apacyas, %^ pers. de l'iniparf. de àrç qui emprunte à pac,
regarder (pour S'paç) ses temps spéciaux ; de SPAk, tenir,
garder. Cfr. gr.cxoTcoç pour c::o-/,oc; lat. specere'', re-spic-ere\
ail. spaehen.
Hrt, le cœur, en gr. -/iap y.Y;p, en lat. cor, cordis, en gotli.
hairto, en ail. Jierz^ en angl. heart.
Jaghnusas^ gén. du part, parf . de han, tuer (voir plus haut).
£M, f. la peur, d'un BHI, tordre, tourmenter, trend)ler,
cfr. le grecçéêo;, le tud. hibên,VQ\\. belen, l'ang-sax. hifmn.
Agachat, 3« pers. sing. de l'imparfait de ^«?7i, aller, ga-
cMmi, je vais.
Nava, neuf, gr. evvéa, lat. novem, ail. neun.
Sravantî, f. le fleuve, véritable participe prés. fém. de
sru (gunéen srav), av. SR, s'élancer, se répandre.
Ataras, 2^ pers. de l'imparf. de tr, traverser, verbe issu
du préfixe tara pour Atara, plus loin, au delà, d'où skr.
taras, ze. tarau, lat. trans, ail. durcli, angl. through.
Rajânsi, les espaces lumineux, brillants, et aussi les
splendeurs, pi. du nom neutre rajas, de raj ou ranj, luire,
colorer, ar. RAg (p. 280).
XV. — Indroyâto 'vasitasya râjâ çamasya ca çrngino
vajrabâhuh \ sed u râjâ hsqyati carsanînam arân na
nemihpari ta babàuva.
— 345 —
XV. — Indras, mobilis et firmi rex, domitique cornigeri
(pecoris), fulgur-brachio-tenens, | ^ipse solummodo rex
imperat hominuni ; radios (rotae) siculi orbis, circum illa
(omnia) est.
Râfâ, nomin. du thème râjan, de RAg, diriger, gouver-
ner; cfr. lat. regere, rex, regnum, etc.: gotli. reiÂs, reiH,
alL reich.
Çp'igin, de çrnga, la corne, d'un KPg, forme secondaire
du fécond KR, courber, recourber, cfr. les correspondants
gr. y.épaç, lat. cornu, gotli. Iiaurn, ail. Tiorn.
TRADUCTION FRANÇAISE.
1. — Je chanterai maintenant les hauts faits d'Indra, ceux
que le maître du tonnerre accomplit les premiers. Il a tué
Ahi, il a délivré les eaux, il a précipité les torrents retenus
dans les nuages.
2. Il a tué Ahi couché sur la nuée ; Tvashter lui a forgé
une foudre aisée à lancer ; mugissantes comme les vaches se
ruant vers les étables, les eaux se sont écoulées vers la mer.
3. Pour acquérir la force d'un taureau, il a bu le sôma,
dans trois coupes il a bu cette liqueur faite d'un suc exprimé ;
Maghavat pour trait a choisi la foudre, il a tué le premier-
né des Ahis.
4. Quand, ô Indra, tu as tué le premier-né des Ahis, alors
tu as aussi rendu vains les prestiges des magiciens ; engen-
drant alors le soleil, le jour et l'aurore, par cela même tu
n'as certes plus rencontré d'ennemis.
5. Indra a frappé Vertra, le plus perfide des Vertras; il
23
— 346 —
l'a démembré d'un fort coup de foudre ; comme un tronc
d'arbre coupé par la hache, Ahi était étendu sur la terre.
6. Vertra, comme un lâche ivrogne, a provoqué cependant
le grand héros, celui qui frappe beaucoup d'ennemis, et dont
la marche est toujours rapide et droite , il n'a pas fui la ren-
contre de ses coups, lorsqu'il a brisé les grottes, lui l'ennemi
d'Indra.
7. Sans pieds, sans mains, il provoquait Indra qui lui
lança sa foudre sur le dos ; quoique châtré, voulant paraître
puissant. Vertra gisait ça et là tout émembré.
8. Ainsi qu'un fleuve débordé, les eaux croissantes re-
couvrent à leur aise Vertra abattu ; Ahi gisait aux pieds de
celles que naguère Vertra tenait en sa puissance.
9. La mère de Vertra était abattue, Indra lui avait lancé
sa foudre ; la mère était dessus, l'enfant dessous; Dânu gisait
comme une vache immolée avec son veau.
10. Le corps était couché au milieu des eaux vives et qui
ne remontaient pas vers leur source ; à l'insu de Vertra les
eaux s'écoulaient; l'ennemi d'Indra est couché pour une
longue nuit.
11. Mariées à cet esclave, gardées par Ahi, les eaux res-
tèrent captives, comme les vaches volées par Pani. Lorsqu'il
eut tué Vertra , Indra ouvrit la caverne où étaient les
eaux.
12. ïu étais alors semblable à un chasse-mouche, oindra,
avec ta foudre, quand ce dieu seul t'a attaqué. Tu as conquis
les vaches, tu as conquis, ô héros, le sôma ; tu as fait couler
les sept rivières.
13. Ni l'éclair, ni ^le tonnerre, ni la pluie qu'il fit tomber,
ni la foudre, ne protégèrent Vertra, quand Indra et Ahi se
— 347 —
livrèrent bataille ; Maghavat a vaincu aussi ses autres enne-
mis.
14. Lorsque tu eus tué Alii, ô Indra, et que tu le vis près
de toi, la crainte entra dans ton cœur, et, dans ton effroi, tu
traversas, comme un faucon, quatre-vingt-dix-neuf ri-
vières à travers l'air resplendissant.
15. Indra, roi de ce qui se meut et ce qui est fixe, roi des
troupeaux cornus et des bêtes domptées, lui qui tient la foudre
en main, roi des hommes, lui seul règne. Comme la jante (le
cercle) tient tous les rayons de la roue, ainsi il embrasse
tout l'univers.
L'hymne que je viens de traduire contient toute la subs-
tance du mythe d'Indra. Aussi dans la suite de ces études ne
reviendrai-je plus sur ce sujet. C'est pourquoi je veux
ajouter quelques mots pour compléter l'étude qui a paru dans
la précédente livraison de la Revue.
On a vu qu'il y est question de celui qui a forgé la foudre
d'Indra. Tvastr est V Hépliaïstos de l'Inde; en plusieurs
endroits, les chants védi([ues font mention de lui et lui assi-
gnent pour principal emploi la fabrication de l'arme divine.
C'est une des formes d'Agni, du feu confondu ave»* le feu
céleste. Il a l'épithète de triçiras , à trois têtes II
partage avec plusieurs autres divinités le don de généra-
tion, qui est du reste un des principaux attributs d'Agni, on
trouve en effet ce verset dans l'hymne 184 du x'' Mandala :
« Yisnur yônim halpayalu Tvastâ rûpâon pinçaiu... »
« Visnus vulvam faciat Tvastr formas fabricet, etc. »
La divinité qui nous intéresse a donc sa part bien marquée
dans le phénomène de la génération.
Plus tard, je reviendrai sur le sôrna, à qui l'on a adressé
des prières et des cantiques comme à un dieu.
Je n'entrerai pas non plus dans des détails sur les démons
contre qui Indra livre bataille, j'en ai parlé suffisannnent
— 348 —
dans le travail qui a précédé celui-ci. Je ferai seulement
observer que le nom de la mère d'A/ii ou de Vrira y est
donné; Z?^mz^, à mon sens, vient d'un verbe primitif DA,
couper, tuer, qui peut bien avoir produit le nom de la mère
des Ralsasas.
Enfin, je ne pense pas avoir besoin de faire remarquer à
nos lecteurs la frappante analogie qui existe entre l'histoire
des vaches voléespar Pani et le mythe de Gacus.
Girard de Ri allé.
ETUDES
D'ÉTYMOLOGIE FRANÇAISE
ASSENER.
Asséner, dans la locution asséner un coup à qutlqiiim,
est, d'après MM. Diez et Littré, le latin assignare ; ce serait
proprement décerner, destiner un coup à quelqu'un. Cela
pourrait bien ne pas être aussi vrai que vraisemblable.
Il y avait dans la vieille langue deux et même trois verbes
asséner appartenant tous à des radicaux différents.
L'un signifie indiquer, désigner, assigner, fixer, et répond
à assignare. Ainsi, dans les Assises de Jérusalem, 120, on
lit : « Et deivent à celui jor que le seignor lor aura assené,
venir devant le seignor (1) ». Le même verbe api)liqué dans
le sens d'établir, de marier un enfant, ainsi que dans celui
(i) Comparez, en outre, Phil. Mouskes, 658 :
Quant lor pères fu definés,
Si ont tout lor fiés assenés
C.-à-d. définis, établis, fixés.
Froissart, éd. Kervyn et Lettenhove, II, ibo :
Li rois assena à l'escuyer les cent livrées et terre que proumis
avoit.
— 350 —
de pourvoir d'une rente, d'un douaire (d'une assené) est en-
core le latin assignare. (1)
Le deuxième assener, homonyme du précédent, se produit
avec les acceptions suivantes :
A. Sens neutre :
1 . Se diriger ou tendre vers ; (2)
2. Arriver à bout, atteindre à. (3)
(i) Ph. Mouskes, 11609 :
Et at assenés ses enfans
De bas {bâtards)^ dont quatre avoit encor,
Si lor dona de son trésor.
Jean de Condé, dans le Dit du bon comte Willaume, v. iii
(voir mon édition, t. I, p. 294).
iij. filles saiges et senées
Eurent noblement assenées.
Froissart, II, p. 210 (les barons d'Ecosse tinrent conseil) : à
savoir là où il poroient lor roi marier et asener en lieu dont il
vousissent le mieuls. »
(2) Chrétien de Troics, Ghev. au Lion, 4870 :
Einsi par aventure asane,
Au chastel ; ensi asena
Par la voiz qui l'i amena.
Barbazan, Fabliaux et comtes, IV, p. 207 :
A l'ostel molt droit assena
Si com la voie le mena.
Le sens tendre vers tourne parfois en celui de prétendre à.
Livre de jostice et de plet, p. 233 : Quant (li heirs) a passé tôt le
âge et il ne prant de li, li sires pot assener à la chose por défaut
de vavassor.
(3) Chrétien de Troies, Chev. au Lion, v. i5o5 :
Nus d'ans, s'il s'en voloit pener.
Ce cuit, ne porroit asener (réussir)
Que jà mes nule tel feïst,
— 361 -
Comparez, pour le rapport des deux notions, corrélatives
l'une de l'autre, en lat. seqni et consequi, en ail. langen et
gelangen, en français gagner, qui, dans le principe, signifie
travailler pour gagner.
B. Sens actif :
1 . Diriger , faire parvenir , conduire , enseigner , ins-
truire (1);
Id., ibid. 56o2 :
Tant vet cerchant, que il asene
Au suil qui porrissoit près terre.
Id. Charrette, 6535 : Or set qu'ele est bien asenée {c-à-d. arri-
vée à son but).
Dans une chanson de Jacques le Viniers, on lit :
Bien sai crueltés le desvoie
Puis que pités n'i puet ains assener.
(i) Maetzner, Altfranz. Lieder, XXVII, 26 :
A grant signourie
Amours m'assena.
Chrétien de Troies, Perceval (éd. Potvin), v. 2476 :
Qui assenet et adreciet
Le valet à armes éust...
c.-à-d. si on l'eût instruit dans le maniement des armes.
Roman du Renart, v. 2 1 1 36 :
S'ore estoient tuit li set art
En ces livres que vous avez,
Bien vos auroit Dex asene^^
Escoles porriez tenir.
Phil. Mouskes, 10657 :
Quant, par l'anoncement de l'angle,
Fu mère et l'enfant emmena
En Egypte, ù Dicus l'assena.
— 352 —
2. Atteindre, frapper (1).
C'est à la signification é^iri^er que se rapporte la locution :
asséner un coup. Ou bien elle découle du sens frapper par
une conversion de régimes , fort ordinaire : asséner un
homme d'un coup, pour asséner un coup à un homme; cp.
payer quelqu'un d'une somme, tour antérieur à « payer une
somme à quelqu'un. »
Les exemples de ces diverses acceptions de notre second
assener, que nous avons recueillis en note, peuvent être aug-
mentés de ceux rassemblés par M. Littré à l'historique de
son article asséner ; on saura maintenant convenablement
les répartir entre les deux homonymes dont nous avons
parlé.
Quant à l'étymologie du deuxième, il doit être considéré
comme un dérivé du vieux français sen (== ital . senno) , sens,
intention, direction, qui, à son tour, représente l'ail, sinn.
Assener reproduit donc le vieux haut-ail. sinnan, ten-
dere, sentire et plus exactement encore le moyen haut-ail.
zuosinnen, pervenire. On sait que le même primitif 5e?î a
donné séné, doué de sens, et forsener, mettre hors de sens,
dont le participe forsené nous est resté sous la mauvaise
îorme forcené.
Enfin, un troisième verbe asener se trouve dans la langue
d'oïl avec le sens de faire un signe pour appeler quelqu'un.
On croirait que ce verbe doit nécessairement tenir de signum,
(i) Chrétien de Troies, Charrette, 2225 :
Et cil en la gorge Vasanne
Trestot droit par desoz le panne
De l'escu, et le giete anvers.
Froissart I, 291 :
Et s'asenèrent de premier encontre de leurs glaives si roidç-
ment que chacun rompi la sienne.
— 353 -
mais il n'en est rien. L'orthographe asener est fautive et
amenée sans doute par ce faux air de parenté. Le vrai mot
est acener (1), qui correspond à l'itaL accennare, v. esp.
acenar (le wallon a dans le même sens asener et le proven-
çal, senar et cenar). Cet acener^ trouve aussi sous la forme
aoJiainner, circonstance qui. à elle seule, défendrait de le
confondre avec les deux vocables traités ci-dessus.
Il faut donc croire que M. Littré a eu tort de placer dans
l'historique de son article assigner le passage suivant de
Raoul, de Cambrai :
La dame l'a à son gant asené
Et il i vint de bonne volenté.
M. Diez traite de notre verbe sous cenno, signe de tête,
qui en est le primitif (Wœrterbuch, \, p. 122). Selon lui, le
mot de la basse latinité cinnus (d'oîi l'ital. cenno , esp.
ceno) est une forme écourtée du lat. cincinnus, boucle de
cheveux; la propriété qu'ont les boucles de flotter, pour ainsi
dire de faire signe, aurait amené le transport de signification.
Cette conjecture ne peut satisfaire qu'à défaut de mieux.
(i) Chrétien de Trois, Chev. au Lion, 3143 :
Armé et desarmé s'en issent
Tant que les coreors aceignent
Qui por an movoir ne se deignent
Ph. Mouskes, 9391 :
Lors voit Turpin et il Vaçainne.
M. de Reiffenberg y voit le acaner cité par Roquefort avec le
sens de dire des injures , et juge toutefois que, dans notre pas-
sage, cette signification doit être mitigée en celle d'apostropher.
Il méconnaissait notre verbe açainer^ appeler à soi.
Roman d'AIixandre, p. 67, b :
Clincon a apelé et Perdicas^fanie.
— .354
ASSIETTE
Les diverses significations propres à ce mot dans la langue
ancienne et moderne, jointe à sa similitude avec la forme ver-
bale assiet (1) aisied, font difficilement renoncer à la suppo-
sition d'un rapport étymologique avec le verbe asseoir, lat.
assidere.
Et cependant ce rapport, qui veut être démontré , ne
saurait l'être sans un certain effort. Pour ma part, je ne vois
qu'une ressource pour l'établir sans violenter les lois phono-
logiques; c'est de partir d'une forme typique imaginaire,
c'est-à-dire non constatée : le fréquentatif asseditars , tiré
d'un supin barbare seditum pour sesfum. Ce type nous mè-
nerait naturellement à un infinitif prov. asetar, fr. aseter,
assieter (2) et au substantif verbal assiette ; nous invoque-
rions l'analogie de pedito {-onis) devenu piéton et de pedi-
tare (dérivé de peditus), dexenupetar, péter. Il expliquerait
également l'espagnol et le prov. sentar, asentar, ii. sentare,
le prov. assentare (vient fr. assenter) — asseoir, qui se rap-
porterait phonétiquement à seditare connne renta, rente à
reddita. (3)
(i) Je marque par un astérisque les formes anciennes.
(2) Je n'ai pas d'exemple d'un verbe aseter ou asieter, si ce
n'est le passage e le conte l'en asete le quart jurn des lois de
Guillaume, § 42 (voy. Chevallet, Origine et formation, etc., I,
p. 119), mais je soupçonne qu'il faut lire asece qui est le sub-
jonctif régulier de aseoir.
(3) Diez voit dans ces formes des dérivations du participe
présent sedentem ; mais la lettre s'y oppose, à ce qu'il me semble;
en français la marche, sedentare., se'-anter^ santer, pourrait être
admise sur l'analogie de credentare-créanter-cranter, granter^
mais en est-il de même pour les langues du midi f
— 355 -
Dans notre hypothèse d'un supin seditum, — et ce barba-
risme n'a rien de plus étrange que le premitum i)our pressum
auquel l'on doit imprenta et empreinte, — les déductions
que nous en avons tirées ne soulèveraient aucune difficulté
sérieuse, tandis qu'il y en a de très graves à voir avec
M. Littré,au fond du mot assiette, un themesiet, répondant à
situs. D'abord je ne connais aucun exemple d'un i bref latin
se francisant par ie ; puis la citation du Recueil de Tailliar,
dont s'appuie l'auteur du Dictionnaire de la langue française :
un jour c'on i a siet, prouverait au contraire, à cause de
l'emploi du mot siet, en faveur d'un participe seditus.
Mais nous avons encore à débrouiller d'autres formes
connexes avec notre sujet. L'espagnol sitio (place, emplace-
ment), est, selon moi, le substantif verbal radical de sitiar
(composé : asitiar, prov. asetiar, asetjar), lequel sitiar ]q
serais disposé à ramener à un type, sitiare, formé de situs,
comme acutiare, captiare, Iractiare, etc., de acutus, captus,
tractuSf si ce procédé de dérivation verbale, fort usuel en
roman, ne se produisait pas en espagnol par un simple z
{aguzar, cazar, ^r«!2;«r). Cette dernière circonstance m'en-
gage à me rallier à M. Diez qui conjecture pour primitif des
formes en question (voyez son article sitio, Et. Wtb. II, 175)
le vieux haut-ail. sizan^ vieux saxon sittian (sedere).
Le provençal assestar (placer, asseoir) et l'italien asses-
tare (actif = arranger, ajuster, neutre = seoir, convenir) ne
reposent pas, comme le pense M. Littré, sur une confusion
du supin sessum avec situs, mais ils ont pour type assessi-
iare, dérivé de assessum, assessare (le simple sessitare est,
comme on sait, élastique). C'est ainsi que taxum, supin se-
condaire de iagere*^ tangere a j)roduit taccitare, d'où it. tas-
tare, prov. tastar, fr. tâter.
Jusqu'ici nous avons su, sauf la forme sitiar, nous ac-
commoder du \w\m']i\ï. sedere, •àoii ^nvseditum oupar5e55«^,
— 356 —
En sera-t-il de même à l'égard de ï italien assettar e,a^ii&ter,
agencer, disposer, asseoir, châtrer? Je ne le pense pas. Le
double i, d'après les règles italiennes de formations, ne
permet point d'y voir une simple modification formelle de
asetar ou de asestar traités ci-dessus ; et malgré la vraisem-
blance littérale et la coïncidence des significations, il faut lui
chercher un autre original .
Or, la facture du mot appelle nécessairement asseclare,
fréquentatif de as-secare, couper pour chacun et pour chaque
chose dans les proportions voulues, diviser par justes parts,
répartir, arranger, placer, asseoir convenablement, assi-
gner, fixer. Arrangement, disposition, placement, sont des
idées qui découlent naturellement de couper, diviser, etd'ail-
leurs le sens châtrer vient en surplus corroborer cette éty-
mologie, que je ne fais que reproduire après M. Diez.
Et maintenant, pour en revenir à assiette, l'objet princi-
pal de cet article, ne vaut-il pas mieux, pour l'expliquer,
laisser là le type fictif asseditare, assigner au mot français
la même origine qu'à l'italien assetto, agencement, ordre,
et le faire passer par la même filière idéologique :
couper, diviser, répartir, arranger, asseoir, placer à table ?
Pour la lettre nous aurions pour nous le mot disiette * di-
sette, de disecta, retranchement (de vivres), et pour le sens,
la conception primordiale tailler ne perce-t-elle pas encore
dans le terme assiette (taille, répartition) des impôts, pris
dans l'expression usuelle en termes d'eaux et forêts. 'L'assiette
des ventes (on marquait les bois à vendre en les entaillant),
et enfin dans l'emploi du mot assiette désignant le plat sur
lequel on sert ou on mange, et au sujet duquel il me reste
encore quelques mots à dire. Assiette — vaisselle plate peut
être une métonymie de assiette = service, mets, mais l'in-
verse est également possible, et plus probable. (Comparez
les termes fr. plat et angl. ^wA = mets). Dans les deux
— 357 —
cas (1) il peut y avoir au fond l'idée de trancher les viandes,
( il faut les trancher avant de les servir ) , et dans le
deuxième, on est involontairement rappelé à nos vieux mots
tailloir et tranchoir^ à l'it. tagliere , esp. ialler , ail.
ieller.
On le voit, je reste dans l'indécision pour ce qui concerne
le mot assiette : l'élément secare paraît y avoir autant de
droit que sedere. Si M. Burguy, qui dans son Glossaire pose
une forme asiecte , pouvait nous indiquer le lieu où il l'a
trouvée, mes doutes seraient bientôt dissipés. Ce c radical ,
dûment constaté et vérifié, deviendrait concluant.
AUG. SCHELER.
(i) L'emploi d\x mot assiette pour vaisselle plate, d'après les
citations de M. Littré, ne paraît remonter qu'au dix-septième
siècle. Cela parle en faveur de l'antériorité du sens mets,
service.
BIBLIOGRAPHIE
La langue latine étudiée dans V unité indo-européenne. —
Histoire, grammaire, lexique, par M. Am, de Caix de
Saint-Aymour. — Première partie. — Paris, Hachette,
1867.
Eug. Burnouf, le célèbre éraniste, prenant un jour à té-
moin Desgranges, l'auteur de la « Grammaire sanscrite-
française : « N'est-il pas vrai, lui demanda-t-il , que nous
savons mieux le latin depuis que nous connaissons le sans-
krit? Ce n'était pas assez dire. Non, depuis la découverte du
sanskrit et des idiomes éraniens, depuis la réduction à des
principes scientifiques des grammaires slave et germanique,
nous ne savons pas mieux le latin : nous le savons tout sim-
plement. Auparavant nous le connaissions, mais nous ne le
savions point. Chacun de ces rameaux divers, gotique, zend,
irlandais, lithuanien, grec et autres, étudiés en eux-mêmes
par eux-mêmes, ne peuvent évidemment livrer le secret de
leur mode d'être et de fonctionner, leur raison ; mais la
comparaison dégage scientifiquement , rigoureusement le
centre autour duquel ces idiomes divers se viennent grouper,
le type en un mot dont ils sont autant de manifestations secon-
daires. C'est l'histoire, la grammaire, le lexique de la langue
latine, étudiée dans l'unité indo-européenne que nous pré-
sente aujourd'hui M. de Caix de St-Aymour. Hàtons-nous
— 359 -
de le déclarer, cet ouvrage est surtout et avant tout éminem-
ment pratique. L'auteur, tout en formulant plus d'une fois
ses vues particulières et personnel les, a soigneusement écarté
toute velléité de polémique scientifique : c'est uniquement
vers la question d'enseignement que M. de Caix a dirigé
tous ses efforts. — Après leur huit ou dix années d'études
universitaires, où en sont nos jeunes humanistes au point de
vue de la connaissance des langues et des littératures étran-
gères, aussi bien anciennes que modernes? Il est triste d'avoir
à poser cette question, il est plus triste encore d'y répondre
franchement. Si sur cent jeunes gens, vingt comprennent le
latin, trois ou quatre au plus le grec, l'allemand etl'anglais,
c'est beaucoup à notre sens. Et remarquez-le bien, c'est com-
prennent et non point savent que nous disons. Il existe un
certain nombre de personnes prétendues positives, dont l'idéal
consisterait à livrer exclusivement le temps scolaire à l'étude
des langues modernes et des sciences. Ces intelligents con-
seillers tiennent peu de compte sans aucun doute de l'expé-
rience des siècles : ils oublient que l'honnne civilisé est tout
bonnement l'homme lettré, et que pas un grand artiste, pas
un grand savant n'a été dépourvu de fortes études littéraires.
Loin de nous la pensée de reléguer au second plan les tra-
vaux scientifiques !
Dans nos faibles moyens, mais de toutes nos forces du moins,
nous luttons et ne cesserons de lutter pour la sincérité et la
propagation de ces études, pour leur radicale émancipation
de l'a priori théologique. Et si l'on nous oppose l'insuffisaiice
du temps à consacrer aux travaux scientifiques, du moment
qu'on leur prétend adjoindre la connaissance des langues,
nous répondrons par ce fait indéniable, que la méthode com-
parative non-seulement supplée la routine ignorante par le
raisonnement logique, mais abrège encore, et d'une façon
considérable, les études de philologie. Cela se conçoit. Des
— 360 —
lois constantes amènent l'état typique à ses différents modes
d'être pathologiques : remonter de branche en branche au
type organique et de là descendre quelque autre série de fi-
liation, telle est l'œuvre de facilitation raisonnée qu'opère la
méthode comparative. Le langage n'est point livré à la fan-
taisie d'un chacun. La parole articulée, ce produit du cer-
veau humain, a, comme tout produit naturel, sa marche
voulue, son développement régulier. Aujourd'hui que les
grands principes de la science du langage se trouvent dûment
arrêtés, la routine grammaticale a fait son temps.
Les méthodes de Lhomond, de J.-L. Burnouf et autres
analogues, sont simplement à la linguistique ce que furent
l'astrologie, l'alchimie, à la chimie et à l'astronomie.
La première partie de l'ouvrage de M. de Caix comprend
l'histoire et la grammaire de la langue latine. De ces deux
sections, la seconde, bien que destinée aux personnes non
initiées, réclamait un certain développement. C'est ce que
l'auteur a compris. La phonologie organique était naturelle-
ment la base de son travail : elle est traitée, nous pouvons
l'affirmer, d'une façon vraiment supérieure.
L'alphabet naturel est soigneusement distingué de l'al-
phabet graphique, le son et le bruit articulé se trouvent net-
tement dégagés du caractère qui les figure. Vient l'étude de
la prononciation : M. de Caix insiste, avec preuves en mains,
sur la nécessité absolue de prononcer le latin à la façon
latine; Quintilien, Priscien , M. Victorinus, V. Flaccus
confirment ici les inductions de la linguistique. Les varia-
tions phonétiques trouvent ensuite leur place naturelle, va-
riations par afi'aiblissement, par renforcement, par permuta-
tions, par suppression, enfin lois d'assimilation. Ces premières
notions, bases nécessaires d'une étude sérieuse , amènent à
un chapitre sur les parties essentielles du discours, le pronom
simple, le verbe simple : quelle est la double portée du pro-
_ 361 —
nom organique? en combien de classes, en dehors des repré-
sentations onomatopéiques, les verbes peuvent-ils se distin-
guer?... Enfin, nous sommes en présence de la dérivation.
L'auteur, sous cette rubrique générale, a rangé hardiment
et la déclinaison et la conjugaison : nous ne pouvons que l'en
féliciter. Les éléments de la déclinaison, ceux de la conju-
gaison, ne sont autre chose que ceux de la dérivation : suf-
fixes casuels, suffixes personnels dérivent en dernier lieu un
thème déjà dérivé, mais le dérivent réellement. Le procédé
secondaire de la compositi(m, diversifiant Fidée générale au
moyen de préfixes, modificateurs de l'esprit même du mot,
est étudié à son tour et précisé par de frappants exerai)les.
La nécessité d'une répartition à peu près égale des matiè-
res de l'ouvrage entier en deux volumes (le premier compte
plus de 450 pages) a contraint l'auteur d'examiner dès cette
première partie les racines verbales onomatopéiques. M. de
Caix en signale une cinquantaine, et nous sommes loin, pour
notre part, d'estimer ce nombre par trop minime.
Nous n'entrerons point dans la discussion de cette classifi-
cation, la matière des onomatopées ne laissant pas que d'of-
frir, en plus d'une circonstance, accès à des opinions toutes
personnelles. Le côté vraiment sérieux du groupement ver-
bal nous sera donné dans le second volume, et ce groupe-
ment nous fournira matière' à sérieux examen.
En somme, ce livre est plus qu'une œuvre de science,
c'est un appel et un exemple. Puissent bon nombre de per-
sonnes actuellement enseignant, ou se destinant à l'instruc-
tion, comprendre ce qu'il y a de puissance et de fécondité
dans cette méthode de réduction à l'unité indo-euro])éenne !
Le livre de M. de Caix répondra, selon nous, à leurs be-
soins premiers : au nom des plus chei-s intérêts de la science,
nous en remercions l'auteur et chaleureusement.
Max Fuehrer.
24
— 362 —
Les Dieux et les Héros^ contes mythologiques traduits de
l'anglais^ par Frcd. Baudryet E. Délerot, de la biblio-
thèque de TArsenal, avec une préface et des notes, par
F. Baudry. Paris, Hachette, 1867, un vol. in 8°.
« Quand je lisun compte-renilu, j'y cherche d'abord un
résumé de ce que contient l'ouvrage. » (1).
Qui a dit cela? M. Baudry, le traducteur et l'annotateur
du livre utile que j'annonce ici. Connue je partage entière-
ment l'avis de mon savant confrère, je vais dire tout d'abord
que l'ouvrage en question renferme deux choses bien dis-
tinctes :
La mythologie grecque sous la forme vivante et partant
toujours attrayante du récit anecdotique ; c'est l'œuvre de
M. Cox.
La mythologie indo-européenne en abrégé sous la forme
de notes variées et d'un exposé des principes qui ont dirigé
l'annotateur dans ses interprétations mythologiques; c'est
l'œuvre de M. Baudry.
Je veux être franc. Si- ce joli volume, coquettement im-
primé en caractères elzévir et orné de 29 gravures sur bois,
n'eût offert autre chose qu'une méthode fort agréable pour
apprendre aux enfants, petits et grands, les peines de Dè-
nièter, les ruses de ce fripon d'Hermès, le supplice de
Tantale, les travaux d'Héraclès, etc., etc., la spécialité de la
Revue m'eût enlevé jusqu'au plaisir de l'annoncer ; mais,
avant et après ces contes, il y a tout un système d'explica-
tion mythologique, basé sur les découvertes les plus posi-
tives de la mythologie comparée. Ceci est de mon ressort et
je m'en empare.
La phonétique indo-européenne engendra la linguistique
(0 Revue moderne, t. xxxv, p. SyS.
— 303 —
comparative indo-européenne qui engendra la philologie
comparée indo-européenne qui engendra la mythologie com-
parée indo-européenne.
Gomme toujours, on alla trop vite, on voulut conclure trop
tôt. L'un voulut tout expliquer, dans la création des dieux,
par les phénomènes météorologiques. L'autre, non moins
exclusif, ne voulut voir partout que des divinités solaires.
L'un se faisait une juste idée de l'humanité enfant et de sa
manière naïve d'expliquer tout mouvement qui ne provenait
pas d'elle. L'autre, généralisant trop certains cas de méta-
morphose pathologique dans la signification des vocables,
tenait essentiellement k expliquer la naissance de tous les
dieux par une « maladie du langage. »
Alors vint M. Baudry qui, dans plusieurs articles de la
Revue germanique et française, dit très clairement son fait
à chacun des exclusifs ou des simplistes. Il montra que les
dieux étaient « les phénomènes eux-mêmes envisagés sous
un certain jour. » Après avoir rappelé cette phrase si vraie
de M. Schwartz : (1) « Les dieux originaires étaient des êtres
réellement vivants et se manifestaient directement dans les
pli(hiomènes naturels », M. Baudry ajoute : « En effet, quand
riionnne ouvrit les yeux au spectacle de la nature, elle lui
apparut d'abord vivante et animée, et il n'en pouvait recevoir
une autre impression. Dans l'espèce comme chez l'individu,
au moment de la perception première, les lois de l'esprit
IMPOSENT A l'objet LES FORMES DU SUJET, et précipitent les
conclusions du jugement sur des données incomplètes. En
vertu de ces lois, les phénomènes extérieurs sont censés ani-
més et produits par des forces semblables ' à l'âme que
l'homme sent en lui-même, et les plus faibles analogies suf-
fisent })Our faire imaginer des personnages et des ensembles
(i) Origine de la mythologie (en allemand). Beihn 1860.
— 364 —
de croyances. Ainsi le nuage qui passe est un monstre qui
passe par une intention volontaire, et si l'on entend dans ses
flancs un grondement qui ressemble aux mugissements d'une
vache, on en conclut aussitôt que ce nuage renferme des
vaches célestes dont les mamelles vont laisser œuler le lait.»
On ne saurait indiquer plus clairement les productions
premières et inévitables de l'anthropomorpliisme.
Or, parmi les mjthologies indo-européennes, il en est une
où cette humanisation des phénomènes nous apparaît coup
sur coup dans sa naïveté primordiale. J'ai nommé la mytho-
logie du Rig-Yéda . Tous les hymnes qui composent les dix
séries ou mandalas de ce recueil vénérable ne portent pas
également ce cachet de simplicité native qui caractérise les
débuts de l'ère théologique aryenne ; mais, en laissant de
côté les chants descriptifs, géographiques, cérémoniels et
métaphysiques, on arrive k se faire une collection des plus
vieux cantiques, parlant des « vieux dieux » avec cette foi
profonde et entière qui exclut toute appréciation scientifique
des phénomènes, comme elle rejette tout soupçon des erreurs
engendrées et engendrahles par l'effrayante puissance de
l'anthropomorphisme. Tous ces dieux-là sont taillés sur le
patron de l'àme humaine vue à la loupe. On cause avec eux
surtout quand il s'agit de leur prouver qu'on ne leur de-
mande rien pour rien. Donnant donnant, ô Agni! Donnant
donnant, ô Varouna ! Et ainsi des autres. Dame! les chevaux
et les boucs sacrifiés, le beurre fondu jeté dans la flannne, le
miel, les louanges, etc., tout cela coûte et demande de larges
compensations. Je m'arrête car j'allais marcher sur les bri-
sées de mon coHaborateur et ami, M. Girard de Rialle. Je
voulais seulement dire que tout ce commerce avec les phéno-
mènes-dieux et les forces-dieux, étant tout ce que nous pos-
sédons de plus rapproché des origines, devait tout naturelle-
ment servir de point de départ et de base h la mythologie
- 865 -
indo-européenne comparée, absolument comme la décou-
verte du sanskrit a servi de point de départ à la linguistique
comparative des idiomes indo-européens.
C'est en s'appuyant sur la mythologie du Rig-Véda et sur
les fables grecques, latines. Scandinaves, germaniques, etc.,
qui la reproduisent, soit à l'état fi'uste, et plus ou moins défi-
gurée, soit sous forme d'anecdotes que M. Frédéric Baudry
a pu, dans sa préface au livre de M. Cox, affirmer ce qui
suit, non comme de simples conjectures, mais comme autant
de faits désormais acquis à la mytholcgie comparative.
« Les phénomènes de l'atmosphère et ceux du ciel, nuages,
vents, pluie, orages, tonnerre, foudre, éclairs, nuit, soleil,
aurore et crépuscules du matin et du soir, attirèrent d'al)ord
l'attention des hommes et furent conçus et perçus par eux
comme des êtres vivants, revêtus plus ou moins, selon les
caprices de l'analogie, de formes animales ou humaines.
Les âmes <les morts jouèrent aussi un très grand rôle dans
les croyances primitives. Plus tard, la production artificielle
du feu donna également naissance à une série de mythes
très importante.
« Si l'on entend par mythe une fable ou anecdote reli-
gieuse relative aux dieux ou aux héros, nul mythe n'est
l)riniitif; la forme fabuleuse ou anecdotique a toujours été
précédée par un état où les faits attribués aux dieux appa-
raissaient comme des phénomènes présents et fragmentaires.
On disait d'abord : le dieu combat le monstre (Apollon tue
Python), il délivre la vierge (Persée et Andromède, etc.);
l'aurore aime le soleil, le soleil tue l'aurore, etc.
« C'est lorsque ce sens j)rimitif, qui rattachait les expres-
sions mythiques aux phénomènes, eût été oublié et rem-
placé par une autre façon de concevoir les phénomènes, que
le mythe proprement dit naquit, par la persistance de l'ex-
pression mythique qui cessait d'être comprise.
— 366 —
« Le mythe est une fable inventée par rimagination po-
pulaire, cherchant à s'expliquer à elle-même les expres-
sions mythiques dont elle avait perdu le sens.
« A cet état, les équivoques et les malentendus sont une
source abondante de la mythologie.
« Les premiers mythes se rapportent surtout aux phéno-
mènes physiques et cosmologiques. Le point de vue moral
ne se développa qu'après, et la métaphysique n'apparut qu'en
dernier lieu, lorsque le véritable esprit mythologique était
éteint. Ce principe peut servir de règle chronologique pour
classer les mythes par époques successives.
« Si des souvenirs d'événements et de personnages réels et
historiques existent au fond de certains mythes, ces souve-
nirs sont tellement défigurés et envahis par l'élément divin,
que la partie historique n'y conserve plus aucune valeur et
n'est même plus reconnaissable. Il n'existe aucun procédé de
critique par lequel on puisse la discerner et s'assurer de son
existence et de ses limites. »
Tels sont les principes qui ont guidé M. Baudry dans les
interprétations qu'il propose. Par les dernières lignes que
nous venons de citer, l'on a pu voir combien notre judicieux
interprète est opposé au système d'explication par l'histoire,
à l'évliémérisme, en un mot. On sait que le philosophe sici-
lien Evhémère (iV siècle avant J.-C), s'appuyant sur une
tradition qui faisait de l'île de Crète à la fois le berceau et le
tombeau de Zeus, déclarait que tous les dieux de l'Olympe
avaient été d'abord des honnnes, et qu'Uranus, (1) par
exemi)le, n'était qu'un ancien roi très versé dans l'astrono-
mie, dont le grand mérite était d'avoir installé une sorte de
monarchie universelle. On voit aussi comment cet exposé de
principes — que, pour mon compte, je regarde comme l'en-
(i) Varouna, le dieu delà voûte céleste, du verbe var, courber,
lai. volv-ere, volutum d'où volter-voûter.
— 367 —
semble des données les plus sérieuses de la science mytholo-
gique contemporaine, — limite ou élimine, selon les cas, ce
procédé d'explication qu'on a nommé le symbolisme et qui
regarde tous les dieux connue autant d'allégories et de sym-
boles.
Les principes qu'il expose dans sa préface, M. Baudry les
applique lui-même ayec une grande rigueur dans le recueil
de notes dont il a fait suivre les charmants récits de M. Cox.
Ainsi, lorsqu'il s'agit d'expliquer la fable d'Apollon pjthien
notre savant interprète, d'accord avec les principaux mytho-
logues de nos jours, la rapproche du mythe védique do la
lutte entre Indra, le dieu suprême, et le dragon Vritra per-
sonnifiant le nuage orageux. L'identité première des deux
mythes est si aisée à reconnaître qu'il lui suffit de citer pres-
(|ue en entier l'hynuie 32" du 1''' mandala du Rig-Véda où
cette fable, l'une des plus importantes de la mythologie indo-
européenne, est exposée avec force détails de la plus grande
beauté pittoresque. C'est ce même hynnie qu'on trouvera
plus haut (p. 328 et suiv.) et dont M. Baudry a emprunté la
traduction k M. Michel Bréal dans son Etude sur HercwU
et Cacus. M. Baudry considère d'ailleurs ce mjthe védi([ue
connue le type des autres combats bien comms des dieux avec
les monstres et il rappelle ceux d'Hercule avec Cacus, de
BelléroplK»n avec la Chimère, do Persée avec le dragon.
Et maintenant il me semble que vous devez savoir ce qu'il
y a dans le livre dont j'ai essayé le conqjte rendu.
H. CiiAyÉE.
368
Dictionnaire aryaque. = Woerterbuch der indo-germa-
nischen Grundsprache in ihrem bestande vor der Voel-
kertrenmmg ^ von F. C. August Fick. — Goettiagen.
Vandenhoeck 1868.
Dictionnaire gothique. — Gothisches Woerterbuch nebst
Flexionslehre, von Ernst Schulze. Zullichau Troemer
1867.
Ce dernier livre est purement et simplement un chef-
d'œuvre. C'est un livre de linguistique comparative sérieuse,
et c'est en même temps une œuvre de philologie comparée des
plus délicatement traitées. L'auteur traduit chaque mot go-
thique par ses équivalents grecs et latins avant d'en donner
l'interprétation allemande, avant d'en indiquer les correspon-
dants étymologiques dans les principales langues du système
indo-européen. L'usage de ce dictionnaire n'exige donc pas la
connaissance préalable de la langue de Schiller et de Goethe ;
et si j'insiste sur ce détail, c'est que je tiens à considérer cette
importante publication à un point de vue essentiellement
pratique, au plus grand profit de tous nos humanistes.
Quand nous avons fait « nos classes, » en tout ou en par-
tie, nous avons reconnu l'immense majorité des mots de la
langue maternelle dans leurs formes latines correspondantes.
Je ne dis rien des 3,500 mots grecs employés par la langue
française, rien non plus des 700 mots germaniques francisés
que la plupart répètent sans se douter le moindrement de
leur provenance (1).
(i) Il serait aisé de construire une foule de phrases dont les
matériaux (substantifs, adjectifs et verbes) seraient tudesques,
et dont le ciment syntaxique appartiendrait seul à notre fonds
latino-français : En ébauchant cette esquisse, le graveur a brisé
son burin. La honte, au regard morne, galope en croupe avec
le meurtrier, elle s'accroche et se cramponne à lui pour ne l'aban-
donner que sur Véchafaud, etc., etc.
— 369 —
Je dis donc que nos humanistes remontent aisément du
français au latin. Mais si le français n'est que du latin gâté
(selon des lois bien connues de pathologie phonétique) , le la-
tin, à son tour, n'est que de l'arjaque gâté toujours selon
des lois bien conimes d'altérations de voyelles et de conson-
nes. Il ne faut donc pas s'arrêter en route : il faut remonter
de la racine, parfois quelque peu altérée du mot latin, à sa
forme organique ou intégrale dans la langue commune de la
race entière, et ici, par « langue commune de la race, » j'en-
tends la langue indo-européenne primitive que nous appelons
aryaque, et que la science a restituée dans tous ses éléments
essentiels. (Voir la.ffe2?Me,,l''«=fascic., p. 4.) Et pourquoi l'hu-
maniste doit-il remonter sans cesse à ces formes pures et
complètes du parler primordial des Arjas? Parce que c'est
de là seulement qu'il lui sera donné de descendre sans peine
aucune aux formes correspondantes dans telle langue slave,
celtique, germanique, hellénique, iranienne ou indienne qu'il
aura choisie pour objet spécial de ses travaux du moment.
Or, pour mériter aujourd'hui le titre d'humaniste [liuma-
nior) ou de citoyen du monde, il est, avant toutes les autres,
deux langues que tout Français doit savoir aussi bien que la
sienne propre, je veux parler de l'anglais et de l'allemand.
Personne n'ignore que ce sont là deux idiomes frères issus
l'un et l'autre du germanique commun [deutsche grund-
sprache), dont le gothique est à coup sur le plus fidèle re-
présentant. Il importe donc que les études aryo-latines abou-
tissant à la science du français, aient pour pendant les études
aryo-germaniques aboutissant à la science positive de l'an-
glais et de l'allemand.
Mais que faut-il à l'humaniste pour établir une semblable
discipline dans les travaux philologiques de chaque jour? Il
lui faut d'abord un dictionnaire aryaque où, sous chaque
racine commune du parler indo-européen, il puisse trouver
— ;370 —
d'une part les formes latines qui en sont issues, et, de l'au-
tre, les formes germaniques correspondantes. Eh bien ! ce
dictionnaire vient de paraître, et, par son prix modeste
(6 fr. 75 c), il est à la portée de tous les étudiants. J'en par-
lerai tout à l'heure. Il lui faut ensuite un autre dictionnaire
dans lequel, sous la forme gothique, presque toujours iden-
tique à la forme germanique commune, il trouve tous les
mots correspondants du tudesque et de l'anglo-saxon avec
rappel incessant des congénères grecs et latins. A^oilà le li-
vre qu'a fait M. Schulze, et qui, malgré l'élégance de son
exécution typographique, coûte, lui aussi, moins de sept
francs. Oh! je vous en prie, laissez-moi être pratique, très
pratique. J'ai juré de répandre la linguistique indo-euro-
péenne par toutes voies et moyens, et je tiens mon serment.
Donc, étant donné un mot français, restituez-le d'abord
dans sa forme latine (je ne dis rien pour le moment des in-
trus teutoniques ou autres). Si l'habitude de trouver ainsi
l'étymologie du premier degré n'est pas encore suffisamment
acquise, hâtez-vous de vous familiariser davantage avec les
lois qui règlent la vie du latin dans son devenir français. Ces
lois, vous le savez bien, ont été admirablement exposées,
dès 1836, par M. Frédéric Diez, le savant professeur de
Bonn, dans sa Grammaire des langues romanes (en alle-
mand), où M. J.-J. Ampère les a prises pour les traduire en
notre langue dans son Histoire de la formation de la lan-
gue française. Ai-je besoin de répéter ici que le recueil de
ces lois doit constituer et constituera plus tard, dans toute la
France, la première partie du premier livre des humanistes?
Etant donné tel mot latin, il faut, en effet, que tout jeune
lycéen puisse dire et démontrer ce que ce vocable est de-
venu, ce qu'il devait devenir en français. Mais supposons un
cas, — pas trop extraordinaire peut-être, — où ces connais-
sances positives préalables soient encore assez loin d'être
— 371 —
complètement. possédées, que faire alors? Prenàrele Diction-
naire d'étymologie française de Scheler ou le Diction-
naire éti/molgique des langues romanes de Diez, y chercher
chaque mot de sa langue maternelle aussi souvent que la
restitution de sa forme plus organique ou plus intégrale dans
le parler des Latins (et par exception dans les idiomes des
Germains, des Celtes, etc.) offrira quelque difficulté.
La forme latine une fois trouvée, on possède le premier
degré de l'étymologie du mot français, il n'y a plus qu'à re-
monter du latin à l'aryaque. Pour cela, vous ])renez la table
des mots latins qui se trouve au bout du dictionnaire aryaque
de M. Fick, et vous voilà renvoyé à la racine de la langue
fondamentale et commune sous laquelle vous trouverez tous
les principaux mots grecs, latins, germaniques, et d'autres
encore issus de cette même racine. La plupart du temps ,
vous vous trouverez en pays de connaissance, et la figure
bien connue de deux ou trois membres de cette famille natu-
relle vous acquaintera bientôt avec tous ceux que vous n'a-
viez jamais vus.
Vous voilà donc arrivé au second et suprême degré de
l'étymologie française. En même temps que résonne à votre
oreille, et comme une dominante d'accord parfait, le voca-
ble de langue maternelle, vous entendez dans une même
harmonie, et la woie fondamentale tenue par la racine arya-
que, et la médiante latine rapprochant en quelque sorte les
deux extrêmes, la fondamentale indo-européenne et la do-
minante française, pour les ramener à l'unité.
C'est le moment de descendre le versant septentrional de
la montagne, au sommet de laquelle nous sonnnes parvenus
en la gravissant du côté du sud. Mais, de même que nous
avions pris pour guide de notre ascension la connaissance
positive des lois phonétiques latino-françaises et arj^o-latines,
jious voici forcés de nous munir, avant de descendre dans
— 372 -
les plainesdu germanisme, d'un code phonétique réglant, d'une
part, les rapports de l'aryaque avec le germanique commun
(j'allais dire avec le gothique, tant ils diffèrent peu l'un de l'au-
tre, cfr. p. 19), et, d'autre part, établissant les modifications
que subissent les mots de cette langue commune et t(nite théo-
rique des anciens germains pour se faire anglo-saxons et
anglais, tudesques (ancien haut-allem.) et allemands, etc.
Or, la plupart de ces lois, vous les trouverez dans cette i^e^j^^e,
aux pages 15-21, 89-97, 282-288 ou dans le Compendium de
M. Auguste Schleicher, ce vade-mecum de tout linguiste qui
connaît le prix de la méthode (voir la Revue, p. 15). Parmi
ces lois, il en est une qui domine toutes les autres, la voici :
Dans leur passage au germanique commun, les neuf conson-
nes explosives de l'aryaque montent toutes d'un degré sur
l'échelle de la force ; les trois neutres BH, DH, GH devien-
nent les femelles (pôle négatif) B D, G ; les trois femelles
B, D, G se transformesit en leurs mâles de pôle contraire
(pôle positif) P, T, K, et, comme pour renchérir sur le plus
énergique des efforts, il n'y a qu'un moyen, — le prolonger, —
le germain siffle les explosives mâles et fait F de P, TH [th
anglais dur) de T, et H (forte soufflante gutturale) de K.
Cette loi d'insistance germanique ou de renforcement général
des explosives indo-européennes, mon savant collaborateur,
M. Hovelacque, s'est chargé de la mettre en lumière dans une
brochure qui, sous peu, sera aux mains de tous les huma-
nistes français germanisants.
Or, pour rendre très facile l'application de cette grande loi
et des lois particulières qui régissent le passage du germani-
que connnun à l'anglais et à l'allemand, il faudrait, ce me
semble, négligeant d'une façon toute provisoire certains états
passagers de certaines consonnes, incarner ces mêmes lois
dans neuf formules mnémoniques, une pour chacune des
neuf consonnes aryaques explosives. Chaque formule serait
— 373 —
ternaire et se composerait 1" d'un mot aryaque commençant
par la consonne dont on veut constater les métamorphoses ,
2° du vocable anglais et 3° du vocable allemand identiques
l'un et l'autre, au moins parleur racine (pronominale ou ver-
bale), à ce mot aryaque, pris comme chef de triade.
Nous aurions ainsi la loi T\]=tIiou=du {tu ou toi) réali-
sant et rappelant sans cesse cette vérité , que le T aryaque
est représenté en anglais par la sifflante dento-linguale tJi,
et en allemand par^. Cette loi viendrait après la loi DWA
=two=zwei (deux), ce qui voudrait toujours dire, pour
vous, que le, D primitif est représenté en anglais par t et
en allemand par z (lequel, à la fin des syllabes, devient sz,
ss et même s). Enfin, en restant toujours dans la classe des
dentales, nous ferions précéder les lois DW A=tw(h=zwei
et T\]—thou=^dîù de la loi I>EA=:do=tJm-n (faire), for-
mule sacramentelle chargée devons remettre perpétuellement
en mémoire que le DH aryaque devieîit^^ en anglais et ^ (écrit
à tort tli) en allemand.
En dehors des trois lois que je viens de formuler en les
montrant dans des faits obviés et d'un retour incessant, tout
est facile dans le passage de l'aryaque au germanisme. A
vous donc de créer à votre plus grande convenance les six
autres formules mnémoniques.
A l'aide de ces formules', — je le dis, appuyé sur une ex-
périence de vingt-cinq ans de professorat, — l'acquisition des
racines et des radicaux germaniques, n'est plus qu'une per-
pétuelle découverte, un plaisir de tous les instants. Sans
doute il faut quelques semaines avant d'être bien familiarisé
avec l'application de ces lois phonologiques ; mais aussi quelle
joie de sentir et de savoir en soi cette j)ossessioii complète et
sûre de la langue des Aryas, faite gotliique, anglaise et alle-
mande, d'un côté, et, d'un autre côté, devenue la langue fran-
çaise à travers le latin et le bas-latin. Cette unité linguisti-
— 374 —
que, que vous créez dans votre tête telle qu'elle existe dans
les faits, est la forme suprême de l'ordre : Tunité dans la
variété.
Pour mettre tout humaniste à même d'établir ainsi forte-
ment, c'est-à-dire scientifiquement, dans sa mémoire les fa-
milles naturelles des mots aryo-latins rapprochés des mots
aryo-germaniques, il fallait lui offrir un bon dictionnaire
comparatif du gothique et de ses frères les idiomes teutoni-
ques, saxons et Scandinaves ; il fallait y joindre un diction-
naire aryaque permettant, à l'aide de tables bien faites, de
remonter sans peine du latin à l'aryaque et de,descendre de
l'aryaque au germanique. Et voilà pourquoi je me suis em-
pressé d'annoncer le livre de M. Schulzeet celui de M. Fick.
Quant aux détails de la méthode, vous les trouverez claire-
ment exposés et habilement appliqués dans l'ouvrage de M. A.
de Caix, dont le compte rendu ouvre ce bulletin bibliogra-
phique.
Plus tard, quand je l'aurai longuement étudié, je repar-
lerai, à d'autres points de vue, du Dictionnaire indo-ger-
manique de M. Fick.
H. Chavée.
Le Gérant^
MAISON NEUVE.
TABLE
Pages
Idéologie positive. — Familles naturelles des idées
verbales dans la parole indo - européenne , par
M. H. C-havée (2" article). 253
Considérations diverses sur les aspirées organiques,
par M. Abel Hovelacque. 282
Études védiques. Chronologie, par M. G. Rodier. 804
Études védiques, Philologie, par M. Girard de Rialle. 328
Éludes d'Eltymologie française, par M. Aug. Scheler. 349
Bibliographie. 358
Paris,— Typ. Alcan-Lévy, bout, de Clichy, 62
REVU E
LINGUISTIQUE
PHILOLOGIE COMPAREE
PARIS. — TYPOGRAPHIE ALCAN-LEVY, BOULEV. DE CI.ICHY, G2.
REVUE
DE
LINGUISTIQUE
ET DE
PHILOLOGIE GOMPAUÉE
Recueil trimestriel
DE DOCUMENTS POUR SERVIR A LA SCIENCE POSITIVE
DES LANGUES, A l' ETHNOLOGIE,
A LA MYTHOLOGIE ET A l'hISTOIRE
TOME PREMIER
fV^ Fascicule — Avril jS68
■<^=^5^î^-
PA R I S
MAISONNEUVB: et Gi«, LIBRAIRES-ÉDITEURS
I 5 , QUAI VOLTAIRS
COUP D'CEIL
SUR L ETUDE DE
LA LANGUE BASOUE
Au fond du golfe de Gascogne , au pied des Pyrénées
occidentales, il existe une région peu favorisée, partagée
entre la France et l'Espagne. On y voit quelques champs de
maïs, des bois négligés et des landes sauvages où paissent
sans gardiens de nombreux troupeaux de moutons.
Dans des villages éloignés les uns des autres, on regarde
avec étonnement des maisons de forme antique, de vieilles
églises dorées avec leurs galeries de bois latérales, et ces
places enfin où les jeunes gens du pays se plaisent à jouer à
la paume. Si l'on arrive dans ces villages le dimanche, ou
bien un jour de marché, ou encore à l'époque d'une fête Ic-
cale, on trouve toute la population sur pied ; on s'émerveille
de rencontrer aujourd'hui ces mœurs originales ; onestagréa-
ment surpris en voyant passer ces vieillards aux longs che-
veux, appuyés sur leurs bâtons de forme curieuse ; ces jeunes
gens grands et sveltes, adroits et robustes ; et ces jolies filles
aux larges pieds, à la démarche gracieuse , encapuchonnant
prestement leurs tètes mignonnes avant d'entrer dans l'église
— 382 —
dont le parvis leur est réservé. Dans la sombre église, on
admire la piété universelle ; mais on s'attriste en découvrant
sur tous ces visages la marque d'une intelligence encore en-
dormie, en constatant l'influence énorme exercée par le
clergé sur ces populations en retard. Pourquoi le pays bas-
que a-t-il gardé cette physionomie spéciale? La principale
cause en est certainement la conservation de sa langue.
On sait que le basque a longtemps étonné les linguistes ;
au moyen âge on l'appréciait pourtant convenablement. On
lui rendait justice avant que la philologie eût pris naissance.
Jules Scaliger en parle avec éloges, lui attribue une grande
antiquité et y voit une langue mère; Rabelais lui a donné
une place dans le fameux chapitre ix du livre ii de Panta-
gruel. Cependant, l'Académie espagnole, longtemps après,
le proclamait incompréhensible et en faisait le type de l'im-
possible ; au commencement de ce siècle, l'armée française
n'y voyait qu'un patois gascon.
Le basque a quatre principaux dialectes : labourdin, sou-
letin, gipuscoa etbiscayen ; mais il faut dire, en outre, que
d'un village à l'autre on remarque des différences souvent
importantes. Il est donc superflu de rechercher quel dialecte
représente le mieux la langue ; c'est seulement de l'ensemble
de toutes les variétés qu'elle peut se dégager. Il faut une
étude attentive et longue pour connaître suffisamment le bas-
qiie, -cet idiome harmonieux qu'on est ravi d'entendre lors-
qu'il vous rappelle le souvenir de jours heureux passés dans
l'extrême Orient, chez des populations analogues à celles-ci
sous beaucoup de rapports.
Passant de l'Inde dans le pays basque, ces analogies m'ont
frappé ; l'idée m'est venue do comparer les langages des
Dravidiens à celui des Basques. J'ai dû, à cet effet, chercher
à connaître les caractères particuliers du basque ; je me suis
donc procuré les principaux écrits publiés jusqu'à présent sur
— 383 —
cette langue. C'est de ces ouvrages que je veux parler ici,
en recherchant s'ils ont été scientifiquement faits et quelle
somme de lumières ils peuvent apporter à la solution des
problèmes que soulève chaque jour la science générale et
positive des langues.
Dans sa Notitia utriusque vasconiœ , Paris, 1638,
in-4°, Oihenart, auteur basque estimé, consacre quatre cha-
pitres (les chapitres xi et xiv delà première partie, p. 35 à
62) à sa langue maternelle. Le premier établit que les a et
ac, qui terminent les mots, sont les articles singulier et plu-
riel ; le second et le troisième tendent à prouver que le basque
a été la langue antique de l'Espagne ; le dernier a pour objet
les particularités du basque et sa manière de conjuguer et de
décliner. Naturellement Oihenart se guide surle.s grammai-
res latines et grecques de son temps. Dans ce chapitre, Oihe-
nart montre que le basque ne connaît pas la distinction des
genres; qu'il y a deux déclinaisons, l'une avec l'article, l'au-
tre sans l'article; qu'il n'y a pas d'accusatif ni de voca-
tif; que le nominatif a une forme agissante ; qu'il y a un cas
de négation, d'interrogation ou de doute ( c'est le suffixe ic,
partitif de M. Duvoisin, infinitif de M. Inchauspe, datif-actif
de M. de Charencey) : que les verbes indéfinis se divisent en
deux classes, ceux dont le participe passé se termine en tu et
ceux dans lesquels il se termine autrement; qu'il y a un nom
verbal j)]ut()t qu'un infinitif. Oihenart admet ensuite deux
conjugaisons : la preinière, qu'il appelle propre ou simple,
n'est applicable qu'aux verbes de la première classe (ex. noa,
je vais; dégit, je fais); la seconde, composée, impropre ou
périphrastique, est applicable à tous les verbes (ex. joan nis,
je vais; egiten dut, je fais). Puis il expose la combinaison
des trois formes de l'auxiliaire avec les trois participes pré-
sent, passé et futur, ce qui forme neuf temps : je suis aimant,
j'ai été aimant, je serai aimant; je suis ayant aimé, j'ai été
— 384 -
ayant aimé, je serai ayant aimé ; je suis devant aimer, j'ai
été devant aimer, je serai devant aimer). Pour lui, il y a six
modes (indicatif, conjonctif, optatif, conditionnel, impératif,
participe). Oihenart fait voir enfin comment les conjonctions
sont remplacées par des syllabes additives, et comment s'ex-
priment les diverses relations de sujet et de régime par des
modifications dans les flexions verbales. Cette petite disserta-
tion est exempte des enthousiasmes et aussi des erreurs qui
se rencontrent dans les ouvrages des Basques qui ont écrit
après lui sur leur langue .
La grammaire de Larramendi, publiée à Salamanque en
1729 et réimprimée à Saint-Sébastien en 1853, porte ce titre
prétentieux : El imposible vcncido; artc de la lengua
vascongada. Elle est divisée en trois parties : la grammaire
proprement dite, la syntaxe et la prosodie. Le brave jésuite
a calqué les grammaires latines et grecques; il parle des
substantifs, des adjectifs, des adverbes. La déclinaison a les
six cas classiques ; le verbe est toujours composé (la forme
simple est qualifiée d'irrégulière). L'auteur, ne sachant com-
ment faire entrer dans le cadre classique les diverses modifi-
cations que subit le verbe pour exprimer les relations de sujet
et de régime, en fait autant des conjugaisons ; c'est ainsi qu'il
détaille vingt et une conjugaisons actives. On voit que ce livre
ne saurait être qu'un objet de curiosité ; ce serait un assez
mauvais ouvrage pour celui qui voudrait connaître la vraie
nature de la langue basque. Mais il ne faut pas oublier sa
date.
Le même auteur a publié un dictionnaire trilingue, espa-
gnol, basque et latin, qui est également de peu d'utilité. Que
faire d'un énorme volume, calqué sur le premier dictionnaire
espagnol venu, et où l'auteur a conservé les expressions les
plus étrangères à l'esprit du basque? Ce dictionnaire est
précédé d'une très longue introduction, où l'auteur pieux
j
— 385 —
montre, à l'égard de sa langue naturelle, un enthou-
siasme tel qu'il a été amené à des conclusions qui font rire
aujourd'hui.
Néanmoins, pour excuser Larramendi, rappelons qu'il a
été dépassé. En 1825, M. l'abbé d'Iharce de Bidassouet écri-
vait ce qui suit : « Je ne sais pas si la langue du Père éter-
« nel était escuara, basque Que l'on convienne donc
« enfin qu'il n'y a aucune langue dans tout l'univers qui ap-
« proche plus près de la langue que le Père éternel a inspi-
« rée à Adam... que l'idiome basque. » D'un autre côté, en
1835, M. Pierquin de Gembloux terminait ainsi un article
sur l'origine de la langue basque : * De ce travail..., il ré-
« suite qu'on devra ramener la formation de la langue es-
« cuara à l'époque où naquirent tous les autres patois ro-
» mans, au x*' ou xi« siècle. »
Hâtons-nous d'arriver au petit volumedeG. deHumboldt,
Berichtigungen und Zusœtze, etc., Berlin, 1817,93 p. Ce
traité renferme plus defaitset de conclusions scientifiques que
beaucoup de gros volumes parus avant et après lui. Humboldt
étudie la composition des mots, montre que la déclinaison
doit être considérée comme formée de suffixes, de postposi-
tions ; il indique enfin la véritable nature des verbes irrégu-
liers de Larramendi, qui sont formés de la même manière
que les deux auxiliaires. Dans l'intrcduction qui précède les
Études grammaticales sur la langue cuscarienne{\oyez
plus loin), on trouve, p. 24, la phrase suivante : « G. de
« Humboldt a très bien montré que le verbe basque se dédou-
« ble dans la formation des verbes syncopés ; c'est ainsi que
« yakiten d-u-t a iovmé d-aki-t . » Or, voici ce que dit
G. de Humboldt : « Je devrais encore mentionner la conju-
« gaison irrégulière. Cependant ici, où une analyse com-
« plète ne pourrait trouver place, il suffira de remarquer
« que cette conjugaison est formée exactement comme celle
- 386 —
<r du verbe auxiliaire (dieselbe gerade so gebildet wird
« als die des verbi auœiliaris). » (p. 62-63). Et Humboldt
met en regard le présent de l'indicatif de dut « je l'ai », et
de dakit « je le sais. » On a, par exemple :
d-u-t d-aki-t
d-u-su d-aki-su
d-u d-aki
d-u-gu, etc. d-aki-gu, etc.
Après Humboldt, ^I. FI. Lécluse, professeur à la Faculté
de Toulouse, publia en 1826 un Manuel de la langue bas-
que, qui, malgré son épigraphe vaniteuse, traduction grecque
du triple mot de César, est loin d'être un guide complet et
suffisant pour l'étude du basque.
L'année suivante, en 1827, un ecclésiastique de Bayonne,
M. l'abbé Darrigol, fît paraître, sans nom d'auteur, un vo-
lume in-octavo de 167 pages, intitulé : « Dissertation criti-
« que et apologétique sur la langue basque. » Cet ou-
vrage fut la base d'un mémoire auquel l'Institut décerna en
1830 le prix Volney. On y trouve, en effet, des observations
curieuses, des raisonnements sérieux, un essai consciencieux
de critique scientifique ; mais tout cela n'aboutit pas, à cause
du parti pris, de l'idée préconçue qu'a l'auteur de l'excel-
lence du basque, de son isolement, de son unité de conjugai-
son, etc. Ainsi, M. Darrigol reconnaît que Larramendi a eu
tort d'appeler irréguliers les verbes simples; mais comme il
est persuadé lui-même que la conjugaison basque est natu-
rellement composée, il voit en eux des verbes subalternes,
formés par la combinaison des deux auxiliaires avec les noms
verbaux, et il propose de les nommer verbes défectueux.
Dans son livre, les diverses formes verbales sont données
assez confusément ; la déclinaison a dix cas. L'auteur a été
visiblement gêné par l'habitude des langues à flexions. En-
— 387 —
fin, le principal reproche à faire à ce livre c'est sa conclusion
bizarre : « Tout persuadé qu'est l'auteur que la langue bas-
« que est digne de l'attention des savants, jamais il n'a dû la
« croire digne d'occuper les loisirs précieux d'un ecclésias-
« tique : comme tel, il n'a pas dû oublier un instant que sa
« profession l'attachait, d'une manière très spéciale, à l'œu-
« vre de son père : In his quœ patris ynei sunt oportet me
« esse. N'eùt-il entrepris ce petit essai que pour oublier les
« cliagrins de la vie ou pour se délasser de ses fatigues jour-
« nalières, il ne serait pas sans reproche si cet objet étranger
« eût parfois captivé son attention avec quelque détriment du
« véritable devoir. Plaise au ciel qu'il ne lui soit pas demandé
« compte d'un temps qu'il eût bien mieux emploj^é à pleurer
« ses fautes, à chercher les hommes qui s'égarent, à étendre
« le royaume de Dieu parmi ses frères et dans son cœur ! »
Avec de pareilles opinions, il ne fallait pas écrire de livre et
encore moins envoyer de mémoire à l'Institut.
Après lui, un autre Basque, M. Chaho, a écrit sur sa lan-
gue maternelle. Il a exposé le résultat de ses recherches
dans ses Etudes euscariennes (Paris, 183G), et dans l'in-
troduction de son Dictionnaire quadrilingue basque, fran-
çais, espagnol et latin (Bayonne, 1856). Il a paru de ce
dernier ouvrage seulement 360 pages, allant jusqu'au mot
fornizer de la première partie qui devait donner la liste
des mots empruntés par le basque au latin et à ses dérivés.
M. Chaho trouve une déclinaison de dix-huit cas, auxquels
il a la bonne idée de ne pas donner de noms; il expose l'en-
semble de la conjugaison, mais très confusément : on par-
court avec peine ces longues listes de modifications verbales
non classées; il n'admet d'ailleurs qu'un seul verbe, le verbe
nis « être »; pour lui le verbe avoir e^i dérivé du verbe
être : par exemple, dut est formé de da « il est, » de hura
« il » et de t, signe du pronom de la première personne ;
— 388 —
dut veut donc dire « il est à moi, » c'est-à-dire « je l'ai. »
M. Chaho regarde la forme périphrastique des autres verbes
comme la seule sérieuse ; les verbes simples ne sont pour
lui qu'une abréviation, une syncope des formes composées.
M. Chaho avait remarqué que le basque connaît une seule
sorte de mots, le nom.
M. Chaho avait une théorie étrange : il se figurait que les
basques étaient les descendants directs des premiers peuples
sortis des mains de Dieu, race spirituelle, noble, etc., qu'il
appelle les voyants; des races sauvages ont ensuite apparu ,
elles ont envahi le monde et refoulé peu à peu les voyants
dans les pays qu'ils occupent actuellement. M. Chaho appelle
ces envahisseurs les celto-scythes. Si cette théorie, haute-
ment spiritualiste, pouvait être vraie, il faudrait reconnaître
aujourd'hui que les voyants sont bien dépassés par les sau-
vages, car les Basques sont très arriérés. Les rôles seraient
donc intervertis. Ces idées gâtent les travaux de M. Chaho.
C'est ainsi que dans ses Etudes il parle de la barbarie la-
tine; « le neutre, dit-il, qui oblige de sous-entendre le mot
« negotium, est la négation du spiritualisme : Vederra, le
« To -/.aVcv échappe à l'intelligence du barbare; au point de
« vue philosophique, la langue de Virgile est un patois, la
« langue de Racine un jargon ; » c'est ainsi encore qu'il pré-
tend que le mot samscrada (sanscrit) correspond exacte-
ment au basque erdara, qui signifie langage mixte, em-
brouillé, imparfait, ténébreux. M. Chaho croit que les Celto-
Scythes (nos indo-européens) avaient une grammaire analy-
tique, une déclinaison originairement prépositive, un verbe
primitivement périphrastique , et les Ibères une grammaire
synthétique. Les Ibères sont les ancêtres des Basques actuels ;
ils Oit peuplé l'Espagne, l'Italie, l'Inde même. M. Chaho
découvre dans le latin et dans le sanscrit de nombreux can-
tabrismes souvent un peu forcés ; il n'en trouve aucun en
— 389 —
grec. C'est la preuve, dit-il, que la race ibérienne habitait
le monde avant les Celto-Scytlies ; ceux-ci sont venus du
nord de l'Asie et leur langue s'est modifiée sous l'influence
de l'idiome des peuples qu'ils ont dépossédés. M. Ghalio avait
d'ailleurs des idées assez justes sur la formation du langage.
En somme, son système n'est qu'a moitié faux, ses travaux
sont sérieux, et il y a lieu de regretter sa mort prématurée,
car il aurait certainement contribué pour une bonne part à
l'analyse définitive du basque.
Je ne puis cependant résister au désir de citer une curieuse
page des Etudes (p. 14) : « Contemplez l'homme qui se
« meurt : l'angle guttural reste ouvert et laisse errer la vo-
« cale a sur le ton le plus bas et le plus creux, dernier ac-
« cent de la voix humaine, que nous appelons râle. Tout au
« contraire, dans une plénitude d;^ force et de santé, lors-
« qu'un sentimenf énergique de plaisir soulève, comme un
« levier, toutes les puissances de la vie, le brésilien fait en-
« tendre un cri d'allégresse hîî, sur une note aiguë, qui est
« certainement la dernière limite du chant dans chaque in-
« dividu. Or, le cri de la nature ht est le nom que la langue
« brésilienne donne à l'Etre suprême ! Ainsi se trouxe fixée
« la valeur des vocales a, i. La vocale o, médium exact de
« la gamme parlée, est, dans sa valeur moyenne, une ex-
« clamation admirative. L'attention fortement excitée sur
« un objet fixe la machine physique dans l'immobilité, et
« c'est alors que l'homme, béant et ravi, fait entendre ce
« son harmonieux et plein. Je laisse à juger au lecteur s'il
« est inspiré, primitif, divin, le nom que les basques pyré-
« néens donnent à I'Eternel; ce nom, qui par la réunion
« savante des deux sons extrêmes et du son médial de la
« voix humaine, combine les idées de vie et d'incarnation
« universelle et les confond dans un cri d'admiration : iao ! . .
« Je dois ajouter une remarque que je voudrais graver sur
— 390 —
« le marbre en lettres d'or, c'est que le cri de joie des Bas-
« ques pyrénéens et des euscariens antiques se compose des
« syllabes ia, ia, o, o, o\ j> Il resterait seulement à dé-
montrer deux choses : l'existence du mot iao pour exprimer
l'idée de Dieu et le monothéisme primitif des Basques.
Arrivons à la période contemporaine ; des ouvrages mieux
faits ont paru . Citons d'aboi'd la petite brochure du prince
L.-L. Bonaparte, Langue basque et langue finnoise
(Londres, 1858); elle nous apprend beaucoup de choses, no-
tamment le principe suivant lequel les finales des mots se
modifient harmoniquement en prenant l'article dans certains
dialectes.
Le verbe basque de M. l'abbé Inchauspé, volume énorme,
qu'on désirerait voir réduit à un format plus portatif, pré-
sente un exposé méthodique de l'ensemble de la conjugaison
basque dans le dialecte souletin. Comme ses devanciers, l'au-
teur admet une seule déclinaison à beaucoup de cas, une
seule Conjugaison composée, un seul verbe. Le verbe a qua-
tre formes : 1° forme première ou capitale, eçkentsen dut,
« je l'ofi're »; 2® forme régie exquisitive, yakin du nori eç-
kentsen DUDAN, « il a su à qui je l'offre ; » 3° forme régie
positive, erraiten dut eçkentsen dudala, « je dis que je
l'ofi're ; » 4° forme incidente, nola eçkentsen béitut « conmie
je l'ofi're. » M. l'abbé donne les quatre traitements : indéfini,
masculin, féminin et respectueux ; le masculin ou le féminin
peuvent s'employer lorsqu'on parle à un homme ou à une
femme. Le prince L.-L. Bonaparte indique l'existence d'un
traitement enfantin, à l'adresse des petits enfants. Remar-
quons à cet égard la tendance des langues agglutinantes à
distinguer les enfants des hommes faits : en tamoul, aucun
des mots qui désignent les petits enfants ne sont masculins
oU féminins.
M. Inchauspé comprend dans la conjugaison neuf formes
— 391 —
qu'il considère comme des cas des verbes déclinés et qui s'em-
ploient lorsqu'on veut exprimer les conjonctions quand, jus-
qu'à ce que, parce que, etc. Pour les relations de sujets et
de régimes, il donne sept variations pour la voix intransi-
tive, dix-huit pour la voix transitive ; la voix intransitive,
c'est le verbe conjugué avec l'auxiliaire nis « être, » et la
voix transitive, c'est le verbe conjugué avec l'auxiliaire dut
« avoir. » M. l'abbé admet un nombre de temps qui varie
avec chaque mode ; il compte sept modes, l'indicatif, le sub-
jonctif, l'impératif, le votif, le suppositif, le conditionnel et
le potentiel. Le volume contient enfin, dans quelques ta-
bleaux, le résumé des variations dialectiques du verbe.
M. l'abbé Inchauspé, plus persuadé que personne de l'u-
nité du verbe basque et de sa complication naturelle, expli-
plique les verbes simples comiu^> MM. Darrigol et Chaho,
mais il les appelle contractes, désignation malheureuse, car
il est impossible de comprendre par exemple comment ethor-
ten nais a pu se contracter en nathor ou yakiten dut en
dakit. Prié de m'expliquer connnent il entendait cette con-
traction, M. Inchauspé m'a dit qu'elle s'était produite par
l'intercalation des radicaux des mots yakitea « le savoir, »
etc., dans les formes de l'auxiliaire. Ce n'est évidemment
pas là ce qu'on peut appeler une contraction. Il est bien plus
si.î pie, puisque tout le monde reconnaît l'analogie de ces
mets avec les auxiliaires, d'admettre qu'ils sont formés ,
coihme eux, par l'union d'un radical avec les signes prono-
minaux. Mais M. Inchauspé ne croit pas que l'auxiliaire
« avoir » {dut, lab. et soûl.; det, gip. et dot, biscayen) ait
un sens verbal par lui-même: la voyelle, peiise-t-il, n'est
point le radical, elle intervient seulement pour l'harmonie,
la langue basque ne tolérant pas le concours de deux con-
sonnes rudes ; et le mot dut veut dire^'e le (sous entendu ai).
M, Inchauspé inclinerait même à supposer que l'accusatif
- 392 -
de la troisième personne n'est pas exprimé : on dit dans la
Soûle : hamar ardi ikuçten dut « je vois dix brebis » (par-
tout ailleurs il faudrait dire ikuçten ditut « je les vois ») ;
mais ici ardi est indéfini ; or l'indéfini ne saurait avoir de
pluriel, c'est une sorte de nombre particulier. D'ailleurs, il
faudrait, dans l'opinion de M. Incliauspé, croire que les syl-
labes ésa de désaket « je peux l'avoir » sont une intercala-
tion euphonique, et cependant l'existence de l'impératif bésa
« qu'il ait, » où le ô représente le pronom nominatif de
la troisième personne (cf. béré, son, sa, ses) nous montre
que ésa est un radical, car il ne saurait y avoir là d'addi-
tion euphonique, De même, l'impératif bis « qu'il soit » nous
donne le radical de nis « je suis ; » bekuç « qu'il voie, » ce-
lui de dakuçt «je vois, » etc.
Les verbes simples n'ont que très peu de temps : cela prouve ,
dit M. Incliauspé, que ce ne sont pas les vrais verbes bas-
ques ; je ne crois pas cette preuve concluante : est-il proba-
ble, en effet, que le verbe basque ait toujours été aussi com-
plexe qu'il paraît l'être actuellement? Si les verbes simples,
m'a dit encore M. Inchauspé, étaient les vrais verbes basques,
ces formes auraient dû se conserver pour les verbes les plus
usuels. Nullement, car les verbes les plus usuels ont dû être
atteints les premiers par la modification qui a produit le verbe
périphrastique; dans votre théorie, d'ailleurs, les formes sim-
ples étant une abréviation commode , les verbes les plus
usuels auraient dû se contracter les premier^. Cet argument
ne prouve donc rien. En fait, les verbes simples expriment
des actions principales : voir, aller, marcher, venir, rester,
tirer, emporter, etc. Il est inadmissible enfin que la forme
simple soit une corruption de la forme composée.
Les verbes simples sont assez usités dans le Gipuskoa,
moins dans le Labourd et très peu dans la Soûle. Dans
le Labourd néanmoins il existe, paraît-il, un assez grand
— 393 —
nombre de formes diiples isolées; on dit, par exemple, dé-
racha, « il jase ; » séracJia, « il jasait ; » — démat^ « je
le donne , » sémoten, « il le donnait. »
M. Larréguy, curé de Saint-Pée-sur-Nivelle, de qui je
tiens ces renseignements, l'un des Labourdins qui savent le
mieux leur langue, m'a cité encore les expressions derrat,
« je le dis ; » — sèroen, « il disait; » — déro, « il le dit
(dixit) » et l'on pourrait expliquer les formes actuellement en
usage diot, dio (je dis, il dit), que M. Inchauspé dérive du
latin dicere, par la suppression de Vr et les transformations
euphoniques des voyelles, variables avec les diverses loca-
lités. Dans le langage usuel, j'ai plusieurs fois remarqué de
pareilles suppressions de IV doux, remplacé alors par une as-
piration faible : dire par exemple (ils s;int) est prononcé dié;
norat (oii?j, noat. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler
ici que les Taniouls de Madras disent kîê pour kîjê, kîlê ou
kîré « sous » (on sait qu'en tamoul le son des cérébrales, se-
lon qu'on les prononce plus ou moins grassement, peut os-
ciller entré le d, le t, l'n, \ej, VI ou Yr).
Pour en finir, je ferai remarquer que tous les verbes sim-
ples, actifs ou neutres, sont de la même forme que l'auxiliaire
dut « avoir, » à l'exception de quatre {nago « je reste; »
naihor « je viens ; » nabila « je marche, » et noa « je
vais »), qui semblent calqués sur l'auxiliaire nis « être. »
En résumé, je suis donc de l'avis d'Oihenart, de Humboldt
et de M. Van Eijs : le basque a un verbe simple cjrnma tou-
tes les autres langues, et j'ajoute que cette forme simple doit
être primitive, c'est-k-dii'e antérieure à la forme périphras-
tique actuellement la plus employée.
Toute la théoi'ie de M. Inchauspé sur le verbe basque est
artificielle. Est-il, en effet, possible d'admettre quern^ et dut
ne soient que les deux voix d'un même verbe, le seul de la
langue, dont le radical serait insaisissable, et qui signifierait
26
— 394 -
être quand il est employé intransitivement, et avoir quand
il est actif? Voici du reste cette théorie, telle que M. In-
chauspé me l'a exposée : le verbe est un mot qui marque une
action; cette action est faite ou soufferte. Dans le premier
cas, le verbe est transitif; dans le second, il est intransitif. De
là, deux modifications de la même action, exprimées en bas-
que par les deux auxiliaires joints au nom verbal qui dési-
gne l'action. Abstraction faite de tout nom verbal, les deux
auxiliaires n'en restent pas moins destinés de nature à dési-
gner les deux formes d'une même action ; on peut donc ad-
mettre que l'un représente la voix transitive et l'autre la voix
intransitive d'un même verbe inexprimé, signifiant par suite
l'action fondamentale, dont le transitif, la forme agissante,
porte sur autrui (avoir), et dont l'intransitif, la forme souf-
ferte, est réfléchi (être). Et comme, dans l'opinion de M. In-
chauspé, tous les j)rétendus autres verbes sont périphrasti-
ques, c'est-à-diro composés des deux formes de ce verbe et de
noms verbaux Aéd\né^{eçkcntsen nis « je suis en offrande, »
c'est-à-dire « je m'offre » ; eçkentsen » dut « je l'ai en of-
frande, » c'est-à-dire « je l'offre) », il faut admettre que le
basque ne possède que ce seul verbe. Remarquons à cepro-
pos que les Tamouls font exactement la même distinction que
les Basques : un même verbe action peut produire un pir'a-
vin'œ (verbe agissant sur autrui), et un tan'vmœ (verbe
agissant sur soi-même) ; ainsi on dira udœk/dradii « cela
brise » oiudœgiradu « cela se brise. »
M. do Charencey a fait quatre brochures sur la déclinai-
son, les lois phonétiques et les degrés de comparaison du bas-
que. Il compte vingt-trois- cas simples et trente-quatre cas
multiples, formés par la réunion successive de deux, trois,
quatre flexions simples. Je crois qu'il aurait mieux valu dire
que le basque a une déclinaison semblable à celle du fran-
çais, sauf à exi)liquer que les prépositions sont remplacées
— 3D5 —
par des postpositions. Le nombre des eas possibles est par
suite indéfini, et il n'y a rien d'étonnant à l'existence de ces
prétendues flexions multiples : ne dit-on pas en français ^ar
devers, etc.? On lit ces brochures avec le plus vif intérêt et on
y apprend beaucoup de choses ; mais l'auteur est trop porté à
la complication, et plusieurs de ses hypothèses semblent très
hasardées.
M. de Charencey compare le basque aux langues de l'Ou-
ral et aux idiomes américains ; il inclinerait de préféience
pour la parenté avec ces derniers. Mais les analogies remar-
quées ne sont pas assez concluantes (1). Il me semble que la
seule chose qu'elles puissent nous apprendre c'est, sinon la
contemporanéité absolue du basque et de ces diverses langues,
au moins leur existence chez des peuples parvenus au même
degré de civilisation, sans doute à des époques différentes. En
étudiant le basque pour pouvoir le comparer avec le tamoul,
je suis confirmé dans cette manière de voir par mes i^'cmiè-
res observations : le tamoul ressemble au ba.sque j)ar la fa-
cvdlc'! de verbiserles noms et de subslantiver les verbes; l'em-
ploi dans certains cas d'un pluriel double au lieu du pluriel
simple ancien devenu le singulier honorifique [siiek et su
« vous » des Basques) ; des con.structions de phrases identi-
(i) Ce travail était terminé depuis plus de deux mois lorsqu'on
ma communiqué la nouvelle brochure de M. de Charencey sur
■< les affinités de la langue basque avec les idiomes du Nouveau-
Monde. » Les conclusions de l'auteur sont : i"quc le basque et
les langues américaines (groupe algique) sont parents et forment
la souche vasco-américainc ; 2" que le type primitif va£co-amé, i-
cain est perdu, ce que l'auteur explique par des mélanges de di-
verses races, des croisements, etc. La parenté du basque et des
langues algiques ne me semble nullement prouvée par les ana-
logies indiquées par M. de Charencey; on en trouverait peut-
être davantage entre le basque et les idiomes dravidiens ou en-
tre ceux-ci et les langues de l'Amérique. Les conclusions de cette
intéressante brochure me semblent donc au moins prématurées.
— 396 -
ques, notamment le remplacement des pronoms relatifs par des
tournures participiales ; l'ignorance primitive de la distinc-
tion des genres; l'emploi de postpositions; l'usage de répéti-
tions enfantines pour marquer le superlatif; l'emploi habi-
tuel de mots imitatifs ; la prononciation emphatique des
mots dans certains cas ; l'impossibilité de commencer les mots
par la lettre r (dans les mots empruntés, une voyelle est pré-
fixée, mais non pas au hasard : on prend i si l'r est suivi de
a, i ou <?, et u s'il est accompagné de m ou o ; en basque, on
procède d'une manière analogue : er-rege, ar-roca, ir-ri,
etc.); l'identité de quelques racines et l'observance de quel-
ques mêmes règles harmoniques, etc. Je trouve aussi en ta-
moul des traces d'un mode ancien de détermination au moyen
d'un pronom de la troisième personne : on lit dans les poètes
pon'n'adu « l'or, » formé depon' « or » et de adzi « cela, »
maramadu « l'arbre, » formé de 'iiiaram « arbre » et de
adu « cela. » Enfin les permutations basques de / en r et de
r en c? (à Urrugne, j'ai entendu dire evatea pour edatea; à
Sare, aàhana pour avhana, et dans plusieurs endroits uda
pourwra), semblent indiquer que le basque a possédé des
consonnes cérébrales ; on sait qu'elles étaient employées en
finnois et que les dravidiens en font encore de nos jours un
usage constant. Aucune de ces analogies n'est suffisante pour
prouver la parenté du basque et du tamoul ; je conclus seu-
lement avec M. de Dumast, de Nancy « que les langues dra-
« vidiennes appartiennent à la même, non pas famille, mais
« classe que le basque. Visiblement, les langues ibériennes,
« euscariennes, etc. , étaient du même temps que les langues
« dravidiennes. . . Le basque n'a rien de connnun avec le
« tamoul et le télougou, ni avec le huron et l'assinibouin,
« mais il offre un faciès absolument analogue. Il appartient
« à ce qu'on appellera, si l'on veut, Y âge de pierre de l'hu-
« manité. Aux époques susdites, il n'existait encore aucune
— 397 —
« analyse quelconque ; tout était fondu, indivisible, synthé-
« tique. Tout était laissé à Vinstinct (la raison surgissait à
« peine) et le règne de Vinstinct opérait des prodiges d aveu-
« gle régularité, d'aveugle immensité. » Dans notre opinion,
les langues dravidiennes appartiennent à une période de
ragglutination bien plus ancienne que celle du basque ; celui-
ci est voisin de la flexion, les autres sont plus proches du
monosyllabisme primitif. Du reste, je suis d'avis que l'on ne
connaît pas encore suffisamment la nature intime du basque
pour pouvoir prononcer définitivement sur une question aussi
importante. Il faut avant tout s'attacher à terminer l'analyse
du basque.
M. le capitaine Duvoisin a publié en 1866 une petite
brochure sur la déclinaison basque. Il n'admet que neuf cas.
Cet ouvrage est intéressant, mais il laisse beaucoup à désirer
sous tous les rapports. L'auteur, en outre, a un style à lui,
parfois inintelligible. M. Van Eijs lui reproche notamment,
avec beaucoup de raison, la phrase suivante : « aitaren,
« génitif de aita (père), est en même temps le passif indéfini
« du pronom possessif absolu aitamna (la chose du père). »
Il y a quelques mois, M. Van Eijs vient de rééditer un
Essai de grammaire basque, publié par lui en 1865, en
français, à Amsterdam. C'est le traité le plus scientifique-
ment fait que je connaisse sur le basque, le plus intéressant
sans contredit et le jjIus simple. L'auteur a complété et déve-
loppé les aperçus de Humboldt. Son ouvrage n'est qu'un
essai, mais on sent qu'il pourra faire la vraie grammaire
complète du 'basque.
Un professeur à la Faculté des sciences de Bordeaux ,
M. Baudrimont, vient de faire paraître une Histoire des
Basques ou E scualdunais primitif s , restaurée d'après
la langue, les caractères ethnologiques et les mœurs
des Basques actuels. Ce travail est divisé en trois parties.
— 398 —
Je ne m'arrêterai pas à la première (elle contient l'exposé
de la méthode suivie par l'auteur), quoique j'y trouve des
assertions qui me semblent très contestables; dans la seconde,
M. Baudrimont cherche, à l'aide du vocabulaire, quelles
ont été les moeurs, les coutumes, etc., des Basques; la troi-
sième doime le résumé de ces recherches, et l'ouvrage se
termine par des tableaux comparatifs. Dans ces deux dei'-
nières p(\rties, l'auteur a fait involontairement de t,n'andes
erreurs : il s'est trop fié à son dictiomiaire ; il ne paraît point
savoir le basque et n'a pas habité dans le pays basque ; il a
pris le dictionnaire de Larramendi, dtmt nous avons jiarlé
plus haut, et l'a courageusement dépouillé, mais il n'a pu
malheureusement s'apercevoir que l'excellent jésuite n'a pas
craint de fabriquer des mots de toutes pièces ; par exemple,
les expressions corres})ondantes à géométrie, métaphysi-
que, botanique, etc., sont de pure invention. Larramendi a
pris les mots basques terre, plante, etc., et les a réunis aux
mots art, m^esure, etc. ; d'autres fois, il a purement et simple-
ment transcrit des mots esjjagnols. Je reproche encore à
M. Baudrimont de regarder trop facilement comme piimiti-
venient basques des mots évidemment empruntés au latin, à
l'espagnol, au français.
Quoique ce volume repose tout entier sur le vocabulaire,
l'auteur y a inséré, à la fin, quelques notions granmiaticales :
elles sont très incomplètes : l'alphabet y est tronqué, l'article
y est méconnu, le verbe y prend un infinitif présent et futur
(ce sont en réalité deux formes du verbe décliné), etc. Enfin,
M. Baudrimont affirme qu'une déclinaison fort étendue rem-
place l'article, qu'il y a en basque « un seul verbe qui se
« modifie pour conjuguer activement ou passivement, » que le
verbe basque « n'est pas contracté en un seul mot et présente
« tous ses éléments primitifs : le nom, le pronom et le verbe
« proprement dit. » J'ai àprés(;nter, en dernierlieu, uneobser-
— 399 —
vation qui fera sourire : je n'ai pu m'expliquer l'importance
exceptionnelle que l'auteur donne au langage d'Itçasu ; je ne
sais par quel hasard cet heureux village a été distingué par
M. l'audrim(mt à un point tel qu'il écrit (p. 185) qu'aux qua-
tre dialectes principaux « il faudrait peut-être en ajouter un
« cinquième, celui d'Itsasso, qui offre des particularités vrai-
« ment remarquables, surtout dans la prononciation. » Je ■
présume que le prince Bonaparte, qui connaît si bien la géo-
graphie de la langue basque, sera joyeusement étonné de
cette découverte merveilleuse.
La troisième partie de Y Histoire des Basques primitifs
contient une théorie ethnographique tout à fait contraire aux
données de la science actuelle ; on peut la résumer de la ma-
nière suivante : toutes les races dérivent d'une source unique
dont les Basques faisaient partie ; les Basques se divisent en
deux sous-races, l'indo-germanique (Sanscrits, Latins, Ger-
mains, Celtes, Slaves, Finnois), et la sémitique (Hébreux,
Syriaques, Chaldéens, Arabes). La langue basque ayant peu
varié (où en trouve-t-on la preuve? il ne serait peut-être
pas si difficile de démontrer le contraire), est la langue mère
des idiomes de toutes ces races. Les Basques, sortis du Cau-
case, vont d'abord habiter les régions circumpolaires de
l'Asie ; puis ils redescendent en Chine où, se croisant avec
les Mongols, ils donnent naissance aux Turcs ; ils entrent
dans l'Inde où ils trouvent les Sanscrits leurs parents ; ils
reviennent alors sur leurs pas et ont des rapports nombreux
avec leurs autres parents les Sémites. Bs sont ensuite rojetés
sur le Caucase, et de là passent (vers 1500 avant J.-C), le
long de la mer Noire, en Italie, en Corse, en Espagne, et
finalement se fixent dans les Pyrénées, pendant qu'une de
leurs colonies se transporte en Améri(jue. Les Basques restés
aux diverses stations sont donc les pères des races actuelles.
Cette curieuse conception est fondée sur la comparaison de
— 400 —
mots basques ou soi-disant tris avec des mots sar.^ciits, la-
tins, etc. Quelques ai'guments sont tirés de la Bible ; ce i:e
sont pas les plus solides.
Néanmoins, cet ouvrage témoigne d'un esprit de recherche
très ardent, d'une préoccupation sincère de la solution du
grand problème des races. Mais pourquoi l'auteur a-t-il né-
gligé le caractère principal des langues qu'il a coni} arées,
le système grammatical qui sépare d'une manière si tranchée
les divers groupes humains? Je dois cependant recommarder
ce livre ; tel qu'il est, il peut encore a])prendre beaucoup à
un lecteur prudent et attentif.
En définitive, si l'on veut étudier le basque, on trouve peu
de bons livres ; il n'existe aucun dictionr.aiie. Le meilleur
moyen, qui malheureusement n'est pas à la portée de tout le
monde, est celui qu'emploie le prince L.-L. Bonaparte, et
qui consiste à faire de nombreuses excursions dans le pays en
causant avec les vieillards, en interrogeant les lettrés des
villages, etc. ISIais le prince Bonaparte a grand tort peut-être
de ne rien publier encore. En cherchant trop la perfection, il
retarde le mouvement scientifique et s'expose, bien qu'il soit
probablement l'homme d'Europe qui sache le mieux le bas-
que, à se laisser devancer.
On voit, par l'analyse rapide que nous venons de faire,
qu'il y a deux sortes de personnes qui écrivent sur le basque,
les Basques et les étrangers. Les premiers, naturellement
fiers de leur langue, persuadés qu'elle ne peut être suffisam-
ment apprise par ceux qui ne sont pas nés dans le i»ays, fort
peu linguistes pour la plupart, et crojant qu'il est absolu-
ment indispensable pour juger une langue de pouvoir la par-
ler couramment, pleinsd'idées préconçues, n'ont généralement
rien fait que préparer des matériaux pour des explorateurs
plus sages. Tous ces écrivains se divisent d'ailleurs en deux
catégories : les savants, et ceux-là sont en mesure d'arriver
— 401 —
à de bons résultats, et des hommes qui ont fait du basque
comme ils auraient fait de ralchimie; qui se sont amusés à
cette étude, parce que ceux qui s'en occupent sont bien vus
dans le pays, ou parce qu'elle est peu courue; qui, après
avoir découvert du fond de leurs cabinets les singularités d'une
foule d'idiomes plus ou moins inconnus, ont monté un éche-
lon et ont fait du basque l'objet de leurs lumineuses élucu-
brations accompagnées d'un perpétuel étalage de mots aussi
longs qu'ignorés du vulgaire ; qui enfin ne se doutent pas
qu'il est besoin pour être philologue d'une certaine aptitude
naturelle, et qu'on ne peut faire de travail sérieux sur une
langue qu'après en avoir étudié plusieurs, c'est-à-dire après
s'être éclairé sur la vraie nature du langage et les principes
de la grammaire générale. Que dire de ces derniers? Leurs
noms ne figureront pas sur la liste des savants qui auront
élucidé le problème du basque ; ils auront travaillé sans avoir
acquis la moindre gloire, et l'on sait que
Celui qui sans la t^Ioire a consumé ses jours
Ressemble ù la fumée, à l'écume incertaine :
Sa vie emportera les traces de son cours.
(Dante, VEnfer^ ch. xxiv, v. 49 à 5i.)
La plupart des Basques qui écrivent sur leur langue sont
prêtres; c'est assez dire combien ils seront gênés dès qu'ils
voudront tirer de leurs études des conclusions philo.sophiques
ou hi.storiques. J'ai cité plus haut la fin de la dissertation de
M. Darrigol ; je vais rapporter ici quelques phrases de M. In-
chauspé : « L'homme n'est pas un produit sjjontané de la
« natui'e matérielle; il est l'ouvrage d'un Dieu créateur. Et
« Dieu Ta créé, comme tous les autres êtres, dans l'état de
« perfection qui est propre à la dignité de sa nature. Il l'a
« créé avec l'usage des nobles facultés qui en font le roi de
« la création; il l'a créé avec la parole, sans laquelle l'in-
— 402 —
« telligence est comme un flambeau éteint dans l'àrae hii-
« maine La création, l'unité de la race humaine et la
« révélation de la parole sont des vérités intimement liées
« entre elles, que la saine philosophie a toujours proclamées
« avec la foi, et que les progrès de la science humaine con-
« fîrment chaque jour... Il arriva un jour où Dieu, dans sa
« sagesse, mit la confusion dans le langage des enfants de
« Noé Alors, nous dit Moïse, les familles, ne pouvant
« plus s'entendre, se divisèrent et se répandirent dans le
« monde Thubal et ses enfants allèrent jusqu'aux extré-
« mités de l'Espagne ; Magog et Thiras se dirigèrent vers le
« nord Sans doute, dans cette confusion miraculeuse des
« langues, chacun dut conserver et emporter quelques débris
« de la langue primitive, et on ne doit nullement s'étonner
« de trouver certaines similitudes frappantes dans les pays
« et dans les langues qui paraissent les plus disparates : nous
« espérons même que les recherches linguistiques finiront
« par réunir assez d'éléments pour constater l'unité prinii-
« live du langage. Mais, du reste, il n'est jjas jjrobable ({ue
« depuis la confusion de Babel, les enfants de Thubal aient
« renoué des liens de parenté avec les enfants de Magog et de
« Thiras, non plus qu'avec les races qui, par le 7î07xl et Vest
« de l'Asie, sont allées peupler les Amériques. » (Annules
de philoso'plde dtréticmna, t. XIV (5'' série), n" de juillet
1806).
Pour montrer quelle confusion règne dans les ouvrages
publiés jusqu'à présent sur le basque, je vais rapi)r(x-her dans
un tableau comparatif les noms proposés pour les diflerents
cas simples par les })artisans des flexions casuelles :
._ 40:5 —
Flcjion O'ihcw'ùVl LnumciKii Darrijjol Chiilio IncliHusiio Cliyrencey Duvoisiii
(mol ). noiiiiiKilif ' iicciisulif iiominalif (sujfl) (radical)... passif
! vociiiif ' cel
actif actif
iiK^diatif.... médialif
|;<5!iitif g('nitir
datif dalif
localif,.... »
dcsiinasif,. »
iiiossif positif
I t'"")Sitif j.:.„„.if
iiiteiilif...*
allatif ,, ..,
élalif «b'f f
caiisiitif l
dcs|i»H'.lif '
snciatif...
modal
caiilif
jiistiumeiilal. »
sublalif »
!"■ adverbial. »
î" adverbial, »
coiiiinuatif. .
»
co;itributif.. »
uiiitif »
inclusif... »
» partitif
On voit quo cliaque écrivain })araît préoccupé avant tout
d'invonter une appellation nouvelle, apj)liquée le plus sou-
vent à tort et h travers. La même confusion règne dans les
autres parties de la grammaire. Ce que l'un appelle adjectif
verbal, l'autre le nomme participe, un autre nom verbal, etc.
Enfin, aujourd'hui, l'orthographe varie presque suivant
](îs individus. J'ai vu la même lettre représentée par s, z, ç,
c, s.s, ch,x. De nos jours, l'orthographe espagnole tend à
prévaloir, ce qu(^ rien ne ju:-tifie, et il e.st très fâcheux de
i'k, ak.
actif
iiuiiiinalif
actif...
actif....
s...
abl.ilif..
))
mùdiatif.
auteur
rnédialif..
en...
i....
i;i'iiilif ..
datif
t;éi)itif..
datif..
génitif.,
datif...
ne
donne
gén. posse.-s.
dalif. ..
ko...
>'
-
dcstinatif
pas
de
(gén. rclat.l
(ou prohitifi
misai.
it
datif....
(!cstin:'.tif
nunis
dcstinatif..
Il, an..
).
ablatif.
positif..
à
positif....
rai .
ral\..
lajat.
>. a
•proxiiiiatif SCS
dix-
1 ablatif I... ...
\, , ..-.illatil
1 translatif 1
ons .
»
))
»
buit
intcntif...
ik. .
»
ablatif...
. ablatif..
cas
élalif ...
galik
»
»
••
1 causatif
1 despeclif
Ici, /tin
ki....
"
ablatif...
iinitif...
socialif....
gnhe .
..
ablatif...
«
car il if,...
lia...
»
n
»
jinstruniiali
j nu modal '
Jie...
lo...
»
„
»
„
ro. ..
»
"
"
délfrniinalif|
no..
»
"
"
ou /
cxlonlif )
khal..
»
»
»
contributif...
çla. .
M
»
>.
»
Ira..
»
>i
w
»
ik..
négatif .
II
»
intiniiif...
— 404 —
voir, par exemple, les z remplacer les s. Il serait temps
d'adopter un alphabet harmonique rationnel.
Il résulte de l'examen qui vient d'être fait, qu'il y a en-
core beaucoup de questions à résoudre pour que rien ne reste
obscur, inconnu, inexpliqué dans la constitution du basque.
Quelles sont ses lois phonétiques? est-il possible de retrouver
le sens des postpositions? quelles sont les racines primitives
monosyllabiques? y a-t-il des exceptions à cette loi générale?
Nous n'en finirions pas si nous voulions énumérer toutes les
questions qui doivent se présenter à l'esprit du linguiste. Des
écrivains ont paru récemment attacher une grande impor-
tance à l'entrée du basque dans une famille de langues déjà
analysées et définitivement classées. Il me semble que la re-
cherche de cette parenté doit être différée jusqu'à ce que l'ana-
lyse du basque ait été complètement terminée. Pour moi, le
basque me paraît être une langue agglutinante, mais dans
une période voisine de la flexion. Les formes modificatrices
peuvent s'affixer indifféremment aux noms et aux verbes :
donc, en réalité, la distinction des mots n'existe pas ; elles' s'y
ajoutent sans changement, sans altération du mot; elles peu-
vent même s'ajouter l'une à l'autre, ce qui n'a pas lieu dans
les langues indo-européennes et sémitiques; donc ce ne sont
pas des flexions, bien qu'elles aient perdu pour la plupart
leur sens primitif. Mais je ne crois pas qu'on puisse encore
dire si le basque forme une famille isolée ou s'il api artient à
une famille déjà classée.
Malgré leur insuffisance, les ouvrages dont nous avons
parlé ne sont pas inutiles. Ils ont préparé la voie à un bas-
quisant sérieux qui sans doute entreprendra bientôt l'étude
définitive du basque, en appliquant complètement à cette lan-
gue remarquable la méthode (fc la philologie moderne. Alors
le basque cessera d'être une sorte d'épouvantail ; on recon-
naîtra, ce qu'avouent déjà quelques personnes, que l'étude,
— 405 —
bien que longue, en est facile, plus facile que celle du sans-
crit, du grec ou du latin, par exemple ; il entrera tout à fait
dans la série des langues connues, et le peuple arriéré qui
le parle encore aujourd'hui abdiquera ses prétentions que nul
n'osera plus soutenir. On reconnaîtra une fois de plus que
l'intelligence humaine s'est développée partout de la même
manière ; on aura une preuve de plus des progrès accomplis
depuis les siècles reculés où nos ancêtres habitaient les ca-
vernes des montagnes. En même temps, le penseur, qui songe
aux destinées de l'humanité, en sera arrivé à ne plus regret-
ter les illusions que lui enlèvent chaque jour une à une des
découvertes nouvelles; mais il envisagera désormais l'avenir
avec confiance, avec sérénité : les fils des sauvages de l'âge'
de pierre voient déjà les premièi ôs lueurs de la vérité sur
leur origine et leur histoire : que ne feront pas, que ne sau-
ront pas nos descendants?
Bayonne, le 22 septembre 1867.
Julien Vinson.
SIMPLE APPENDiCK
AV PRÉCÈDENT ARTICLE
Fidèle au plan que nous avons tracé dans le profirainnie
de cette Reriw, nous croyons devoir produire ici quelques
lignes de texte basque, accompagnées d'une traduction tout
à fait littérale.
Empruntoîes à Tavant-propos d'un livre de Lardizahal,
ces lignes et leur intei-prétation ont été publiées, l'an dernier,
par M. Van Eijs, à la fin de son excellent Essai de Gram-
maire de la. langue basque. Nous y avons remjilacé par
l'ortliograplie moderne l'ortliograplie un peu trop espagnole
de l'original :
Nere euskaldun maiteak : gizon-a-r-en
Mes basques aimés : homme le de
gaiztakeri-a-r-i ate-ali iste — ko , bide
méchanceté la à porto les fermer pour, moyen
onen etatik bat, diritza-t , Jaungoihoak
meilleur des un, paraît h moi Dieu
gizon-a-gatik egin duen - a , jakite - a
homme le pour fait a que ce savoir le
— 407 —
dala. Egia - z nor gizon -a- gana - ko
est que. Vérité en qui lionime le vers de
Jaungoiko-a-r-en amoHo-a ezagutzen
Seigneur le de amour le connaître dans
duena , Jaungoikoak gizon - a-r - en
à qui lui, Seigneur le homme le de
aille egin izan dituen mirari andi-ak
en faveur fait été qui ont merveille grande les
dakizkiena jarri-ko da bera-r-i min
connaît qui lui mis de est lui à mal
ematen eta kontra egiten ,a-r-cn
donner dans et contre faire dans lui de
agindu sanluak av.tsi - a- z ? Guziz
conunandements saints rompre le par? Très
esker gaben eta dollora izan bear
gratitude sans et méprisable étés nécessité
da , ala-ko erantzupide-a ain ongille
est, tel de rapport le si bienfaiteur
aparoare-kin gordetzc-ko,
abondant avec s'abstenir i)our,
Dès le seuil de cette version cruelliMnent analytique, le
lecteur, croyons-nous, fera bien de lire phrase par phrase
la traduction suivante, un peu moins empreinte du génie
basqup.
Mes Basques aimés! il me paraît (qu')un des meilleurs
moyens pour fermer les portes ji la méchancet*'» de l'homme,
c'est de savoir ce qu'a fait Dieu pour riiomme. En vérité,
qui connaît l'amour de Dieu envers riiomiiK!, ([ui sait les
— 408 —
grands iriiracles qui ont été faits par Dieu en faveur de
l'homme, se mettra à lui donner le mal et k l'offenser par le
rompre de ses saints commandements? Très ingrat et miséra-
ble il faut être pour s'abstenir de tel rapport avec bienfaiteur
si abondant.
Nous ajoutons quelques essais d'analyse lexicologique à la
traduction de M. Van Eijs.
En rapprochant ^z^onaren (lignes 1 et 7), Jaungoikoa-
ren (ligne 6) et aren (ligne 10), on remarquera : l"que a est
à la fois pronom de la 3"^ personne (lui) et article (lej ; 2" que
en euphonique pour n, dans, en, est rattaché à a, article ou
pronom, par la liquide intercalaire r, et devient dans les
trois cas le signe du génitif. Ce r de liaison seit également
au datif, marqué par le suffixe i, dans gaiztakeriari (li-
gne 2), et dans berari (ligne 9). Ce même r d'euphonie se re-
trouve encore dans le premier mot de notre texte, nere, le-
quel est pour l'organique ni-r-en ou ne-r-cn, de moi (cfr.
gr. [xou, de moi, mes, ma, mon, pour le procédé grammati-
cal); ni en basque est le pronom de la première personne,
comme ni est en chinois la perpétuelle indication de la se-
conde. Ce ni, je, fait au datif m'-rz, à moi, connue gu, nous,
fait au datif ^M-r-z, à nous, comme <2, lui (Biscaye), et le,
donne au datif a-r-2, à lui, au, qu'il faut rapprocher du
génitif «-r-en (ligne 10).
Dans maiteak (1. 1), ateaJi (1. 2), andiak (1. 8) et san-
tuak {\. 11), on remarquera que le pron(mi-article a suivi
du h sert à former le pluriel, si bien que ah équivaut à les.
Cet a%, signe du pluriel, n'est jamais accentué; il l'est tou-
jours au contraire quand il est employé comme pur substitut
de a, comme dans le singulier gizon-àk \)oiw gizon-a,
l'homme (avec ak chanté, accentué), tandis que la seconde
syllabe de gizo7i, homme, est la seule chantée dsin^gizon-
ak, les hommes. Jamais les Basques n'écrivent ces accents.
— 409 —
Notre texte comprend six noms abstraits en te ou tze, vé-
ritables infinitifs dont le locatif, obtenu à l'aide du suffixe n
(en, dans), sci't à former le verbe périplirastique. Ainsi,
emate, donation, le donner, devenu ematen, en donation,
en acte de donner, formera e'maten du, il l'a en acte de
donner, il donne. Ce du est la 3® personne du singul. du
présent de l'indicatif du verbe avoir, racine ii\\e d préfixé
à cet u est à la fois un pronom (le, cela), complément direct
du verbe, et le signe permanent du présent, comme on peut
le voir plus haut, p. 386. En dehors du nom emate, le don-
ner (ligne 10), les cinq autres formes infinitives sont iste
syncopé de ichitze, le fermer (1. 2); Ja7aY<?, le savoir (li-
gne 4), dont la racine aki est conjuguée plus haut, p. 386 :
d-aki-t — le-savoir-je, je le sais, t représentant le sujet de
la !'■'' personne, et d jouant le double rôle que nous lui avons
reconnu tout à l'heure dans <i-it=le-avoir-(il), il l'a (1);
ezagutze, le connaître (ligne 6); egite, le faire (ligne 10);
gordetze, l'abstention (ligne 13).
Dans, Jaun-goiko-aJi, le seigneur suprême. Dieu, Jami,
seigneur, est une forme dialectique (Gipuzkoa) pour Yawi.
seigneur. Tous ceux qui ont l'habitude de la phonétique es-
}iagnole reconnaîtront là le même phénomène que celui qu'on
observe dans le passage du \at.Jusiiisk l'espagnol justo
(avec la soufflante forte gutturale appelée la Jota).
H. G.
(i) Le Basque ne sait pas dire : je sais; il dit -.je le sais (dakit).
On connaît l'habitude du Sémite, qui, à la 3" personne singul,
de son parfait, ne met aucun représentant du pronom de la 3'' per-
sonne; ainsi fait le Basque : daki (il) le sait, du {i\) l'a, etc.
27
HOMO
Le latin homo n'a point trouvé jusqu'ici, à mon sens du
moins, sa légitime interprétation .
Au moyen du suffixe -man, prseditus, certains auteurs le
rattachent au verbe simple BHU, exister, être. M. Pott, par
exemple, dans la seconde et toute récente édition de ses Ety-
mologische Forschungen, p. 1157, voit dans homo une
forme participiale de ce verbe, tout comme dans çj6[j.îvo;.
L'homme serait dès lors « l'être par excellence ».
Je ne comprends point pourquoi M. Littré, dans son Dic-
tionnaire de la langue française, au paragraphe étymo-
logique du mot homtne, p. 2037, dit, à propos de l'origine
du vocable latin : « Bopp indique le sanskrit bhûman, créa-
ture, de bhû, être ; mais on aurait eu en latin fumon. »
C'est lii, me semble-t-il, avancer que le bh aryaque initial
ne s'arrête jamais en latin à la forme h, mais arrive forcé-
ment à f; or, il est constant que si la plupart de ces bh de-
viennent f (futurus, fero, fari, farcio, famulus, forare, fluo,
flare, frater, folium, etc.), un certain nombre d'entre eux
s'arrêtent à la for nie /i, intermédiaire, ainsi qu'il a été remar-
— 411 —
que au troisième fascicule de cette publication, p. 296, entre
BH et f. De ce nombre je citerai horda, prsegnans, qu'il
faut bien rattacher à BHT_^ , porter ; puis mzAz, évidemment
pour MABHYAM, cf. zeud maihyo.
Les partisans de la classification de homo sous BHU n'ont
donc point à s'occuper de cette objection. Mais il en existe une
autre, et celle-ci purement philosophique, dont ils ne peu-
vent évidemment se débarrasser.
Jamais, au grand jamais, cette conception de l'homme,
dernier mot d'une production naturelle, but suprême d'une
création, n'est sortie du cerveau des premiers Aryas. Cet in-
justifiable sentiment d'égoïsme a beau, à l'heure qu'il est,
donner le change sur sa véritable portée, il n'en est pas moins
vrai qu'aux yeux de nos premiers pères linguistiques l'ordre
naturel des choses n'admettait point cette position en cause
finale de l'espèce humaine. Il est incontestable que les Aryas,
naturalistes à outrance, unifiaient en un tout unique la série
des phénomènes, et ne songeaient en aucune façon à se dé-
cerner le sentimental brevet d'exaltation dont les gratifierait
le BHUMAN en question.
Quoi qu'il en soit, qu'on incline ou répugne à cette objec-
tion, il en existe une autre, simplement linguistique, laquelle
doit irrémissiblement s'imposer.
Je veux dire l'existence d'un vocable gotique ^zwmn (c'est
le thème), lithuanien z'mwn (id.) (1).
Quelques auteurs, comprenant l'impossibilité de détacher
homon de guman et z'mun, ont rangé ces trois mots sous
une racine gham.
Ainsi, M. Aug. Fick {Wœrterbuch der indogerm.
(i) On sait que le gh aryaque est représenté en lithuanien soit
par g^ soit par f'; ce dernier, que l'on transcrit encore par un :f
surmonté d'un point, a la valeur auditive du^' français.
— 412 —
Grundsprache, p. 64), rétablit, d'après homon, z'mun et
guman, un thème aryaque « gliaman », qu'il rapproche de
« ghamâ, gliam », terre, également restitués par lui.
M. Ernst Schulze, dans son Gothisches Wœrterhuch
(1867), au mot guma, dit : « 70o)v, /Ocv'.oç est le latin hu-
« mus, auquel homo se rapporte, tout comme à yOwv se
« rapporte /Oov.o;, de terre, fait de terre, terrestre. Mais il
« semble que guma soit allié avec goma palatum, parce que
« la terre est tenue, tout comme le ciel, pour bâiller. »
M. Curtius, Grundziiege der griech. Etymologie,
p. 180, au commentaire du numéro 183, rapproche homo,
guma àe hiunus , ya.\i.ci.[ (locat.), zend zem (thème), terre,
lesquels supposent le gham dont nous parlions.
Dans le premier tome des Beitrœge zur vergleichenden
Spracliforschung, p. 397 ss, M. Schleicher est formel : La
môme racine giiam, qui donne au lithuanien z'mun, au latin
homon, au gotique guman, donne encore « bildet nun...
auch » au latin humus, à l'esclavon litur. zem,ia, terre, au
zend zao, etc De cette racine, dit le savant professeur
d'Iéna, « a été formé, au moyen du suffixe -an, un mot si-
« gniflant Jiomme en latin, lithuanien et germain, puis, par
« différents suffixes des vocables signifiant terre dans le plus
« grand nombre des idiomes indo-européens. ».
M. Lorenz Diefenbach (Vergleich. Wœrterbuch der
gothischen Sprache, ii, p. 418), déclare se ranger à la
dernière opinion de Bopp : gum,a et homo n'ont de commun
que le suffixe m^an; quant au radical, le mot latin indique
« hhû », le vocable germanique « jan » (lisez ga).
Cette dernière façon de voir est manifestement insoutena-
ble : elle a deux torts immenses, le lien de homo à BHU, sa
séparation d'avec guma.
Pour en revenir à gham, il faut évidemment reconnaître
une racine ainsi apparente, et sous laquelle se rangent hM-
— 413 —
mus, le loçat. xa[xa{, le thème zend zem, l'esclav. liturg.
zemja, etc. (1).
Mais à cette racine je me garderai bien de rattacher ho-
mon, guman, z'mun.
C'est au latin femina que je dois l'explication que l'on va
lire de homo.
On le ^aii, femina ne signifie que « la nourrice, » et est
allié au sanskrit dhâtrî, nourrice, mère, au grec OyjXtj, sein,
à fîlius filia, nourrisson, à fello, je suce, au gotique
dadclja, j'allaite.
En présence de cette qualification de « nourrice » appli-
quée à la femme, est-il étonnant que l'homme ait reçu celle
de « procréateur », mais procréateur au sens brutal du mot?..
Je pense qu'il n'y a rien là que de très naturel, et classe
dès lors homon, gummi sous le verbe simple GHU, répan-
dre, arroser.
Est-il nécessaire de rappeler le grec /éfw, je verse, x^to;,
versé, répandu ; le latin fundo, fusus pour *fudtus (2),
futilis, /bns pour fonts; le gotique ^m^a?^, verser?
Ainsi, dans homon, gummi, z'mun, c'est au moyen du
suffixe -MAN, prœditus, qu'aurait été individualisé GHU ; le
thème aryaque eût été GHUman, au nominatif GHUman^,
c'est-à-dire en latin homo pour *homons (3), en gotique
(1) Ce GiiAM a-t-il le sens de porter ? cela ne serait pas
impossible. Dans ce cas se rangerait ici le sanskrit kmm
terre, à côté de kmm porter, /isantr patient. — Quant à Ks
sanskrit, provenant de gh, on peut se rappeler /rA,y«7?iz je
cours, à côté du got. thragja,, du grec ':péyu): ou encore
paksas aile, paksin oiseau, à côté du got. fugls, du latin
nasser \)OViV pac-scr , Yiour jJag-ser , \>o\iv pag-ter.
(2) Comparez lusum pour *ludtum^ tonsus pour tondtus^ etc.
(3) C'est ainsi que piiïmo (pour *pliimo pour *pmimo), Rumo,
ancien nom du Tibre, sermo^ etc., oflrcnt une terminaison mo
— 414 —
guma pour *gumâ pour *gumans (Voir Schleicher, Com-
pendium, § 113, 2); à l'accusatif GHllMAN^m, c'est-à-dire
en latin hominem pour ^homonem, avec i pour o devant n
{ibid. §52), en goiiqne guman {ibid., § 249), etc.
La signification de ce dérivé n'a, sans aucun doute, rien de
fort délicat ; mais sa brutalité dénuée d'artifice est toute na-
turelle et trouve dans notre système linguistique de nom-
breuses analogies.
Lorsque nous nous servons, par exemple, du mot « verrat » ,
nous ne faisons que désigner le porc par la qualification de
l'engendreur par excellence : le latin verres pour *verses
appartient, en effet, à la racine WPs, couler, d'où le sans-
krit vrsas, mâle, taureau, vrsalas, cheval entier, étalon,
vrsnis, bélier. La notion de virilité n'est point autrement
rendue dans le système indo-européen que par la prise sur
le fait de la fonction masculine. Les vocables oip(Tr,v (d'où par
assimilation appï;v), et spor^v, mâle, homme, eu zend arsan,
indiquent la racine Rs couler, d'où le sanskrit rsabhas, tau-
reau. Le sanskrit mêsas, bélier, est parent de mêsâmi, je
répands, je verse. Le porc, dont on a déjà ci-dessus une dé-
nomination, ne s'appelle-t-il pas également auç bq, sus, c'est-
à-dire le procréateur par excellence, du verbe SU, répandre,
d'où le sanskrit sunômi, j'exprime, j'extrais, savâmi, j'en-
fante, sutas, sutâ, sutam, enfanté et exprimé, sutin, qui
est père, sûnas, sûnâ,sûnmn, né, enfanté, sûnus, fils (dont
la formation est présentée ci-dessus, p. 177, au deuxième fas-
cicule de ce tome); le grec uiiç, pour*uv'.6ç, *uvj:6<;, *Guvj:ci;
(ibid.), uet, il pleut, etc.
pour mon-s. Le fait est d'ailleurs régulier et ne se présente point
seulement pour les thèmes en mo«-MAN. Par exemple, ratio^
natio, ordo, valetudo, cardo, turbo, grando, virgo subissent le
même traitement.
— 415 —
J'arrive à une objection qui ne manquera pas assurément
de traverser lesprit du lecteur :
« Vous vous attachez à liomo, humanus, mais que faites-
vous des vieilles formes hemo, hemonus? »
Il faut avouer que si le latin ne possédait que ces formes
antiques, la valeur de la présente étude serait quelque peu
atteinte. En effet, il n'y a point de e latins provenant de u
primordiaux.
Mais je m'adresse aux sources elles-mêmes, et puis affir-
mer, documents en mains, que cette idée, communément
reçue d'une précession de hemo sur homo, est privée de tout
fondement. Il est aisé de relever le témoignage des anciens :
« Vetustissimi taraen etiam homo, homonis declinaverunt »
Priscus. Bien mieux encore, Priscianus nous enseigne que
l'antiquité usait de humo pour ho7no : « huminem pro ho-
minem, » On lit au Glossariwn Italicum de Fabretti (1) :
« In chartis lucensibus an. 753 ipsi hemines, et an. 763
« honie?îis. »
Ainsi, les auteurs nous apprennent qu'aux temps les plus
anciens on usait à la fois de humo, homo, hemo, et voici
que les monuments les plus reculés ne nous oiTrent hemo
qu'après homo. •
Quoi qu'il en soit, la différence d'âge entre ces deux formes
serait-elle abandonnée, il n'en est pas moins certain qu'un
très vieil humo a existé : celui-ci fut le direct et pur repré-
sentant du vocable aryaque.
En ce qui concerne le rapprochement dont il était question
plus haut, de homo, homme, et humus, terre, on sait qu'il
était déjà courant chez les anciens : etiamne hominem ap-
« pellari, quia ûihumo natus? » Quintilien, Instit. orat.,
(i) Turin. Fascicule iv, p. b']i.
— 416 —
I, 6,34. Le célèbre grammairien accompagne au surplus
son point d'interrogation par une pensée fort élémentaire :
« Quasi vero non omnibus animalibus eadem origo !» — La
critique du commentateur (Edition Lemairé) sur ce pas-
sage de Quintilien est excessivement curieuse, et le lecteur
n'en prendra point connaissance sans intérêt. On peut encore,
toujours sur ce rapprochement de homo et hiiynus, consulter
le passage déjà cité des Ehjmol. Forschungen de M. Pott.
Je termine par une considération sur la différence de sens
qui distingue les deux vocables gotiques man7ia et gutna.
Le premier, si fréquent dans la traduction gotique des li-
vres sacrés des Juifs et des Chrétiens, n'est jamais employé
que dans une expression générale. J'ai tenu à faire ici un
rigoureux et complet dépouillement. On n'a, pour contrôler
l'exactitude de mes citations, qu'à se reporter à l'une des
nombreuses éditions de Wulfila.
Matthieu. — L'homme ne vit pas seulement de pain, iv 4 ;
Que votre lumière luise devant les hommes, v 16 ;
Celui qui... aura ainsi enseigné les hommes, ibid. 19 ;
Ne faites point votre justice devant les hommes, vi 1 ;
Pour être honorés par les kommes, ibid. 2 ;
Pour être vus par les hommes, ibid. 5 ;
Si vous avez remis aux hommes leurs péchés, ibid. 14 ;
Si vous n'avez pas remis aux hommes, ibid. 15 ;
Pour donner à croire aux hommes qu'ils jeûnent, ibid. 16 ;
Lorsque tu jeûnes ne te montre pas aux hommes, ibid. 18 ;
Quel est l'homme d'entre vous qui , vu 9 ;
Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent,
ibid. 12 ;
Semblable à l'homme insensé qui , ibid. 26 ;
Je suis un homme soumis à un pouvoir, viii 9 ;
Le fils de l'homme n'a pas où , ibid. 20 ,
— 417 —
Les hommes admirèrent, ibid. 27 ;
Le fils de l'homme a le pouvoir de , 1x6;
Qui a donné un tel pouvoir aux hommes, ibid. 8 ;
Il vit un homme, ibid. 9;
Un homme muet, ibid. 32 ;
Qui me confessera devant les hommes, x 32 ;
Qui me niera devant les hommes, ibid. 33 ;
Je suis venu séparer l'homme d'avec son père, ibid. 35;
Ennemis de l'homme, ibid. 36;
Un homme vêtu mollement? xi 8 ;
Le fils de l'homme est venu, ibid. 19 ;
Voici un homme glouton, ibid. 19 ; '
Le fils de l'homme sera livré, xxvi 2 ;
Je ne connais point cet homme, ibid. 74;
Qu'il ne connaissait point cet homme, ibid. 72 ;
Un homme riche, xxvii 57.
Marc. — Un homme possédé de l'esprit immonde, i 23 ;
Aucun homme ne...., 11 22;
Le Sabbat a été fait pour l'homme, non l'homme pour le
Sabbat, ibid. 27 ;
Le fils de l'homme, ibid. 28 ;
Un homme ayant une main desséchée, m 1 ;
Il dit à l'homme ayant une main , ibid. 3 ;
Aucun homme ne peut , ibid, 27 ;
Leurs péchés seront remis aux fils des hommes, ibid. 28 ;
Si un homme jette , iv 26 ;
Un homme possédé de l'esprit immonde, v 2 ;
Aucun homme ne le pouvait dompter, ibid. 4 ;
Sors de cet homme ! ibid. 8 ;
Les préceptes des hommes, vu 7 ;
La tradition des hommes, ibid. 8 ;
Rien de ce qui est hors de l'honnne et qui entre dans
l'homme.,.,.; mais ce qui sort de l'homme, ibid. 15;
— 418 —
Tout ce qui du dehors entre dans l'homme, ibid. 18;
C'est ce qui sort de l'homme qui souille l'homme, ibid. 20;
Du cœur des hommes procèdent...., ibid. 21 ;
Et souillent l'homme, ibid. 23 ;
Il ne voulut qu'aucun homme le sût, ibid. 24 ;
Je vis les hommes , vni 24 ;
Que disent les hommes que je suis, ibid. 27 ;
Il faut que le fils de l'homme , ibid. 31 ;
Mais à celles des hommes, ibid. 34 ;
Que servira à l'homme de...., ibid. 36 ;
Que donnera l'homme en échange de ibid. 37 ;
Le fils de l'homme le confondra, ibid. 38 ;
Lorsque le fils de l'homme sera ressuscité, ix 9 ;
Il est écrit du fils de l'homme, ibid. 12 ;
Le fils de l'homme sera livré aux mains des hommes,
ibid. 31 ;
Que l'homme ne sépare ce que , x 9 ;
Le fils de l'homme sera livré, ibid. 33 ;
Le fils de l'homme n'est pas venu pour , ibid. 45 ;
Aucun d'entre les hommes, xi 2 ;
Venait-il du ciel ou des hommes? ibid. 30 ;
Si" nous avions dit : Des hommes , ibid. 32;
Ils verront venir le fils de l'homme, xiu 26 ;
Un homme portant une cruche d'eau, xiv 13;
Le fils de l'homme sera livré, ibid. 41 ;
Vous verrez le fils de l'homme, ibid. 62;
Je ne connais point cet homme, ibid. 71 ;
Cet homme était vraiment le fils de Dieu, xv 39.
Luc. 1 25 — 11 14, 25, 52 — m 14 — iv 4, 33 — v 8,
10, 18, 24 — VI 5, 6, 8, 22, 31, 48 — vu 8, 31, 34 — vni
29, 33, 35 — IX 22, 25, 26, 38, 44, 56, 58 — xiv 16, 24,
30 — XV 4, 11 — XVI 1, 15, 19 — xvn 22, 24, 26, 30 -
xvm4, 8, 10,11,31 -XIX 7, 10, 12, 21, 30 — xx 6, 9.
— 419 -
Jean. yi '.4, 53, 62 — vu 23, 46, 51 — vin 40, 44 —
1x1, 4, 11, 16, 30 — xu 23, 34, 43 — xm 31 — xviii 14,
17.
Dans les Epîtres :
Aux Romains. — vu 1, 24 — ix 20 - xii 18.
I""*^ AUX CORlNTH. l 25 — IV 3, 9 VI 7 IX 8 —
XI 28 — xm 1 — XV 19, 21, 32, 47.
IP AUX CoRiNTii. — m 2 — IV 2, 16 — v 11 — xii 2, 3.
Aux Ctalates. — il — il — 11 6 — VI 7.
Aux ÉPH. — 111 5 — IV 8, 14, 22, 24 — v 29.
Aux Philipp. — 11 7 — m 5.
Aux GoLoss. — 1 28 — 11 16 — 111 9, 22, 23.
I'"" AUX Thessal. — 11 13, 15 — IV 8.
IP AUX Thessal. — ii 3 — m 2.
P« A TiMOTHÉE. — 11 4, 5 — IV 10 — V 24 — VI 5, 9,
11, 16.
IP A TiMOTHÉE. — 11 2 — m 2, 8, 13, 17.
ATiTUS. —1 14.
Dans l'Ancien Testament :
Deutéronome. — viii 3.
Psaumes. — lxviu 19.
ISAÏE. — xxix 13.
Daniel. — vu 13.
11 est facile de s'assurer que sur les 215 ou 220 passages
où se trouve employé manna, ou quelqu'un de ses dérivés,
la signification du mot « homme » est absolument géné-
rale (1). Lorsque, par exemple, Jésus proclame qu'il vient
séparer l'homme d'avec son i)ère, soulever la fille contre sa
mère et apporter le glaive dans le monde, homme évidem-
ment emporte une signification universelle ; de même lorsqu'il
(i) On peut dépouiller également le court commentaire sur le
quatrième évangile.
— 420 —
témoigne aux disciples l'inquiétude de savoir ce que les hom-
mes pensent de lui. L'expression « fils de l'homme » ne donne
encore à entendre dans le second de ses éléments qu'une ac-
ception éminemment large (D. F. Strauss. Nouvelle Vie de
Jésus; traduct. Nefftzer etDollfus, 2*' éd., i, 295 S5.— Baur,
dans \a Zeitschrift fuer wiss. Theol., m, 274 ss.)
Quant hguma, on ne le rencontre que très rarement. Dans
les quatre exemples que voici il ne qualifie manifestement
que la part masculine de l'espèce humaine :
Hvazuh gumakundaizê... veihs fraujins haitada
omne masculinum... sanctum domino vocabitur; Luc, u, 23;
Nist guma^wno? nih kvinakund non est masculus neque
femina ; Gai. 3, 28 ;
Gumein jah kvinein gatavida guth masculum et femi-
nam fecit eos deus ; Marc, x, 6 ;
Aiththauhvakannt,^Vimdi, thatei kvêntheinaganas-
y«i5autunde scis, vir, si mulierem salvam faciès? V"^ aux
Gorinth., vu, 16.
Je ne pense point qu'il faille, dans deux autres passages
des livres juifs et chrétiens, où guma affecte un sens géné-
ral, voir autre chose qu'une application inexacte de ce vo-
cable.
L'un de ces passages est tiré de Luc, xix, 2 : Jah sai,
guma namin haitans Zakkaius... et ecce vir nomine
Zacchaîus,
L'autre emploi irrégulier est dans Néhémias, v, 17 : R
jah N gumanê... centum et quinquaginta viri.
Au surplus, Wulfila donnant \dguma pour manna, n'en-
court qu'une demi-responsabilité. Son tort a été d'être trop
fidèle au texte qui porte en grec àvYjp et àvSpsç, en latin vir
et viyH. C'était àvepwTroç et homo que le texte lui devait pré-
senter, comme dans ces versets complètement comparables
Matth. IX 9 — ibid. 32 — xxvn 57 — Mprc ni 1 — v 2, etc.
— 421 —
D'où vient maintenant qu'en latin homo-={fuma est pré-
cisément réservé à l'acception générale?...
Uniquement de ceci : les Latins avaient perdu l'équiva-
lent du manna gotique.
11 leur fallut sacrifier au concept universel et vulgaire
soit vir, soit homo : c'est à ce dernier qu'ils donnèrent tort.
Quant au gotique, possédant manna à côté des équivalents
rigoureux de vir et homo, à savoir î;a^r et giima, il peut
conserver à ces deux derniers leur portée naturelle.
Ainsi que je l'ai dit plus haut, c'est à la signification de
femina que je dois mon interprétation de homo. J'espère
pour elle un bienveillant accueil de la part des juges compé-
tents ; au surplus, et ainsi qu'on peut le voir au troisième
fascicule de cette publication, p. 274, elle a déjà trouvé en
M. Chavée un approbateur : ce n'est point pour son avenir
une mince recommandation.
Abel Hovelacque.
ÉTUDES VÉDIQUES
A côté d'Indra, dont j'ai fait la monographie dans nos
précédents fascicules, Parjanya, de tous les dieux védiques,
est celui qui vient se placer le premier. Bien des caractères
sont communs à ces deux divinités, et quoique certains textes,
quoique certains théologiens et commentateurs hindous cons-
tatent une différence entre Parjanya et Indra, on est cepen-
dant tenté, sinon de les confondre, au moins de croire celui-
ci plus ou moins issu de celui-là. Tous deux président à la
pluie, tous deux sont armés delà foudre, tous deux se mani-
festent dans l'orage, tous deux sont accompagnés des Maruts,
tous deux enfin sont des dieux du ciel ou plutôt de l'atmos-
phère. Si d'une part ils se ressemblent, ils ont d'autre part
des différences sensibles. En premier lieu, Parjanya, dont il
est souvent fait mention incidemment dans les hymnes du
Ri ;,-Yéda, n'est réellement et spécialement invoqué que dans
quatre hymnes, le SS'^ du V^ Mandala, et les 101, 102 ei
lOS*" du vu*" Mandala du Rig-Yéda, et dans un hymne
splendide de l'Atharva-Véda, le 15« du iv« Mandala. Indra,
au contraire, possède à lui adressés des hymnes en quantité
considérable. Ce n'est pas que Parjanya soit une divinité in-
férieure ; il est, au contraire, placé au premier rang ; mais
il est vieux, il appartient à un autre âge, et lors de la ré-
— 423 —
cension des Védas, Indra accapara les prières qu'on com-
mençait à oublier d'adresser au Dieu créé par l'aspect d'une
nature qu'on n'avait plus sous les yeux, par des besoins qui
n'étaient plus les mêmes que ceux des ancêtres.
Bien qu'ils soient invoqués tous les deux comme dieux de
la pluie, la légende ne décrit pas de même leur façon de ré-
pandre l'eau bienfaisante sur la terre. Tandis qu'Indra com-
bat Alii, le serpent ravisseur des vaches célestes, c'est-à-dire
des eaux, et les délivre, le vieux Parjanya parcourt avec fra-
cas l'atmosphère, porté par un nuage, et mugissant comme
un taureau, il verse sur le sol un liquide fécondant, ou bien
il fait couler la pluie contenue dans une outre énorme qu'il a
en sa possession. Parjanya n'en est pas moins belliqueux, il
commande les escadrons des Maruts, vents de la tempête ; il
frappe de sa foudre les méchants et les impies, par consé-
quent les ennemis des Aryas ; il fait éclater les arbres sous
ses coups, il les embrase. Dieu bruyant, tapageur, un peu
brutal, il appartient par tous ces côtés à la fin de l'ère féti-
chiste, c'est ce qui explique encore sa déchéance à l'époque
où le polythéisme védique se constitua. La forme principale
sous laquelle il est adoré est une preuve de plus de son anti-
quité et de son caractère de fétiche, car c'est un taureau
puissant qui le représente. On conçoit aisément que les pre-
miers Aryas, dans ces temps d'une antiquité incalculable où,
sauvages encore, peut-être dénués de la connaissance des
métaux, peut-être même sans animaux domestiques, durent,
selon les lois de l'esprit humain, chercher la cause qui faisait
mugir horriblement le nuage noir. Celte nuée affreuse, s'é-
levant sur l'horizon des steppes où coulent l'Oxus et le Ya-
xai'tes, précédée par les cris, les sifflements des vents impé-
tueux sortis des gorges de l'Altaï, du Bolor ou de l'Himalaya,
cette nuée obscure s'avançant lourdement, mais avec une
rapidité telle que nul ne peut éviter ses atteintes, cette nuée
— 424 —
effrayante se déchire bientôt, elle pousse des rugissements
épouvantables, elle verse des torrents de son sein, et elle ne
cesse de parcourir la voûte céleste ; bientôt elle s'éloigne,
et sur la terre altérée les plantes desséchées relèvent la tête,
les arbres languissants se raniment, les mares et les ruis-
seaux, où l'on ne trouvait naguère qu'un sable aride, se
remplissent, la nature entière revient à la vie dans ces vastes
plaines que ravagent, soit le vent glacial du nord, soit l'ar-
dent souffle qui vient des déserts salés de la Perse. Dans ces
temps-là erraient d'immenses troupeaux sauvages ; la faune
était à peu près la même qu'aujourd'hui ;. l'éléphant, relégué
dans l'Inde, ne parcourait plus l'univers sous la forme de
ces espèces gigantesques, de ces mammouths que la Sibérie
conserve dans ses glaciers, et que des honmies dessinaient
en France; nul des animaux étranges de l'époque quater-
naire n'a été soupçonné par les Richis qui parlent toujours
d'animaux vivants encore aujourd'hui dans la zone tempérée
où se trouve l'Arye. Or, parmi les grands mammifères de
la faune védique, le taureau n'est-il pas le plus redoutable
et le plus utile en même temps? Sauvage, c'est une vraie
bête féroce : il court avec impétuosité sur le passant inoffen-
sif, il mugit, il écume, il frappe. D'autre part, il ne vit pas
seul, il a un troupeau autour de lui ; d'une puissance généra-
trice considérable, il est bientôt entouré d'une nombreuse
famille, qui offre au chasseur une proie abondante. Domes-
tiqué, il n'est guère moins redoutable ; sa force n'est point
affaiblie, ses mœurs sont peu modifiées, surtout dans les vas-
tes troupeaux des peuples pasteurs. Voyez aujourd'hui les
7nanadas de l'Amérique du Sud ; ces bestiaux ont des maî-
tres, mais ils ne sont pas apprivoisés. La nuée orageuse res-
semblait donc, pour les anciens Aryas, à un taureau i)ar son
aspect terrible et par ses actes bienfaisants.
La date si reculée que j'assigne au culte de Parjanya est-
— 425 —
elle bien exacte, me dira-t-on? Sans m'appuyer seulement
sur ce que Ton trouve le nom de ce dieu sous les formes'
perlions chez les Celtes, perhunas chez les Lithuaniens et
perun chez les Russes, ce qui fait remonter ce culte aux
temps antérieurs k l'émigration, je dirai que, malgré les
interpolations évidentes qui se trouvent dans les hymnes
adressés à Parjanya, on trouve dans ces mêmes h/mnes les
vestiges d'un ancien état social et surtout les souvenirs d'une
antique patrie.
Les désirs qu'on le prie de satisfaire sont tout à fait ceux
d'une population pastorale. 11 y a bien encore du sentiment
agreste dans les invocations à Indra, mais il n'est pas aussi
naïf que dans les prières à Parjanya. On demande de l'eau
pour désaltérer les vaches, on demande de l'eau pour que
croissent les herbes, nourriture des bestiaux. On demande
bien aussi à Parjanya de frapper les Raksasas et les impies,
mais ce n'est qu'en passant. L'essentiel est l'eau ; l'eau sans
laquelle on ne pourrait vivre, l'eau qui va peut-être inonder
la contrée et rendre égales les hauteurs et les vallées, l'eau
qui va couler dans les frais ruisseaux en gazouillant et en
faisant pousser le gazon sur sa route, l'eau enfin qui permet-
tra de traverser les déserts, les vastes plaines où l'on pourra
trouver les citernes remplies.
Quelle région a pu inspirer ces pensées, ces demandes ?
N'est-ce pas un vaste pays plat, propice à l'élève des trou-
peaux et voisin de déserts, facilement changé en désert lui-
même? On voit que les cours d'eau y débordent aisément,
qu'ils s'étendent de tous côtés avec facilité, que par consé-
quent leur direction n'est pas bien constante.
Les divers lits de l'Oxus, ses deux embouchures, l'une
obstruée dans la mer Caspienne, l'autre encore ouverte dans
la mer d'Aral, répondent assez à ces caractères géographi-
ques. Les vastes prairies, si facilement desséchées, des step-
28
— 426 —
pes de la Bactriane, demandent encore aujourd'hui les ondées
orageuses pour boire la vie et produire leurs plantes. Les
déserts surtout qu'il faut traverser à la faveur d'un orage
qui a rempli les mares et alimenté les citernes, se trouvent
pi'écisément dans l'Asie centrale. C'est donc là que vécurent
les premiers Aryas, c'est donc là qu'est né le dieu Parjanya.
Dans le mythe d'Indra, au contraire, nous voyons men-
tionnée une nature nouvelle, des climats torrides, à qui des
forces surnaturelles, c'est-à-dire inconnues, des démons ra-
vissent périodiquement les eaux, et qu'un dieu ne peut leur
rendre qu'après un combat, autrement dit le commencement
de la mousson ; là, sans cesse, les eaux retombent dans de
vastes fleuves au cours rapide , tels que ceux du Sapta-
Sindhou.
On le voit, la conception génératrice des deux divinités est
clairement différente. Indra est l'entité divine qui préside à la
pluie et qui Oot armée du tonnerre, tandis que Parjanya est
l'entité divine qui préside à l'orage et qui produit la pluie.
Peut-être Indra vient-il de sind, couler; Parjanya, lui, vient
d'une racine sphrg, tonner, bruire, en gr. açapayéco.
Mais lorsque le polythéisme védique se constitua , Indra
l'emporta; il représentait le dieu atmosphérique des contrées
tropicales. Bien que repoussé au second rang, Parjanya ne fut
pas mis de côté : c'était l'esprit du nuage orageux, le fils de
Dyaus et de Prthivî, du ciel et de la terre, selon la cosmo-
gonie védique si voisine de la cosmogonie d'Hésiode. Son fils
était l'éclair, une des formes d'Agni. Il était le fabricateur
du Sôma, puisqu'il produisait la pluie, ce liquide vivifiant.
C'était le dispensateur de la vie, « puisque, comme le dit
Sayana, le commentateur védique, par la pluie croissent les
plantes et les arbres, et c'est de ceux-ci que vient la nourri-
ture. » Aussi portait-il le nom (["Asoura, ce vieux nom di-
vin, ce vieux nom béni dont les brahmanes ont fait un nom
— 427 —
de démon, et dont les mages ont fait un nom de dieu, Ahoura-
Mazda (Ormuzd). Cette vieille épithète, qu'on retrouve dans
r£'5M5 des Gaulois, appartenait à Parjanya surtout, car il
était en même temps celui qui est plein de vie ou de souffle
vital, et celui qui dans les nuées profondes est accompagné
des vents puissants qui sont comme les chevaux qui traînent
son char nébuleux. Constatons en passant que la scission en-
tre les Iraniens et les Hindous n'appartient pas à l'histoire
selon les traditions, et que les hymnes où l'épithète d'A-
soura est accolée dans un même s(.ns respectueux à celle de
Deva doivent être bien anciens, puisque ni l'une ni l'autre
n'étaient encore excommuniées par les deux fractions arya-
ques de l'Asie.
Mais toutes ces considérations s'appliquent à un poly-
théisme déjà avancé, tandis que Parjanya, et c'est là son
côté le plus intéressant, est le témoin d'une phase antérieure
de l'esprit humain, phase intei'médiaire entre le fétichisme
et le polythéisme. Parjanya est surtout, je tiens à le répéter,
la divinisation du nuage orageux. Il l'habite, il le dirige
comme un cocher dirige son char ; il en est revêtu au point que
ses adorateurs l'appellent son corps. C'est là, au milieu de la
nuée, qu'il a ses outres et ses amphores qu'il épanche sur la
terre avec fracas. Voilà son véritable aspect. Il a été taureau
fécondant ; il est nuage aussi, à telles enseignes que son nom
plus tard signifia nuage et non pluie, comme d'aucuns l'ont
traduit. Maint passage du Rig-Véda contient le nom de Par-
janya, non plus employé comme celui d'une divinité, mais
dans le sens plus matériel de nuage. « Pr'a parjanyam
îraya vrstimantam... — Envoie le nuage qui donne la
pluie, » dit le 98« hymne du x" Mandala du Rig-Véda, par
exemple. De son côté, le commentateur Sayana est exi>licilo
sur ce sujet,' et dans ce sens, Parjanya est le dieu des nua-
ges; il les rassemble, il les disperse, il les dirige où il lui
— 428 —
plaît, comme un pasteur le fait avec son troupeau. Il est ap-
pelé 7ïabhasvân, plein de nuées. Mais comme son emploi
principal est la production de la pluie, il porte aussi les noms
de midhvân, le pluvieux, de vrstimàn, celui qui donne la
pluie, d'udanimân, d'abdimân, celui qui donne de l'eau,
devrsâ, le verseur, de catavrsnyah, de bhûridhàyâh, ce-
lui qui donne la riche boisson, etc., selon que les cite
M. Buliler dans sa remarquable et savante étude sur Par-
janya {Orient imd Occident, Gottingue 1861).
Je l'ai dit plus haut, le changement de résidence, les pro-
grès de la race aryaque en Asie firent délaisser le culte de
Parjanya. Mais il ne faut pas non plus croire qu'il fut si
vite oublié. L'hymne de l'Atharva-Véda, qui lui est adressé,
est d'une beauté et d'une grandeur poétiques de premier or-
dre, surtout dans ses premières strophes. L'hymne 102 du
vil" Mandala du Rig-Véda contient dans ses trois versets
tout le culte du dieu et toute sa théologie : « Celui qui fait
les rejetons des plantes, des vaches, des juments et des fem-
mes, c'est Parjanya, » et c'est lui qui donne à manger.
Enfin, l'hymne le plus beau, le plus puissant, le plus antique
est, saîns contredit, l'iiynnie 83 du v*^ Mandala du Rig-Véda,
celui que je vais traduire, afin de mieux dessiner encore la
physionomie de ce vieux dieu des Aryas.
Qu'on n'oublie pas cependant que si Parjanya n'est pas
Dyaus ou Zeuç, ou Jupiter, que s'il n'est pas Alioura-
Mazda, que s'il n'est pas Esus, que s'il n'est pas Indra,
connue le premier cependant, il agite et domine les nuages et
a la terre pour épouse, puisqu'il la féconde dans l'orage ;
comme le deuxième et le troisième, il porte le titre d'Asoura
et il donne la vie ; comme le dernier enfin il tient la foudre .
fait couler les eaux et punit les méchants. Oui, Parjanya est
l'égal de ces dieux, il est connue eux et autant qu'eux une
divinité de ratmos})hère, et si peut-être il n'est pas leur père,
— 429 —
il est sans aucun doute leur prédécesseur, car il a conservé
ses caractères de fétiche, sa théologie sauvage et primitive,
tandis qu'eux appartiennent à une époque plus avancée et
plus récente de la civilisation. Oui, Parjanya peut à bon
droit être appelé le vieux dieu.
Voici maintenant, dans son entier, le plus beau des hym-
nes védiques adressés à Parjanya. C'est le 83® du v® Man-
dala. L'excellente transcription du Rig-Véda, donnée par
M. Aufrecht dans les tomes vi et vu des Indische studien
de M. Albrecht Weber, est aujourd'hui si répandue, que
je me dispenserai désormais de la reproduire dans la Revue.
Je me contenterai de donner la version latine littérale du
texte sanskrit pour la faire suivre d'une traduction française
dont elle sera en quelque sorte la justification.
TRADUCTION LATINE.
1 . — Cum amore canta strenuum canticis istis, canta Par-
janyam, adoratione venerare (eum) | mugiens taurus vivide-
dansfiemen, inserit herbis germen.
2. — Dis- arbores fendit atque occidit Raksasos, omnis
fremuit creatura voce-magni-vociferantis | etiam innocens
commovetur coram-pluviorum-doniino, quum Parjanya to-
nans occidit male-agentes.
3. — Rhedarius-veluti stimulo equos incitans, ab- nubes
agit fluentes liic | e-longinquo leoiiis rugitu ex- tremescit
quum Parjanya agit fluentem nubem.
4. — Pro- venti fiant, voilant lulgura, ex- planta» germi-
nant, aquas-fundit cœlum. | Potus omni creaturae gignitur
quum Parjanya terram semine-irrigat.
— 430 —
5. — Cujus prse opère terra sese inclinât, cujus prse
opère subsiliens- grex augetur | cujus prœ opère herbaï
omniformes (nascuntur), ipse nobis, ô Parjanja, magnas
félicitâtes dedito.
6. — Cœli nobis pluviam, ô Marutes, concedere-velitis,
pro fluant irrigantis equi stillse. | Hue isto cum- tonitru
ad veni , aquas inpluere faciens , vitam-tribuens , Pater
noster.
7. — Gircum mugito, tona, prolem ad- dà, undis-pleno
circum-Yola in curru | utreni fortiter trahe dis-clausam,
pendentem ; œquales sint elevationes (atque) valles.
8. — Magnum cadum sus- toile, in- funde, eruere possint
aquae solutse in médium | claro- tluxu cœlum terram (que)
in- unda ; pulcher- potus sit vaccis.
9. — Quum, ô Parjanya, mugiens, tonans, occidis male-
agentes | prse iste uni versus gaudet quiquidque terra super.
10. — Fudisti pluviam, ex nunc bene tene, fecisti déserta
permeabilia quoque | produxisti herbas ad pa^^tum, sic quo-
que a creaturis meritus es canticum laudis.
TRADUCTION FRANÇAISE
1. — Avec amour chante le dieu fort dans ces hymnes,
chante Parjanya, avec adoration vénère-le; ainsi qu'un tau-
reau mugissant qui répand à profusion sa semence, il donne
aux plantes des rejetons.
2. — Il fait éclater les arbres, il tue les Raksasas ; toute
créature frémit à la viix de cet être bruyant et immense^
L'innocent lui-même est ému devant le maître de la pluie,
quand Parjanya tonnant tue les méchants.
3. — Comme un cocher qui excite ses chevaux du fouet,
— 431 —
il dirige les nuées pour les faire couler ici. Comme au son
lointain du rugissement du lion, on tremble quand Par-
janya pousse la nuée pluvieuse.
4. — Les vents soufflent, les éclairs volent, les plantes
poussent, le ciel se fond en eau. Chaque créature obtient à
boire lorsque Parjanya arrose la terre de sa semence.
5. — Par son pouvoir la terre s'incline, par son pouvoir
le troupeau bondissant s'accroit, par son pouvoir naissent les
plantes de toute espèce; donne-nous, ô Parjanya, de grands
bonheurs.
6. — Accordez-nous la pluie du ciel, ô Maruts! Que les
gouttes de la semence liquide de l'étalon céleste coulent sur
la terre! Viens ici avec ce tonnerre, toi qui fais couler les
eaux de la pluie, toi qui donnes la vie, ô notre Père !
7. — Mugis de tous côtés, tonne, donne-nous de la progé-
niture, vole partout sur ton char plein d'eau (le nuage).
Traîne bravement ton outre ouverte, pendante ; que inonls
et vallons deviennent égaux.
8. — Soulève ton grand vase, verse, que les eaux puis-
sent s'échapper dans l'atmosphère (la partie médiane du
monde). Inonde d'un flot limpide le ciel et la terre ; les va-
ches auront une bonne boisson.
9. — Quand, o Parjanya, tu immoles les méchants en mu-
gissant, en tonnant, tout l'univers se réjouit, tout ce qui
existe sur la terre.
10. — Tu as versé la pluie, maintenant retiens-la bien (?);
tu as rendu possible le passage des déserts. Tu as produit les
herbes des pâturages, ainsi tu as mérité l'action de grâce de
toutes les créatures.
Gir.AUD DE HiALLE.
ANTHROPOLOGIE
ET
LINGUISTIQUE
LA PLURALITÉ ORIGINELLE DES RACES HUMAINES, DÉMONTRÉE
PAR LA DIVERSITÉ RADICALE DES ORGANISMES
SYLLABIQUES DE LA PENSÉE (1).
Mesdames, Messieurs,
Les chaires libres, comme celle où j'ai rhonneur de par-
ler, possèdent sur les autres d'immenses avantages. Au point
de vue de la culture générale, leur incontestable utilité, aussi
bien que leur supériorité relative, me semble consister, pour
une bonne part, dans la vulgarisation rapide et sincère des
découvertes incessantes de la science contemporaine. Que de,
(i) Qui dit « Revue » dit avant tout actualité, nouveauté, non-
seulement en matière de livres, mais encore en matière d'ensei-
gnement oral. Voilà pourquoi nous reproduisons ici, dans sa
forme familière, une leçon faite le 3 mars de cette année à la So-
ciété des Conférences de Paris.
— 433 —
vérités-lois ne sont entrées dans l'enseignement officiel que
dix, douze, vingt ans et même plus, après leur irrécusable
constatation dans le monde trop resserré des savants spé-
ciaux! Demandez, s'il vous plaît, aux Wiirtz, aux Berthelot
et aux Moleschott combien de temps devra s'écouler encore
avant que leurs admirables démonstrations de chimie orga-
nique occupent, dans l'enseignement de la physiologie élé-
mentaire, cette large place" qui leur est due. Et pour ne
parler ici que de la création et des développements merveil-
leux de la science positive des langues, quel est l'homme
lettré qui ignore avec quelle lenteur ont pénétré dans le do-
maine commun les découvertes les plus importantes de la-
philosophie indo-européenne? Qui me dira quand notre Ecole
normale, cette pépinière célèbre de professeurs d'humanités,
voudra bien apprendre à ses élèves comment il faut étudier à
la fois, par là méthode comparative et rigoureusement pho-
nologique, le grec et le latin, l'anglais et l'allemand, etc.,
dans l'unité de l'aryaque, leur source ou leur forme com-
mune, et remplacer ainsi plus d'un vain jeu de mémoire par
des analyses scientifiques, par le rétablissement des séries
naturelles de dérivés sous chaque mot simple ou racine pre-
mière, par le classement de ces racines elles-mêmes, etc. ?
Mais il est un genre d'applications de la science des lan-
gues d'un intérêt beaucoup plus vif et non moins général :
je veux parler des applications de la linguistique à l'ethno-
logie. Certes, l'anatomie et la morphologie humaine, aidées
de l'archéologie et de la paléontologie, ont déjà beaucoup fait
pour la science des races. Tout nous fait espérer que bientôt
l'anthropologie forcera tous ces crânes étranges, qui abon-
dent dans nos musées, à lui livrer les secrets des âmes dont
ils ont protégé les organes nerveux. Mais, quoi qu'elle fasse,
l'anthropologie ne trouvera jamais d'autres faits certains,
contemporains des premiers développements de chaque race,
— 434 —
que les faits initiaux du langage, les monosyllabes premiers
et irréductibles qu'on retrouve toujours avec des caractères
incommutables au fond de chaque organisme syllabique de
la pensée. Oui, dans ma conviction profonde, et vous verrez
l)ientôt si cette conviction est fondée sur une véritable dé-
monstration scientifique, la linguistique générale compara-
tive jette sur les commencements des divers centres de for-
mation de l'humanité une lumièP!:'e inattendue, et parmi les
problèmes qu'elle nous aide à résoudre, je place en première
ligne celui du monogénisme ou du polygénisme primordial.
Mais posons bien la question dans les termes les plus simples :
Y a-t-il dans l'humanité des races primitivement diverses,
ou sort-elle tout entière d'un couple unique?
Et d'abord, que faut-il entendre par « race » ?
J'entends ici par « race » , une variété primitive de l'es-
pèce homme, se perpétuant indéfiniment par là génération
fonctionnelle à travers les temps et les lieux, sans jamais rien
perdre de ses caractères distinctifs, tant qu'elle ne se mêle
pas à d'autres races.
Cette définition donnée, je réponds à la question : Oui, il
y a dans l'humanité des races primitivement diverses, et la
création toute spontanée de parlers radicalement divers va
prouver ce que j'avance.
Remarquez dès ce moment, je vous prie, que les langues
ne s'étant pas faites toutes seules, mais étant les produits
naturels d'autant de groupes d'individus à organisation si-
milaire, vous pouvez vous passer la fantaisie d'admettre que
les Syro-Arabes ont parlé jadis la langue des Aryas et vice
versa : il suffit pour ma thèse que cette unité organique,
qu'on nomme le système lexique et grammatical des Sémites
(Syro-Arabes), diffère essentiellement d'avec cette autre unité
vivante qu'on appelle le système lexique et grammatical des
peuples aryens ou indo-européens, pour que, la dualité des
— 435 -
effets bien élablie, il en résulte forcément la dualité des cau-
ses ou des origines cérébro-mentales.
Eh bien ! point ne veux me borner au parallèle du parler
sémitique et de la parole indo-européenne, bien que ce pa-
rallèle, vu letat très avancé des études aryennes et syro-
arabes, constitue la base de ma démonsti'ation. Non, je citerai
de temps à autre les faits les plus saillants de la morphologie
des mots chinois, des mots mandéens, des mots basques, etc. ;
seulement, je le répète, ce sera toujours en manière de sur-
croît et comme pour faire mieux ressortir certaines diffé-
rences radicales.
Le parallèle que je vais entreprendre a pour objet exclusif
le langage analytique. Le langage expressif, par la variété
infinie de ses timbres et de ses inflexions vocales, confine à
la mélodie et échappe à la représentation graphique. Il peut
fort bien être l'objet d'une dissertation orale entre artistes,
musiciens et poètes; il ne saurait trouver place dans notre
parallèle.
Qu'est-ce que le langage analytique? Je réponds avec les
faits : Celui qui, dans la pensée, naît du perpétuel contraste
de l'idée d'être et de celle d'action, comme il naît, dans la
parole , de l'antithèse constante du pronom où s'incarne
l'idée de l'être individuel et du verbe où s'incarne l'idée de
V action.
Qu'y a-t-il, en effet, au fond de toutes les langues? Des
monosyllabes-verbes et des monosyllabes-pronoms ; en d'au-
tres termes : des verbes simples (non conjugués, non dérivés)
et des pronoms simples. En ce qui concerne particulièrement
la chimie de la parole aryenne et de la parole sémitique,
tous les linguistiques contemporains sont d'accord là-dessus.
De là tout naturellement cette triple division de mon dis-
cours :
Dans la première partie, j'examinerai au double point de
— 436 —
vue du fait et de la loi morphologique les verbes simples de
l'aryanisme et ceux du sémitisme, afin que vous puissiez
décider par vous-mêmes de l'unité ou de la pluralité néces-
saire de leur centre de formation.
Dans la seconde partie, je rapprocherai les pronoms arjens
ou indo-européens des pronoms syro-arabes ou sémitiques,
et, je le dis avec une entière confiance, c'est là surtout que
se formera votre conviction.
Enfin, dans la troisième partie, je rechercherai quelles ont
été dans l'un et dans l'autre langage les premières combi-
' naisons des pronoms simples et des verbes simples, afin que
déjà vous puissiez voir clairement si c'est un seul et même
génie qui a présidé à tous ces premiers développements.
Le verbe simple, je le répète, est un monosyllabe qui rap-
pelle une action; et, par action, j'entends un mouvement
conçu dans sa cause, soit connue, soit inconnue.
Le verbe simple aryaque, tel que la science nous le montre
irréductible à une forme' antérieure quelconque, comprend
d'ordinaire un bruit simple, comme P, ou composé, comme
SP, suivi d'une voyelle a, i, u, ou de la semi-voyelle T] : PA,
PI,PU, PF ; SPA, SPI, SPU, SPF ; attaque par un bruit
simple ou double et terminaison par une voyelle. Rarement
le monosyllabe verbal est attaqué par une voyelle pour finir
par une consonne : AS, AD, AN, AW. Plus rarement en-
core le verbe est constitué soit par la semi-voyelle T] (1), soit
par les voyelles extrêmes I et U. Toutes les formes verbales
qui, à l'époque de la séparation des tribus, ouvraient et fer-
maient par une consonne, sont issues d'une forme nominale
(combinaison d'un verbe et d'un pronom) comme PAt, PAs,
(i) La /?ei^îve publiera bientôt un travail où il sera démontré
que sileson vibré R,avec couleur indifférente (j'allais diregrise),
n'avait pas appartenu à la langue commune, une foule de forma-
tions resteraient inexplicables ou contradictoires, H. C
— 437 -
PAk, g An, quand elles ne naissent pas de la juxtaposition
de deux verbes comme GBbh de G'.^ et de BHA , GHdh du
même Gî] et de DHA ; BHPg de BHT] et de GA. Mais tous les
grands verbes, tous ceux qui ont donné le fond principal de
la langue sont tous coulés dans le premier moule. Nous le
verrons bien tout à l'heure.
Quelle est maintenant la forme native et spontanée qu'af-
fectent les verbes sémitiques réduits à leur syllabe fondamen-
tale? Quelle est la loi de leur formation ?
Une consoinie ouvre le monosyllabe verbal et une autre
consonne le ferme, avec cette condition expresse que jamais
ces deux consonnes, celle d'attaque et celle de clôture, n'ap-
partiendront au même organe, KàT (1), KaF, GaF, GaB,
GaM, FaT, SaK, sont des monosyllabes verbaux, syro-
arabes ou sémitiques.
Plus tard, le sémitisrae en fera ses parfaits trilitères, à
l'aide de procédés facilement reconnaissables et sur lesquels
il importe que j'attire tout d'abord votre attention.
Voici, par exemple, le verbe simple ou monosyllabe ver-
bal irréductible KaF, courber, fléchir, d'où KaF, la main
dont les doigts et la paume s'infléchissent pour prendre ou
recevoir quelque chose, un nom que vous connaissez tous
par l'hiéroglyphe ka][)h ou kappa devenu le signe alphabé-
tique : , G. En doublant sa consonne finale, le verbe simple
KaF donne le parfait KàFaF, il courba, il fléchit. Les hébraï-
sants qui m'écoutent s'aperçoivent que je cite de préférence la
forme hébraïque. Gomme à eux, sans doute, le parallèle de
l'arabe, du syriaque, du chaldéen, de l'assyrien, du copte et
des autres idiomes sémitiques avec l'hébreu m'a fait prendre
l'habitude de considérer la langue de Moïse comme la plus
(I) Les points-voyelles seront toujours représentés par des let-
tres minuscules.
— 438 —
organique et, partant, la mieux conservée de toutes ces lan-
gues sœurs. L'hébreu, c'est le sanskrit du sémitisme. Au
demeurant, quant à la prononciation des parfaits, rappelons
que l'arabe littéral fait des trois consonnes trois syllabes en
articulant KaTaBa, il écrivit, ce que les Hébreux prononcent
KâïaB et ce dont les Syriens font KTaB : trois syllabes au
midi, une seule syllabe au nord, deux syllabes au centre.
C'est à ce centre dont, par les noms propres de la Bible,
"VOUS connaissez tous tant d'éléments précieux, que nous nous
attacherons particulièrement aujourd'hui. Seulement, il ne
faut jamais perdre de vue que les langues sémitiques se res-
semblent entre elles d'une ressemblance beaucoup plus frap-
pante que celle que nous avons tous observée, par exemple,
entre le français et l'italien. Seul le copte, séparé de ses
congénères, à une époque où la plupart des flexions n'étaient
pas encore fixées, nous montre un riche développement in-
dividuel du fonds commun.
Reprenons maintenant notre verbe simple KaF et voyons
à quels autres verbes de formation secondaire il a servi de
base (1). A côté de KâFaF, qui redouble la consonne finale,
nous placerons d'abord A'KaF, il courba, il fléchit, qui re-
double la consonne initiale, en mettant la soufflante A' (x),
dont les intermédiaires sont H (-) et H' (n), au lieu de l'ex-
plosive K. Voici maintenant KâFaR et KàFaL, il fléchit
tout autour, il entoura, il couvrit, auprès desquels nous pla_
cerons KâFaS', KâFaÇ et KâFaN, il fut recourbé.
En présence des verbes trilitères dont KaF est la base, il
faut placer ceux dont GaF, courber, est le fondement. Ce
(i) Le professeur se sert d'une nombreuse collection de cartons
blancs sur lesquelles sont peints en lettres lapidaires de 12 à i5
centimètres de haut les mots qu'il explique ou qu'il compare.
Aussi souvent qu'il en est besoin les formes citées sont écrites
au tableau noir en caractères hébraïques, arabes, etc.
- 439 —
sont : GàFaF et A'GaF, courber, GâFaR, couvrir, dont il
faut rapprocher A'TaR (-sy), et A'FaR, couvrir, entou-
rer de courbes.
KàFaF et GâFaF, courber, ne sauraient être séparés de
H'âFaF ( cEn ), courber, fléchir autour ou couvrir, proté-
ger, frère de HaFàH, il cacha, et de H'àFaTS ( ytn), il
inclina, il eut du penchant pour, il aima.
KaF, GaF, ou H'aF, le monosyllabe verbal irréductible
est ici constitué par deux consonnes fermant la syllabe des
deux côtés, et ces deux consonnes sont, d'après la loi, d'or-
ganes différents.
Dans l'ordre des combinaisons d'une gutturale ouvrant le
verbe simple et d'une labiale lui servant de clôture, je pour-
rais citer encore KaB, infléchir, affaisser, être lourd, GaB,
recourber, être convexe, s'élever en bosse, GaM, joindre,
unir(l), auprès duquel je placerais A"M (2) et A'M (3);
mais j'aime mieux vous offrir un autre type morphologique
verbal du parler des Sémites, et je prends KaT, fendre, tran-
cher, couper : une consonne gutturale à l'attaque, une con-
sonne dentale à la fin. Voici d'abord KâTaT, il coupa, doht
nous rapprocherons H'àTaT, il coupa, il pourfendit. Voici
ensuite la forme secondaire de KaT la plus connue et la
plus usitée : KâTaB, il poupa, il tailla, il sculpta, il écrivit.
Faisons-la suivre de KâTaM, il coupa, il écrivit, il sépara,
il purifia (chez les Arabes l'idée de séparer conduit ici à
celle de mettre de côté, cacher). KàTaB app(>lle aussi près
de soi QâT'aB ( =-jp ), il fendit, il coupa. Le même QaT'
énergique sert de base aux parfaits QàT'aF, il coupa, il sé-
para; Qâï'aL, il tua (il pourfendit), et au nom QâT'oN,
(i) D'où n-ûj, n-3, X-.-, etc.
(2) D'où o-sr, T3S, o-2>', n-ay, etc.
(3) D'où o-x, r^Tax, -(^lax , i^-x etc.
— 440 —
court, petit, recoupé. Non moins énergique, non moins signi-
ficatif est le monosyllabe verbal QaTS (yp), fendre, cou-
per, d'où QâTSaTS, QâTSâH, QâTSaR, QâTSaB, il coupa,
il amputa.
Mille pardons, messieurs, pour tous ces détails : mon ex-
cuse est dans les exigences de ma thèse. Je fais ici une dé-
monstration scientifique, et, vous le voyez, la science positive
ne saurait se passer de faits et de détails. Je crois en avoir
produit suffisannnent pour pouvoir répéter, avec la confiance
d'être compris de tous, la double loi morphologique du verbe
simple ou monosyllabe verbal irréductible des Sémites :
1° Ce verbe simple est constitué par une syllabe fermée,
ou, ce qui est la même chose, par deux consonnes entre les-
quelles résonne une voyelle.
2° Ces deux consonnes constitutives sont toujours des con-
sonnes d'organes différents.
Voici maintenant les principaux verbes simples de la pa-
role indo-européenne. La forme sous laquelle je vais les
présenter est la forme aryaque, c'est-à-dire la forme orga-
nique primitive, telle que la fournissent l'analyse et la com-
paraison du sanskrit et du zend, du grec et du latin, du
gaélique et du kymrique, du gothique etdutudesque (ancien-
haut-allemand), du slave et du lithuanien, toutes langues
qui, vous, le savez, mais on ne saurait trop le répéter ici,-
ne constituent au fond qu'une seule et même langue, n'ayant
qu'un seul vocabulaire et une seule grammaire.
A tout instant, dans nos mots père pour patrem latiii,
paterne et paternel avec paternité, patrie et patriote,
pâtre ei pasteur, paître, appas, et re2)as, pain pour lat.
vanem, panade, ei compagnon, etc., etc., nous répétons
quelque produit du verbe simple PA, skr. pâ : 1" fléchir,
courber ; 2" garder, conserver, nourrir (p. 152). Eh bien!
ce verbe simple PA, auquel nctre race a dû le nom du ehef
— 441 —
de la famille, à la fois protecteur et nourricier, ce PA n'existe
pas dans le vocabulaire sémitique ; mais, ce qui est infiniment
plus grave, il ne saurait y exister, car, constitué qu'il est
physiquement par une syllabe ouverte, il échappe aux lois
morphologiques du verbe syro-arabe.
A côté de PA, garder, conserver, nourrir, j'aime à placer
MA, skr, m«, étendre, propager, d'où le skr. mâtar, celui
ou celle qui procrée, qui étend la race, lat. mater, d'où,
par tnatrem, notre mère avec maternel et maternité;
d'où materia ou ma^<?n>5, le produit de l'acte de l'énergie
procréatrice, la matièy^e, un beau mot qu'on ne comprend
plus aujourd'hui, et qui, par parenthèse, amène une foule
de malentendus. Si le temps me le permettait, je placerais ici
une centaine de formes lexiques, dérivées de ce MA, étendre,
avec la signification individualisée de mesurer, comme dans
skr. mâ-tra-tn, mesure, lat. metrum, le mètre, et surtout
avec la belle image de mesurer des idées, penser (p. 268
et 269) MAn, i)ar le participe passif MAna, M7Vi)Ii-=MA+
DHA, etc. Or, MA non-seulement ne se trouve point dans le sé-
mitisme, mais, de par la loi qui y préside à la formation des
verbes simples, il y est tout simplement impossible.
Après avoir cité les verbes simples aryaques qui ont donné
le nom du père, PAtar, et celui- de la mère, MAtar, je
tiens à vous présenter les deux grands verbes qui dans l'Inde
et dans l'Europe peignent la foncticm des parents : SU, skr.
su. su, arroser, féconder, procréer et GA, skr. gà, étendre,
l)ropager, engendrer, d'où, par le particii^e passif GAna.
produit, le radical GAn, skr. jan, des grammairiens. Ni SU.
ni GA, ni GHU, qui a toutes les significations de SU (p. 274
etc.), ne sont possibles dans le système verbal du sémitisme.
Impossible encore non-seulement de ti'ouver, mais même
de supposer un moment comme pouvant se trouver dans
l'organisme syllabique de la pensée syro-arabe nos verbes
29
- 442 —
aryaques représentatifs par excellence de la tendance vers
un but, de Vallée, de la venue : j'ai nommé I ou AI ou YA,
sk. i, î, ê, yâ; GU, skr. ^m (p. 258), P, skr. r, ar, ir.
Si des verbes qui, chez nous, peignent le mouvement, nous
passons à ceux qui rappellent la fixité, la fondation, l'éta-
blissement, la constitution, nous trouvons encore pour ex-
pressions principales des racines premières que repoussent
au premier aspect les lois de la morphologie verbale sémi-
tique. Ce sont : DHA, skr. dhâ, poser, établir, faire, le to
do des Anglais et le thu-n des Allemands; BHU, skr. bhû,
établir, constituer, exister, être, le to he des Anglais et le
ich ^2-ndes Allemands; STA, sk. sthà, les/a-redes Latins,
le stand des Anglais, et le stehen des Allemands.
Et les verbes de la lumière comme BHA, skr. bhâ; DI,
luire, briller, d'où skr. didî, dîdi, dîp et div (p. 278); I],
briller, brûler? Et nos onomatopées comme GU et MU, mu-
gir ; AW ou WA, souffler ; PU, frapper, etc., etc.? Mais je
m'arrête, car j'en ai dit assez pour démontrer que les pre-
miers gestes oraux représentatifs des actions perçues ont été
coulés ici et là dans des moules profondément divers. Un
physiologiste dirait : S'il est vrai que les langues ne se font
pas toutes seules et qu'elles sont tout d'abord un ensemble
d'actes de la vie de relatioij ; s'il est nécessaire, pour conce-
voir la naissance d'une langue, de supposer un groupe d'in-
dividus reproduisant le même type de l'organisation humaine
et possédant la même manière de sentir et les mêmes allures
spontanées d'expression, les deux groupes que nous nom-
mons aryaque et sémitique , pour produire chacun de son
côté des gestes verbaux profondément divers, ont dû présen-
ter chacun un mode spécial d'organisation nerveuse, différant
profondément d'avec le mode spécial de sentir et d'exprimer
propre au groupe opposé. Les causes déterminantes sont né-
cessairement entre elles comme les effets déterminés. Telle
— 443 —
tête, telle langue, et ici, par tête, j'entends l'ensemble des
formes et des forces cérébrales d'une race tout entière.
Après avoir ainsi comparé les verbes simples dans l'un et
l'autre système, rapprochons les pronoms simples du sémi-
tisme de ceux de l'aryanisme et cherchons de bonne foi si, à
une époque quelconque, il a pu exister l'ombre d'une com-
munauté entre les uns et les autres.
Quand les Français disent ynoi et toi, comme les Romains
disaient me et te, comme les Anglais disent me et tliee, les
Allemands mich et dich, les Hindous mâm, et tvâm, etc.,
tous, dans ce vaste cercle des langues indo-européennes,
répètent, avec des variations que la science explique, l'accu-
satif du pronom aryaque MA désignant la première personne,
et l'accusatif du pronom aryaque TU montrant la personne à
qui MA s'adresse, la seconde, comme on dit.
Au type indo-européen MA caractérisant la première per-
sonne, quel correspondant de signification trouvons -nous
dans le sémitisme? Le type I, moi : «, moi en hébreu et en
chaldéen, — i, moi en arabe, — i, moi en syriaque, — i,
moi en samaritain, etc. S'il est appuyé sur un substantif ou
sur une préposition qui le précède et dont il est le complé-
ment, ce pronom reste simple et ne prend point d'affixe ou de
support. Ainsi, en hébreu L, à, pour (signe du datif), uni à
I, moi, donne L-I, à moi; B, en, dans (locatif), joint à I,
donne B-I, en moi ; et de même le nom BeN (1), fils, suivi
de I, moi, forme le groupe de BeN-I, fils de moi, mon fils.
Manque-t-il d'un mot qui lui serve de support et se trouve-
t-il le sujet ou le nominatif de la phrase, I, moi, reçoit en
guise de préfixe un pronom déterminatif, soit simple, hébreu
( 1 ) Les points-voyelles ont une valeur trop importante pour que
nous négligions de les figurer, au moins en lettres minuscules,
dans nos transcriptions de l'hébreu et des autres langues sémi-
tiques.
— 444 —
AN-I, je ou moi, soit complexe, hébreu ANôK-I, je ou moi.
Notre indo-européen MA, moi, s'adjoignit, il est vrai, au
cas-sujet, un élément syllabique déterminatif; seulement,
au lieu de le préfixer k la tète, il le suffixa à la fin de sa
forme première et il devint MAgâ (plus tard : Agha, Aha,
Ego) par un procédé diamétralement contraire à celui qui,
dans les ressources de l'instinct artistique des Sémites, fit du
simple I, moi, le combiné anI, je ou moi. Des variantes de ce
dérivé, aNI, êNI, NI, moi, s'attachent au verbe pour re-
présenter l'accusatif de notre pronom. Tout le monde coimaît
cette parole de Jésus en croix : « èl-I, él-I, • Imrwia s'a-
baqta-NH (Dieu de moi, Dieu de moi, pourquoi abandon-
nas-tu moi), mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu aban-
donné? « Et maintenant, quant à la diversité radicale du
sémitique I, moi, et de l'aryen MA, moi, je croirais faire
injure k mes auditeurs en essayant de le mettre davantage en
relief : l'un n'a jamais pu être l'autre, et tous deux, dans des
races différentes, sentant et exprimant chacune k leur ma-
nière, ont été nécessairement contemporains des premières
manifestations de la pensée.
Cette différence originelle n'est pas moins frappante quand
on compare entre eux les pronoms de la seconde personne
propres k chacune de ces deux races.
TU ou TWA, tu, toi, est, nous l'avons vu, le pronom
aryaque de la deuxième personne.
A ce TU du parler indo-européen, le langage sémitique ou
syro-arabe oppose KA ou K : liébr. Kà, arab. Ka, éthiop.
Ka, chald., samar. et syr. K final précédé d'une voyelle.
Qu'on nous permette encore ici quelques exemples empruntés
k l'hébreu, ce sanskrit des langues sémitiques. Appuyé sur
des préfixes, le pronom Kà, tu ou toi, donne les groupes
L-Kà, ktoi, contre toi (la préposition L, nous l'avons vu,
sert k former le datif) ; B-Kâ, en toi (cfr. D-I, en moi), etc.
— 445 —
Suffixe à un nom, ce même Kà équivaut à un génitif, comme
dans les groupes ZaRA"-Ka, la race de toi, ta race ; AH'I-KA,
le frère de toi, ton frère, etc. Mais lorsqu'au Heu de suivre
un nom, il vient immédiatementaprèsun verbe, ce pronom Kâ
(toujours Kà!) équivaut à un accusatif: leLiDTI-Kà, j'ai
engendré toi, je t'ai engendré.
Un trait singulier du génie sémitique, c'est de distinguer
dans le jjronom de la deuxième personne le genre masculin
du genre féminin. Le TU indo-européen ne change jamais :
qu'on s'adresse à un homme ou à une femme, c'est toujours
tu^ toujours foi. Le sémite, au contraire, accompagne le K
caractéristique de la deuxième personne d'un à, si le sexe de
la personne à laquelle il s'adresse il masculin, d'un i si le
sexe de son interlocuteur est féminin. Ainsi, pour toi adressé
à une femme, l'hébreu dit Kl ; l'arabe et l'éthiopien, Kl ; le
syriaque, tout en écrivant Kl, ne prononce plus la voyelle,
et l'hébreu, la plupart du temps, transporte avant la con-
somme (K) cet i changé en e son substitut habituel ; de là,
son éK, toi femme, comme complément annexé au mot qui
le régit. Un M terminal pour le masculin, un N terminal
pour le féminin indiquent le pluriel du pronom Kâ, toi; c'est
ainsi que l'hébreu dit KeM, vous, en parlant à des hommes,
et KeN, vous, en pai'lant à des femmes.
Telle est la forme du pronom sémitique de la seconde per-
sonne, lorsque ce pronom est appuyé sur un mot ou sur une
particule, et c'est là le cas le plus ordinaire. Mais de même
que le pronom de la première ^jcrsonne I, moi, quand il n'est
point complément d'un préfixe ou d'un nom sur lequel il re-
pose, prend l'appui du préfixe AN ou ANôK, le pronom de
la deuxième personne Kà, toi, s'appuyant dans les mêmes
circonstances syntaxiques sur un préfixe semblable, donna
d'abord au sémitisme la forme complexe ANTa-K ou
ANTo-K que vous retrouverez telle quelle dans les dialectes
— 446 —
de Thèbes et de Memphis. Un substitut habituel du K, le H,
remplaça le R organique primitif et dans le chaldaïque
ANTà-H et dans l'hébraïque ATTâ-H. Ce n'est point là du
reste un fait isolé : ANoK ou ANaK pour ANoK-I, je ou
moi, subit cette même altération du K en H, et de là ANoH
ou ANaH, je ou moi, devenu dans certains dialectes ANO',
AN A', avec aleph pour hé.
En dehors de moi et de toi, représentant à tous les cas, à
tous les genres et à tous les nombres, les deux seuls vrais
rôles de la conversation humaine, il n'y a plus de pronoms
personnels proprement dits, et c'est uniquement pour nous
conformer à un langage traditionnel, déjà fort ancien, que
nous appellerons pronoms de la troisième personne les pro-
noms suivants.
Plaçons d'abord ici le pronom aryaque SWA, même, em-
ployé ie plus souvent comme pronom réfléchi, mais souvent
aussi comme simple déterminatif, confirmant en quelque
sorte l'identité de la personne indiquée. C'est de ce SWA que
le sanskrit fait son svayam; le latin, son se pour sve (cfr.
somnus pour svopnus), comme il a te pour tve. Et nous,
que deviendrions-nous si de nos langues nous devions retran-
cher notre soi et notre se? Or, ce swa n'a rien, absolument
rien qui lui ressemble dans tout le système sémitique.
Passons.
Souvenez- vous maintenant des six ou sept fonctions gram-
maticales du pronom démonstratif indo-européen TA, de ce
pronom TA qui se dédouble pour devenir article; de ce
pronom TA qui, dans la dérivation et dans la conjugaison,
— cette forme particulière de dérivation, — constitue la base
de tant de terminaisons significatives ; de ce pronom TA d'où
sont sortis tant d'adverbes et de conjonctions (lat. tôt, tant,
tum, tune, etc.) Eh bien! ce monosyllabe primitif auquel
nos langues doivent tant de formes essentielles, vous ne le
— 447 —
rencontrerez nulle part dans le sémitisme. Vous n'y trouve-
rez pas davantage nos pronoms déterminatifs I et A. En re-
vanche, vous y entendrez à chaque phrase, vous y lirez à
chaque ligne un pronom de troisième personne dont il n'existe
pas la moindre trace dans l'organisme du parler indo-euro-
péen : ce pronom, reproduit avec de légères variations par
toutes les langues sœurs, est, en hébreu, HU' (prononcez
hou) quand il est seul, HU, U, 0 (avec chute de H) et même
W, soit U s'articulant en consonne liquide des lèvres, toutes
les fois que ce pronom est appuyé sur un mot qui le précède
et dont il est le complément : L-0, à lui, PI-HU et PI-W,
la bouche de lui, sa bouche, comme on dirait PI-Kâ, la bou-
che de toi, ta bouche. A côté de cette forme HU', qui est ex-
clusivement masculine, vient se placer la forme féminine
HF, elle. C'est le pluriel organique de HU', HU'M ou HUM
(et dans certains dialectes HUN) qui , s'unissant au radical du
prétérit syro-arabe, constitua la terminaison caractéristique
de la troisième personne du pluriel. Le M tombe en hébreu
et il ne reste que U : KâTaB, il écrivit; KàTB-U, ils écri-
virent. Il n'y a pas de temps présent dans la conjugaison sé-
métique.
* Non moins que les démonstratifs, les pronoms relatifs sont
radicalement divers dans l'un et dans l'autre langage. Là où
la parole aryaque dit YA, skr. yas, yà, yad, le sémitisme
dit S'a, S'é, De, AS'eR, qui, que, lequel, laquelle, lesquels,
lesquelles. Comparez et assimilez si vous pouvez.
Mais le fait le plus accablant contre toute tentative d'iden-
tification des deux parlers à une époque quelconque, c'est la
diversité si profonde de leurs pronoms interrogatifs.
Partout l'interrogatif indo-européen est KA? ou KWA?
Kl?, qui?, quoi?
Partout l'interrogatif sémitique ou syro-arabe est MI?,
MA?
— 448 —
Ainsi l'hébreu dit MI? qui? MàH? quoi? d'où MàTal?
quand? Puis il décline L-MI? à qui? à cause de qui? éT-MI?
qui (quem?) I5-MI? par qui? Tout le monde connaît le no-
minatif jNII dans Ml-ka-el, Qui est semblable à Dieu ? devenu
notre Michel, synonyme de Ml-ka-ja, Qui est semblable à
Jéhm-ah? devenu noire MIchée. La langue assyrienne, dont
M. Jules Oppert démontrait naguère l'essence sémitique, dit,
elle aussi, MaN? qui? et Ma? quoi? d'où son MiMMà', qui
que ce soit, quelconque.
Vous le voyez, Messieurs, il n'y a rien de commun entre
le système pronominal des Sémites et celui des Indo-Euro-
péens. Et comme les pronoms, de par leur nature et leurs
fonctions de tous les instants, sont incommutables et ne pour-
raient s'emprunter, on peut, on doit le considérer comme le
fond distinctif par excellence de chaque système de langage.
Je me hâte de jeter avec vous un coup d'œil rapide sur les
premières combinaisons des verbes simples et des pronoms •
simples dans la dérivation et la composition, afin que vous
puissiez voir mieux encore, s'il est possible, la différence
profonde qui sépare les deux génies linguistiques que nous
comparons ici.
Nous savons de science certaine que dans les langues indo-
européennes tout se réduit, en dernière analyse, à une dou-
zaine de pronoms simples, et à moins de trois cents verbes
premiers monosyllabiques. Combien de temps le monosyllabe
verbal peignant une action fut-il affirmé de tel sujet ou de tel
objet représenté par un monosyllabe pronominal sans que
les deux éléments contrastés (action -f- être individuel) fussent
réunis dans l'unité d'un seul vocable appelé plus tard notn,
participe, etc., c'est là une question pour la solution de
laquelle nous manquons d'éléments positifs. Ce que nous
savons bien, c'est que le inot de l'action, le verbe, sup})osant
toujours quelqu'un ou quelque chose comme auteur de cette
— 449 —
action, servit parfois chez nos pères, comme toujours chez
les Chinois, à rappeler cette personne ou cette chose. Et
tenez, le verbe PA, garder, skr. pâ, que nous avons vu tout
à l'heure, se retrouve encore tel quel dans la langue des Hin-
dous avec le sens àe gardien. GU ou GAU, mugir, beugler,
signifie aussi la vache, skr.^o, eigopâ, le pasteur, qui réunit
les deux, monosyllabes verbes-noms, est l'un des substantifs
favoris du Rig-Véda. Mais ces noms à la chinoise sont rela-
tivement fort rares dans les langues indoeuropéennes. Le
vrai nom, le nom complet, dans la parole aryaque, est la
combinaison dans l'unité d'ime forme supérieure de trois élé-
ments lexiques : 1° un verbe, 2" un pronom, 3" un signe du
rapport que le pronom soutient avec le verbe. Ce rapport
est-il un rapport d'objectivité? en d'autres termes, l'individu
représenté par le pronom subit-il l'action peinte par le verbe?
Voici comment, d'ordinaire, l'Arya reproduisit cette prédomi-
nance de l'idée d'état : il fit suivre le verbe, soit du démons-
tratif des objets rapprochés TA ou SA, soit du démonstratif
des objets éloignés NA, soit du pronom indéfini KA (quel-
qu'un), né de l'interrogatif KA? qui?; mais il eut bien soin
d'appuyer sur ces pronoms, et par cela même de les conserver
dans leur forme intégrale. Ainsi, dans PRAta, rempli, de
PRA, remplir, skr. prâ, que vous connaissez tous par son
représentant latin PLEtu-s, d'où notre replet, complet,
a)mme dans PRAna, rempli, le même que le latin PLEnu-s,
notre plein, les pronoms ta et na restèrent tels quels", et
c'est sur eux que la voix appuyait autrefois, ainsi que nous
le montre l'étude comparative de l'accentuation. Au con-
traire, ce ne fut plus l'idée d'être et d'état qui domina dans
PRAt, et par allongement PRAnt, emplissant, issu du
même PRA, emplir, remplir, mais l'idée d'action, l'idée ex-
primée par le verbe : aussi bien le verbe était-il acicentué et
le pronom perdait-il la moitié de sa substance, sa voyelle ter-
— 450 —
minale. De là ce perpétuel contraste entre le participe passif
(DAta, lat. datus) et le participe actif (DAt, d'où DAnt,
lat. dant), ces deux formes par excellence de la dérivation
nominale indo-européenne,
A ce procédé si simple de dérivation, à cette première
source des noms organiques (participes, substantifs, adjectifs)
qu'oppose le sémitisme? Un procédé de dérivation tout diffé-
rent. C'est par le changement des voyelles de la racine (verbe
simple ou dérivé) que les Sémites indiquent les principaux
degrés de leur dérivation nominale. Voici, par exemple,
KâTaB, écrire (il écrivit) : ils en feront KoTêB, écrivant,
opposé à KàTUB, écrit, et, vous le voyez, rien, absolument
rien de changé à l'une ou à l'autre des trois consonnes. Sou-
vent ils changent les deux a de la racine verbale en deux ê
pour en faire un nom. C'est ainsi qu'ils font DéRéK, la voie,
de DâRaK, aller, marcher (il alla, il marcha). Mais quoi !
n'y a-t-il pas de dérivés sémitiques où l'on ajoute à la racine
verbale un pronom ou une forme issue d'un pronom? Oui,
pour indiquer le genre, le nombre ou cette sorte de substitut
de notre génitif qu'ils appellent l'état construit ; jamais pour
la formation d'un seul thème nominal à notre manière. Il y
a là l'œuvre de deux génies profondément séparés. Cette sé-
paration est si profonde qu'elle va jusqu'à nous offrir une
série de dérivés que nous pourrions appeler des dérivés à
l'envers, des dérivés où l'élément dérivatif (M) se place à la
tête au lieu de se placer, comme chez les Aryas, à la fin de
la racine verbale. Le nom arabe machazen, que vous répé-
tez tous les jours dans le français tnagasin, n'a pas d'autre
origine. Devant la racine verbale chazanay'û garda, il con-
serva, il place la syllabe 7na qui sert à former des noms de
lieu, d'instrument, d'action, et, soumettant la racine verbale
à certaines variations dans son vocalisme, il dit machazen,
je lieu oi!i l'on garde, où l'on œnserve. Quand de ses verbes
— 451 —
QUM, il se tint debout, SàBaB, il se tourna, QâNàH, il pos-
séda, etc., l'hébreu forma son MàQOM, lieu, place, site,
son MêSaB, détour, circuit, son MiQeNéH, possession, etc.
il procéda absolument de la même façon. Si les limites de
cette conférence le permettaient, je me ferais un plaisir de
refaire avec vous tous ces dérivés arabes, construits au re-
bours des nôtres, et que nous leur avons empruntés, soit di-
rectement, soit par l'intermédiaire de l'espagnol, tels que
mosquée, minaret, Mohammed, etc.
Je pourrais pousser jilus loin mon parallèle à l'endroit de
la dérivation et demander au sémitisme ce qu'il pourrait
mettre à côté du procédé dérivatif a r jaque qui, pour indi-
quer que ses pronoms-suffixes cessent d'être passifs devant le
verbe, ne se contente pas toujours de les couper en deux
comme nous l'avons vu pour les pronoms participes actifs
(particijies présents), mais, changeant parfois leur voyelle
moyenne (a) en voyelle extrême (i ou u), fait des terminai-
sons subjectives ou actives de ta, sa, na en les convertis-
sant en Ti, SI, NI, TU, su, nu, si bien que DAti de dâ, don-
ner, signifie aussi bien il donne (lui est donnant) que le
donner, la donation (cfr. gr. ows: — ç) et que DAnu, op-
posé à DAna, la chose donnée, le don, comme DAti, l'est à
DAta, signifie le donnant, le donneur. Encore un coup, le
sémitisme n'a rien entrevu de ces moyens à la fois si simples
et si caractéristiques : il a trouvé autre chose et c'est là tout
ce que je voulais constater.
Comme le parler indo-européen, le parler syro-arabe a,
lui aussi, des noms composés; mais, ici encore, le plan de
composition diffère du tout au tout. Je l'ai déjà dit, c'est une
loi du génie aryen d'énoncer toujours le déterminant avant
le déterminé : il trace d'abord les limites dans lesquelles l'es-
prit devra entendre l'expression vague ou banale qui va
suivre.
— 452 —
J)Rns amb-ire, tt'ans-ire, prœ-ire, etc., les détermi-
natifs ainb-, autour, trans-, à travers, prœ-, en tête de, en
avant, précèdent Ire, aller, et s'opposent fort heureusement
à toute incertitude, à toute hésitation, même très courte, dans
l'esprit de l'auditeur placé devant un mot d'une signification
aussi large : I, aller. De même dans auceps {avi-ceps), oi-
seleur, et dans auspex (ayz-sjoecs), augure, l'idée d'oiseau
représentée par au- contracté de avi-, détermine ou limite les
idées de cap, prendre, et de spec, regarder, contempler,
inSPECter ; comme celle de sacri- (sacrmn), chose sainte
ou consacrée aux dieux, limite dans sacrificium [sacri-fic-
ium), sacrifice, et dans sacrilegium, sacrilège, vol commis
dans un temple, les idées de fac (en composition fie), faire,
et de leg, prendre (d'où cueillir, et enfin lire), enlever,
voler.
Les composés si connus luci-fer, porte-lumière, — signi-
fer, porte-enseigne, — lani-ger, porte-laine, — causi-
dicus, avocat, — pedis-sequus , serviteur, — vin-demia
(detnere), vendange, — carni-fea-, bourreau, etc., etc.,
jnous montrent toujours rai)plication de cette même loi : Le
déterininant s'énonce avant le déterminé.
On sait que le mot limite (l'antécédent) peut être ou un
nom adjectif, comme dans longimanus, celui qui a de lon-
gues mains, — ou un nom de nombre, comme dans trian-
gulus, triangle, qui a trois angles, —ou un adverbe, comme
dans maie ficus, benevolus, etc., — ou une préposition,
comme daini=, prœsidiwn, garde, — convivimn, festin, —
proportio, proportion.
Or, ce qu'on trouve en latin sous le rapport de la composi-
tion, on le retrouve en sanskrit, en zend, en grec (1), en go-
• (i) A une époque relativement moderne, on trouve chez les
Grecs quelques composés mal faits, j'allais dire à l'envers. Si Stra-
— 453 —
thique, en lithuanien, en esclavon et dans les dialectes cel-
tiques.
Eh bien! cette loi indo-européenne de la composition, ce
procédé d'individualisation si simple, si facile, si fécond dans
ses r.'sultats, vous n'en trouverez nulle part la moindre trace
dans les langues syro-arabes. Le sémitisme a pourtant des
noms composés, mais presque tous sont des noms propres, et
tous, au rebours de nos langues, placent le déterminant (la
limite) après le déterminé. Qui ne connaît les composés hé-
braïques GaBRI-E'L, Gabriel, ou la force de Dieu (E'L) ; —
Bin-IàMIN, Benjamin, ou le fils de la droite (du bonheur),
appelé d'abord pai* sa mère mourante BéN-'ONI, Benoni, ou
le fils de ma douleur ; — AB-S'âLOM, Absalon, ou le père
de la paix ; — AH'-AB, Achab, ou le frère du père, etc.?
Cette séparation absolue, cette contradiction même du gé-
nie aryen et du génie sémitique nous frappe bien plus
fortement encore, lorsque, laissant les noms composés, nous
cherchons en vain dans tout le sémitisme un seul verbe
MODIFIÉ par UNE TRÉPOSrriON.
A l'aide de préfixes verbaux, le génie indo-européen des-
sine aux yeux de l'esprit toutes les variétés d'une action,
toutes les directions du mouvement représenté par le mot
simple. Ces individualisations, ces variations de sens au
moyen de préfixes, sont d'autant plus nombreuses que l'idée
première du verbe isolé est plus vague, plus générale, moins
déterminée enfin. Ainsi, les verbes I, aller, — STA, fixer, se
tenir, être, — DHA, poser, constituer, faire, sont de ceux
qui offrent le plus d'individualisations de sens à l'aide de
prépositions. Et, poui' ne citer ces composés que sous leur
bon, par exemple, écrit îi tort (■juTCOTCétajJ.o;, en mettant le déter-
minant 7:o-a[JLOç après le déterminé (titoç, Aristote écrivait correc-
tement iTCTCOç 6 ■::oTâ[X'.oç.
— 454 —
forme latine, nous rappelons ici inire, coire, ohire, 'prœ-
Ire, àbire, adiré, redire, subire, transire, etc., de Ire,
aller ; inSTAre, conSTAre, obSTAre, prœSTAre, pro-
STAre,reSTAre, etc., de STAre, se tenir, être ferme,
être debout. Souvenez-vous encore de ces vieux verbes à
préfixes, tels que posSIdere, de pos pour apos (Apas),
après, auprès, et de sedere, être assis, être assis sur, de-
meurer sur, occuper, posséder, en allemand besitzen, de
be ou bei, auprès, sur (bhi, Abhi), et de sitzen , SItz, être
assis, le même que le SEd des Latins, le 'EA des Grecs, le
SAd des Hindous, etc. Plus effacé encore quepos dans^o^-
sidere, nous apparaît le préfixe po pour apo (Apa) dans
'QoSlnere devenu successivement posNere et pone^^e,
comme le prouvent poSui et poSItum, jeter en bas, dé-
poser. Dans ces faits lexiques, comme dans vingt autres que
nous pourrions citer, le préfixe est tellement mêlé à la sub-
stance verbale elle-même, que les anciens Romains, durant
leur passage sur la terre, ne soupçonnèrent peut-être pas
l'existence de ces combinaisons.
Un mot encore. L'examen comparatif de ces témoins im-
partiaux qu'on nomme Dictionnaires, vous prouvera ,
quand vous le voudrez, que les neuf dixièmes du vocabu-
laire indo-européen, aux temps les plus reculés, sont con-
stitués par des verbes composés à l'aide de préfixes et par les
dérivés issus de ces compositions verbales. Vous n'aurez plus
alors qu'à vérifier la vérité de ce fait, aujourd'hui reconnu
par tous les orientalistes : Il n'y a pas un seul verbe com-
posé DANS TOUT LE SÉMITISME.
Ici finit notre parallèle. La comparaison des flexions et des
formes syntaxiques, tout en nous faisant voir de plus en plus
clairement la différence profonde des deux constitutions in-
tellectuelles mise en présence, ne saurait rien ajouter à la
démonstration de notre thèse de linguistique appliquée à
— 455 —
l'ethnographie. En montrant comment le génie aryaque et le
génie sémitique ont, chacun de leur côté, spontanément créé
des étoffes lexiques diverses ; en prouvant que chacune des
deux races créatrices a opéré les combinaisons premières et
les plus indispensables de ces étoffes d'après des procédés
propres et parfois diamétralement opposés à ceux de l'autre
race, j'ai démontré scientifiquement, par des faits sans cesse
vérifiables d'histoire naturelle du langage, la diversité origi-
nelle de la constitution mentale, et, par conséquent, de l'or-
ganisation cérébrale dans l'une et dans l'autre race; j'ai
prouvé que les Aryens et les Sémites sont deux variétés pri-
mitives de notre espèce, j'ai prouvé la pluralité originelle des
races humaines.
H. Chavée.
PROJET DENQUETE
SUR LES
PATOIS FRANÇAIS
« Au treizième siècle, dit Burgny, il n'y avait en France
que des dialectes ; plus tard il y a une langue française et des
patois.» [Grammaire de la langue d'oïl, tome i, p. 14.)
Si donc l'usage de ce que nous appelons aujourd'hui le fran-
çais n'a jamais été répandu d'une façon uniforme sur la sur-
face de ce pays, si le dialecte de l'Ile-de-France l'a emporté,
grâce à des causes sociologiques telles que l'avènement à la
couronne des Capétiens, rois de Paris, sur les autres dialectes
des langues d'oc et d'oïl; si, à la chute de l'époque féodale, la
monarchie parisienne a fait prévaloir la littérature et le lan-
gage des bords de la Seine sur les littératures étouffées dans
leur renouveau, ainsi que sur les langages énormément res-
treints dans leur développement par la ruine des grands cen-
tres féodaux; si depuis, par les travaux de la renaissance,
par les chefs-d'œuvre des Corneille, des Molière, des Racine,
des Voltaire, la langue française en est arrivée à cet admi-
rable état où elle est, ce n'est pas une raison pour oubliei' les
— 457 —
vieux dialectes délaissés des beaux parleurs, et conservés
encore par la province plus fidèle à ses vieux us, à ses cou-
tumes vénérables qui sont autant d'honneurs rendus et de
souvenirs payés à un passé auquel nous devons d'être ce que
nous sommes.
Certes, il est loin de ma pensée de vouloir revenir sur les
faits accomplis, de m'insurger contre les décrets de l'histoire
et de rêver une restauration chimérique, impossible et par-
tant insensée de littératures et de dialectes dont la vitalité est
éteinte. La langue française est à cette heure composée, con-
stituée, consacrée par la voix et la plume d'hommes qui
seront la gloire de l'humanité. La France, la Belgique, une
partie de la Suisse s'enorgueillissent d'écrivains et de pen-
seurs qui ont pris pour instrument le français moderne, et ce
serait une dérision que de tenter de leur faire renier des
gloires récentes pour des souvenirs charmants, grandioses
même, auxquels le temps et le progrès ont imprimé leur
sceau indélébile.
Pourquoi tomber dans l'erreur de l'école félibrenque de
Provence, ou plutôt de Mistral, son chef? Pourquoi ces vains
espoirs de restauration d'une langue et par conséquent d'une
société qui n'existent plus depuis le treizième siècle, hormis
dans quelques chansons et dans quelques noëls populaires ?
Où sont les historiens, où sont les philosophes, où sont les
savants qui ont écrit en langue d'oc (1)? Cette sœur jumelle
de la langue d'oïl n'a pas eu plus de bonne fortune que les
enfants de celle-ci, pas plus que le normand, que le bour-
guignon, que le picard, que le wallon. Tous ont été absorbés
dans la grande unité française, quand la féodalité croula sur
(i) Voir, sur cette école nouvelle et sur ses prétentions, les
Français du Nord et du Midi, par E. Garcin. — Didier, édit. —
L'auteur, malgré ses bizarres idées sur le celtisme, y défend très
bien l'unité française.
3o
— 458 —
le sol des Gaules. Et ce n'est pas dans ces derniers siècles que
les grands écrivains adoptèrent le dialecte de la cour de Pa-
ris : c'est à la fin du moyen âge que le wallon Froissard,
par exemple, écrivit sa chronique, que le bourguignon Com-
mines rédigea ses mémoires, et tout cela en langue qui devint
la langue française. L'étude des patois, au point de vue lit-
téraire, n'est possible aujourd'hui que dans la poésie, la poé-
sie populaire surtout, ainsi que l'a bien compris la Société
liégeoise de littérature wallonne entre autres.
Mais ce qui nous intéresse encore davantage, c'est l'étude
des patois au point de vue philolologique et au point de vue
historique. Telle est la cause de ce projet d'enquête. Bien que
la langue d'oïl ait dépassé la langue d'oc, bien que le dia-
lecte de l'Ile-de-France ait eu la prépondérance définitive
sur les autres dialectes, le français moderne a fait de nom-
breux emprunts à ses voisins, et cela à toutes les époques.
Ainsi Bèze nous rapporte qu'au seizième siècle les Parisiens
changeaient, à l'instar des habitants du centre de la France,
des Berrichons, I'r en s, et disaient pèse pour père, mèse
pour 'mère\ encore à présent disons-nous cAfa'sé? pour c/i<2^ré?,
qui n'est plus employé que pour désigner le siège du prédi-
cateur ou du professeur. D'autre part, le français a pris aux
dialectes normand et picard leur attaquer, plus semblable
au bas-latin attacare que notre attacher, qui est le même
mot avec une signification différente. On le voit, l'étude des
dialectes n'est pas sans importance grande pour la connais-
sance approfondie de la langue française. Certains mots du
langage actuel seraient même inexplicables. sans l'étude des
patois. J'en veux pour exemple le mot tante. En voyant le
wallon réunir le pronom possessif à certains noms sans tenir
compte de ce pronom dans le sens, comme monfrê pour
frère, monpé pour père, mononk pour oncle, on découvrit
que le même procédé était employé dans le mot tante, cette
— 459 —
fois avec le pronom possessif de la 2^ personne appliqué au
mot ante en bas-latin amita, selon la règle ancienne qui
élidait la voyelle du pronom devant la voyelle initiale du
substantif, comme m'espée, m' amie, que nous écrivons
étourdiment ma mie. Le français ne s'en est pas tenu là,
il a fourragé dans le domaine de la langue d'oc ; il lui doit
tocsin, apprendre, et bien d'autres. Qu'on me permette
donc de citer le docte Henri Estienne ; sur cette matière il
avait déjà senti, dans son Traité de la précellence de la
langue française, l'intérêt qui gît dans l'étude des patois :
« Ainsi qu'un homme fort riche n'iia pas seulement
une maison bien meublée à la ville, mais en ha aussi es
champs en divers endroits, pour aller s'esbattre quand il lui
convient de changer d'air ; ainsi notre langue ha son princi-
pal siège au lieu principal de son pays, mais en quelques
endroits d'iceluy en ha d'autres qu'on peut appeler ses dia-
lectes. Et comme ceci lui est commun avec la langue grèque,
aussi en reçoit-il une mesme commodité. Car, ainsi que les
poètes grecs s'aidoyent au besoin de mots péculiers à certains
pays de la Grèce, ainsi nos poètes françois peuvent faire leur
proufit de plusieurs vocables qui toutes fois ne sont en usage
qu'en certains endroits de la France. Et ceux mesmement
qui écrivent en prose peuvent quelques fois prendre ceste
liberté. Je sçay bien que les poètes grecs passoyent plus avant
en l'usage des dialectes, en ce que non-seulement ils pre-
noyent des mots qui estoyent péculiers à iceux, mais aussi à
quelques-uns des leurs donnoyent la terminaison qui estoit
péculière à ces dialectes ; mais nous havons voulu nous con-
tenter de ceste autre commodité que j 'liai dicte. »
Ceci est encore une excitation à l'étude des patois, non plus
seulement pour les érudits et les lettrés, mais bien pour les
écrivains. Que de ressources, en effet, dans ces gracieux dia-
lectes qui, s'ils n'ont jamais atteint l'exactitude scientifique
— 460 —
de notre langue littéraire, ont conservé un parfum de naïveté
que le temps n'a fait qu'accroître, une finesse dans les nuan-
ces, une rondeur joyeuse, parfois bien enviables. Ne pour-
rait-on pas retremper notre français de temps en temps
dans ces patois trop dédaignés, de même que l'homme riche
d'Henri Estienne quitte parfois la ville bruyante et tumul-
tueuse pour se délasser dans le calme de ses retraites des
champs, y puisant une nouvelle vigueur, un sang nouveau
qui lui permettront de continuer plus hardiment ses affaires,
de supporter plus gaiement les tracas et les sotlcis? Oui, il
serait bon que nos écrivains, initiés aux grâces champêtres
et naïves des patois, employassent avec prudence certaines
expressions, certaines tournures non-seulement plus piquan-
tes, mais souvent plus exactes.
Enfin, l'étude des patois n'est pas moins nécessaire à celui
qui veut savoir ce que sont devenus les termes latins en
France qu'à celui qui veut lire et comprendre le vieux fran-
çais. Le premier trouvera bien des lacunes comblées de la
sorte ; il verra, par exemple, que le patois d'Angoulême a
seul conservé le cremare latin dans son crémer, brûler, le
vimen latin dans son vîmes, osier, que le seul Morvandiau
dit encore moime pour minimus, et que ce n'est qu'au
Berry qnejiibilare est resté sous la forme de jeûler. Le
second, d'autre part, s'expliquera maint sens, mainte inter-
prétation difficile des vieux textes par la connaissance des
dialectes. Ue quelle utilité a été cette comiaissance à M. Lit-
tré dans son admirable Histoire de la langue française,
à M. Scheler dans son Dictionnaire d'étymologie fran-
çaise, à bien d'autres savants!
Maintenant que l'étude des patois est démontrée aussi inté-
ressante, il me reste à indiquer la voie à suivre pour arriver
à des résultats utiles pour la science. La méthode est toute
dans de semblables recherches et double l'importance des
— 461 —
faits acquis. Bien d'excellents travaux ont été mis au jour.
M, Chavée, pour le dialecte de Namur, dans son Fronçais
et Wallon; M. G. Grandgagnage, dans son Dictioyinaire
étymologique, et L. M., dans sa Grammaire liégeoise,
pour le wallon de Liège ; M. le comte Jaubert dans son Glos-
saire du centre de la France (1), et bien d'autres encore
que je pourrais citer, ont fait pour la science des œuvres d'une
grande valeur ; mais cela ne suffit pas : la France est grande,
les dialectes principaux se subdivisent en nombreuses varié-
tés ; tout cela est à étudier, et si le travail est commencé, il y
a encore bien des découvertes à faire. C'est pourquoi j'ouvre,
au nom de la rédaction de la Revue de linguistique, nos
fascicules à tous ceux qui nous apporteront des travaux
sérieux, consciencieux, sur les différentes formes dialectiques
de la langue française, depuis la Meuse et l'Escaut jusqu'à
la Méditerranée et les Pyrénées, depuis le lac Léman et les
Alpes jusqu'à l'océan Atlantique.
Un coup d'œil à présent sur l'ensemble des langues roma-
nes et sur l'histoire du français en particulier. La conquête
romaine imposa le latin aux Italiotes, aux Gaulois, aux
Espagnols et aux Lusitaniens. Mais la langue littéraire que
nous connaissons n'était point parlée par tout le monde, les
patriciens, les grands fonctionnaires ne s'en servaient que
dans les cérémonies officielles; un latin vulgaire, moins élé-
gant, rempli de tournures et de mots provinciaux, selon les
contrées, était le langage usuel ; c'est de ce latin, ou pour
mieux dire, de ces latins vulgaires que sont issues les lan-
gues romanes. L'hypothèse de Raynouard, qui croyait à un
(i) On vient dernièremeht de couronner, au congrès dc3
Sociétés savantes, un Mémoire de M. Bonnardot sur la langue
française à Met^, d'après des documents inédits du treizième
siècle^ et un travail de M. Boucherie sur le Dialecte poitevin au
treipème siècle.
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roman primitif, et qui le voyait dans k provençal, entraîné
qu'il était par ses études de prédilection, ne se vérifie pas ;
ce roman primitif ne se retrouve nulle part. De plus, s'il en
eût été ainsi, les diverses langues néo-latines se fussent for-
mées de la même façon et en même temps, tandis qu'au con-
traire le développement des langues d'oc et d'oïl ne fut ni
contemporain ni semblable à l'éclosion de l'italien et de l'es-
pagnol. C'est vraisemblablement à la dissolution de l'empire
qu'il faut placer les commencements des langues romanes ;
les écoles détruites ou amoindries considérablement, l'admi-
nistration romaine expulsée, le bas-latin, lingua vulgaris,
qui avait en germe les différences d'idiomes dans ses varie-
tés dialectiques, et qui n'était conservé dans la latinité que
par la langue littéraire qui lui servait de tr.tcur, le bas-latin
s'étendit librement sur la surface de l'Europe occidentale.
Ce sont donc les barbares qui sont les pères de nos langues
modernes ; encore ne le furent-ils qu'accidentellement. Ceci
ne veut pas dire que les langues romanes sont du latin parlé
par des Germains, comme le prétend M. Max Millier. Si
l'influence germanique est reconnaissable dans les langues
néo-latines, il est également visible qu'elle ne fut pas consi-
dérable. En premier lieu, la syntaxe n'a rien de germanique,
elle est toute latine, terre à terre, sans élégance, telle qu'est
la syntaxe d'une langue populaire; mais, je le répète, elle
est latine. C'est plutôt dans le vocabulaire que l'on retrouve
des traces de germanisme. M. Diez, le célèbre auteur de la
Grammaire des langues romanes (Grammatik der
romanischen sprachen), a compté en français environ sept
cents mots empruntés au tudesque; les autreslangues n'en ont
guère davantage ; les dialectes sont à peu près dans le même
cas, et ce serait un travail intéressant que celui qui consiste-
rait à relever les mots d'origine allemande qui se trouvent
dans les divers patois français. L'influence ultrarhénane se
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fait sentir aussi dans le choix des expressions ; des mots latins
prirent des acceptions germaniques, tel que costa, côté,
flanc, a le sens k présent de « rivage, » à cause de l'expres-
sion allemande : « die seite des meeres, la cote ou le côté
de la mer, » seite signifiant également « flanc » et « rivage. »
L'analogie de prononciation de certains mots allemands et de
certains mots latins, sortis du même l'adical aryaque, fit
mettre en usage ces derniers plutôt que des expressions plus
communes dans la véritable latinité. Voyez batuere, battre,
qui fut préféré kpugnare, à cause du sa?.on beado, frapper;
voyez encore taleare, tailler, qui l'emporta sur scinder e, à
cause du germanique tail, couper. Mais tout cela ne veut
pas dire que les langues romanes soient du latin germanisé,
et M. Max Millier n'a pas réussi à faire admettre son sys-
tème. Le latin vulgaire a conquis les vainqueurs barbares,
comme il avait conquis autrefois les Grecs de la Campanie,
les Etrusques de la Toscane, les Geltibères de l'Espagne, les
Gaulois de la Cisalpine et des Gaules.
M. Diez a aussi compté les mots d'origine celtique qui se
trouvent dans le français, et leur petit nombre est étonnant,
peut-être les patois en possèdent-ils un peu plus ; ce serait
l'objet de curieuses et intéressantes recherches, qui permet-
traient d'augmenter le trop restreint vocabulaire gaulois que
nous possédons.
« La langue, a dit M. Littré, est une sorte d'institution se
fixant par toutes les conditions qui fixent un état social. » Et
l'état social de l'Europe occidentale étant latin, la langue fut
latine ; les barbares ne causant qu'un trouble passager, et
bientôt convertis à la civilisation romaine et au christianisme,
la langue demeura latine ; puis l'Eglise, qui avait sauvé nos
contrées de la barbarie, l'Église, dépositaire de la latinité,
tant au point de vue social qu'au point de vue linguistique,
l'Eglise enfin, constituant un nouvel ordre de choses, une
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nouvelle société, la société féodale et chrétienne, fixa la lan-
gue dans ses moules variés, mais analogues. L'ordre social
en Italie, en Espagne, en Gaule surtout, défendu par l'Église,
fut plus fort que les races, plus fort que la conquête, elle
maintint la latinité et nous fit ce que nous sommes.
S'il est permis de chercher un argument à l'appui de cette
thèse, l'Angleterre nous le fournit. Dernière conquête de
Rome, la Grande-Bretagne connut à peine le christianisme
sous l'empire, et lorsque les légions romaines l'évacuèrent,
elles ne laissèrent ni institutions civiles, ni institution reli-
gieuse (le polythéisme à son déclin était désormais incapable
de rien constituer). Aussi les Celtes désorganisés furent la
proie facile des envahisseurs anglo-saxons qui les germani-
sèrent ; et ce ne fut plus à des Celtes que les missionnaires
chrétiens, qu'Augustin et ses compagnons s'adressèrent, mais
à des Saxons qui avaient organisé là une société particulière.
Au contraire, sur. le continent, les flots barbares de Gotlis,
de Vandales, de Lombards, de Burgondes, de Francs vin-
rent se briser contre la forte société romano-chrétienne : ils
purent la recouvrir parfois, mais, ainsi que sur les grèves de
la Hollande, les vagues énormes soulevées au pôle et empor-
tées sur toute la mer du Nord, s'élancent, mugissantes et
terribles contre les digues, les jonchent de débris et d'écume,
jettent même quelquefois leurs têtes au delà de ces formida-
bles remparts, qui disparaissent alors pour quelques instants,
ainsi les invasions germaniques battirent en brèche la civili-
sation romaine, la firent chanceler souvent sous leurs coups,
mais ne purent arriver à la détruire et furent elles-mêmes
détruites lentement par elle.
Autant que la société, la langue eut à subir de rudes
assauts, et ne sortit de cette ère difficile que grandement
modifiée, mais toujours latine. Lors de la réorganisation féo-
dale à la fin de la dynastie carlovingienne, à la faveur du
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nouvel ordre social, la langue vulgaire, qui avait subi des
transformations que nous constatons, mais dont nous ne pou-
vons suivre la marche, faute de documents écrits, le bas-latin
nous apparaît sous une forme nouvelle et double les langues
d'oc et d'oïl, ces sœurs jumelles, filles aînées du latin. Toutes
deux, inaugurant la série des langues analytiques, c'est-à-
dire des langues modernes, avaient conservé de l'antique
flexion deux cas, le cas sujet, le cas régime. Par exemple,
en langue d'oc on disait emperaire, quand c'était le sujet,
comme en langue d'oïl on disait emperere, et emperador,
ainsi que empereor quand un verbe régissait le mot.
Cette dernière trace de la flexion se retrouve encore au-
jourd'hui dans le berrichon. Plus tard, au quatorzième siècle,
cette particularité disparut, et les deux langues françaises
devinrent aussi analytiques que leurs sœurs cadettes, l'ita-
lien, l'espagnol et le portugais. Ce n'est point ici le lieu d'a})-
puyer sur la parenté étroite des deux premières langues
romanes. Elles apparaissent toutes deux en même temps, en
même temps elles ont une littérature ; elles sont toujours si
peu diff'érentes que, deux textes placés à côté l'un de l'autre,
qui lit et comprend l'un, lit et comprend aisément l'autre.
Elles ne s'excluaient pas alors ; Raymond Vidal, troubadour
et grammairien limousin, dit : « La langue française est
plus agréable pour faire romans et pastourelles, mais celle
du Limousin (langue d'oc) est préférable pour faire vers
(alors sorte de poésie,) chansons et sirventes. » Les grands
centres féodaux firent non pas naître, mais prospérer les
dialectes, et l'on vit la langue d'oc se subdiviser en dialectes
du Limousin, de la Provence, de l'Auvergne, du Quercy, de
l'Aquitaine et de la Catalogne, pendant que la langue d'oïl
donnait naissance au bourguignon, aux dialectes du centre,
au normand, au picard et au wallon, et même à un passa-
ger anglo-normand, qui n'a laissé que quelques traces fugi-
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tives qu'il serait bon de recueillir. C'est au douzième et au
treizième siècle que florissaient tous ces dialectes alors admis
à la cour des nombreux seigneurs féodaux dans la personne
des trouvères et des troubadours. Avec la dissolution de la
société féodale, la langue d'oc entière et les dialectes de la
langue d'oïl furent relégués aux champs, et aujourd'hui en-
core ne les ont pas quittés.
Qui a produit tous ces dialectes? Pourquoi le Normand ne
parlait-il pas comme le Bourguignon, et le Gascon comme
le Provençal? Nul ne le sait et nul ne peut le savoir. On, dit
bien : influence des milieux, et on a raison ; mais quel facteur
est le plus important? On ne sait. Est-ce la conformation
géographique ? Peut-être ; mais, en ce cas, comment se fait-il
que langue d'oïl et langue d'oc s'enchevêtrent comme elles
le font? Comment se fait-il que le bourguignon (langue d'oïl),
descendant jusqu'en Dauphiné, où il rencontre la langue
d'oc, soit dépassé à l'ouest par les dialectes d'Auvergne et
de Limousin, tandis qu'il est parlé dans la Marche et dans le
Bourbonnais? Comment se fait-il que la langue d'oc, qui
monte jusqu'à la Loire par les massifs montagneux du cen-
tre, soit arrêtée au bord de la Gironde par les dialectes de
langue d'oïl de l'Angoumois et de la Saintonge ?
Est-ce la composition ethnique des populations qui modifie
de si diverses manières le latin vulgaire des Gaules? Qui dira
alors pourquoi la Gaule cisalpine parle italien, malgré sa
population celtique, tandis que la grande Gaule parle fran-
çais ? Qui expliquera pourquoi Aquitains et Catalans, aussi
mêlés d'Ibères, de Celtes, de Latins et de Visigoths que les
Aragonais et les Castillans parlent, les premiers la langue
d'oc, et les seconds l'espagnol?
Cette recherche des causes a été, est, et sera toujours in-
fructueuse ou féconde seulement en déceptions. Contentons-
nous d'amasser des faits, d'en dégager les lois, et n'allons pas
— 467 —
plus loin. La vérité, qui se rit des ambitieux et des faiseurs
de systèmes, est douce et bonne pour les chercheurs prudents
et réfléchis. Impénétrable comme l'Isis antique pour les pre-
miers, elle soulève un peu son voile pour les seconds et leur
permet d'entrevoir quelqu'une de ces beautés ineffables.
Les patois ont besoin d'avoir leur histoire et leur géogra-
phie. Fallot a donné les grands traits de cette dernière (1) ;
mais les détails manquent. Aussi, que les savants de pro-
vince veuillent bien s'adonner à l'étude des patois, que, non
contents des résultats acquis, ils suivent pas à pas les trans-
formations du langage, qu'ils constatent les subdivisions des
grands dialectes, qu'ils précisent leurs limites géographiques,
qu'ils recherchent les variations advenues tant dans le do-
maine que dans la contexture de chaque patois, qu'ils fouil-
lent chartes, comptes, transactions, règlements, registres
locaux ; qu'ils recueillent les chansons, les proverbes, cette
littérature populaire ; qu'ils préparent la grammaire des
patois en étudiant leurs conjugaisons ; qu'ils fassent avec tout
cela des travaux sérieux, des monographies intéressantes, et
ils pourront compter sur l'accueil sympathique de notre Re-
vue. Certes, nous ne demandons pas des glossaires, que leur
étendue nous empêcherait d'insérer, mais nous désirons de
ces études qui sont autant de jalons pour l'histoire générale
des dialectes français, faites qu'elles seront, je n'en doute
pas, avec bonhomie et bonne foi, sans cet esprit de systéma-
tisation qui gâte les meilleures tentatives.
Girard de Rialle.
(i) Essai sur les /ormes grammaticales du français au trei-
zième siècle et de ses dialectes, par M. Fallot, publié par Acker-
man, Paris, i83r).
BIBLIOGRAPHIE
Grammaire comparer des langues classiques, contenant
la théorie élémentaire de la formation des mots en sanskrit,
en grec et en latin, avec références aux langues germani-
ques, par F. Baudry. — 1'"'' partie : Phonétique. Paris,
Hachette, 1868. Un vol. in-8° de 212 pages.
Vous avez raison, Monsieur Baudry, il y a désormais trois
langues classiques : le sanskrit, le grec et le latin. Il faut les
étudier simultanément, comparativement, en les complétant
l'une par l'autre, en les expliquant l'une par l'autre, sans
renoncer aux lumières que, dans certains cas difficiles sur-
tout, peut nous procurer le parallèle intégral de toutes les
langues sœurs.
Or, cette étude comparative exige avant tout la parfaite
coimaissance des lois qui régissent les permutations ou la
persistance des sons et des bruits de la parole aryaque dans
son devenir sanskrit, dans son devenir grec, dans son deve-
nir latin.
Voilà pourquoi la première partie de l'œuvre que nous
annonçons est une phonologie ou une « phonétique » aryo-
indo-gréco-latine, avec une foule de références aux langues
germaniques. Elle est divisée en cinq chapitres, dont voici
les titres :
I. — Vocalisme.
II. — Des consonnes en général.
III. — Consonnes explosives.
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IV. — Consonnes continues.
V. — Des lettres adventices.
Les cinquante-huit paragraphes sur le vocalisme se par-
tagent les soixante-dix premières pages du livre, et il y a le
résumé positif et vraiment utile de bien des volumes dans ces
soixante-dix pages-là. Sous la plume de M. Baudry, chaque
loi de variation vocalique trouve une formule à la fois claire
et élégante à faire se damner bon nombre de grammairiens
aussi secs qu'ennuyeux. C'est surtout dans les dix paragra-
phes consacrés à la question multiple de l'accent tonique que
se montrent avec le plus de tact les habitudes de pondération
prudente qui distinguent notre critique philologue. Ainsi,
après avoir exposé le sommaire de tout ce qui a été dit sur
l'accentuation sanskrite, M. Baudry ajoute : « Que conclure
de là? Faut-il abandonner l'espoir de tîxer les lois de l'ac-
centuation sanskrite? Oui, si l'on poursuivait un principe
absolu au moyei; duquel on pût en sanskrit, comme on le
peut en latin et en allemand, déterminer du premier coup
d'œil la syllabe qui doit porter l'accent dans tout mot donné.
A cet égard, en sanskrit et dans les noms grecs, l'usage seul
peut enseigner la place de l'accent. Mais si l'on se borne à
caractériser d'une façon générale les principes qui ont pré-
sidé au choix de la syllabe accentuée, on peut dès aujour-
d'hui parvenir à des résultats satisfaisants, et MM. Benfey
et Benloew notamment nous semblent être dans la bonne
voie en tant qu'ils rapportent l'accentuation sanskrite au prin-
cipe logique. La seule modification que nous proposerions à
leur système consistei'ait à l'élargir et à tenir le plus grand
compte possible de la liberté avec laquelle l'accent se promène
en sanskrit, tantôt sur les divers éléments déterminants et
tantôt sur le déterminé lui-même. »
L'étude des variations des voyelles aryaques ou « primi-
— 470 —
tives » amenait une autre question non moins délicate que
celle de l'accent tonique, je veux parler de la primitivité
ou de la non-primitivité de la « pseudovoyelle » r. Au
temps de leur vie commune, les Aryas possédaient-ils cette
vibration de la pointe de la langue accompagnée d'une ré-
sonnance de la voix sans couleur décidée, de teinte grisâtre
enfin? Non, répond l'illustre père de la linguistique indo-
européenne ; non, répond avec lui M. Baudry. Oui, répond
le parallèle intégral des langues sœurs ; car, si la « pseudo-
voyelle » f n'eût pas existé dans la langue commune, avant
la séparation des tribus, vous n'expliqueriez jamais les
variations phonétiques qui donnèrent à l'aryaque les trans-
formations parfois si nombreuses d'une même rai4ne verbale
à base de R. Avec un primitif BHARg ou BHRAg, germ.
brek-, brik-, lat. frag-, gr. çpay-, fléchir (d'où tenir, porter,
p. 151), rompre (d'où briser, mâcher, manger, jouir de,
p. 157), essayez donc, je vous prie, d'expliquer les permu-
tations des lettres qui auraient donné les variantes certaines
et certainement aryaques de la même racine : BHUg, skr.
bhuj, lat. fug- et fung-; BHRUg, germ. bruk-,bruik-,
lat. friig ; BHAg, skr. baj, avec bhaks, gr. çay-^, lat. fag-.
Que la pseudovoyelle r permute avec une voyelle franche,
avec a, avec u, et que BHÏ]g devienne BHAg ou BHUg,
c'est ce qui se sent et se conçoit aisément ; mais ce que vous
ne sentirez, ni ne concevrez jamais, c'est que BHRAg et
BHRUg deviennent BHAg et BHUg. Quant au renforce-
ment (guna) de BHPg en BHARg, russe beregu, goth.
bairgan, etc., ou en BHRAg, gr. «ppay-, lat. frag-, etc., il
ne saurait faire question. Et de même, je comprends très
bien que l'aryaque Rg, forme secondaire de I}, tendre vers,
aller, comme BHI]g, est une forme secondaire de BHH, flé-
chir avec les individualisations 2, 3, 9 et 10 (p. 161) de-
vienne Ag, skr. «y, gr. ay-, lat. ag-^ et RAg, skr. raj, lat.
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reg-, germ . rek, rik; mais qui oserait soutenir que REoere,
RAg, faire aller, a donné son identique Aaere, Ag, faire
aller? Ag et RAg sont et resteront deux modes d'être, deux
états collatéraux provenant d'un double mode de devenir
d'un seul et même verbe T]g. Mais la thèse qui affirme. la
primitivité du r vocalique reviendra dans la Revue, et si
j'ai insisté quelques instants sur l'erreur de Bopp, c'est uni-
quement pour remplir mes devoirs de critique impartial à
l'endroit du livre de M. Baudry.
Bien que « vocalisme » appelât consonnantisme , M. Bau-
dry n'a pas voulu écrire ce grand mot-là, et les chapitres sur
les consonnes sont tout simplement intitulés : Des consonnes
en général, — des consonnes explosives, — des conson-
nes contiyiues.
A peine a-t-il donné son classement naturel des consonnes,
que notre savant grammairien distingue avec bonheur entre
la méthode d'invention et la méthode d'exposition. Il dit
(§ 74) : « La grammaire comparative, étant fondée sur l'ob-
servation, ne reconnaît d'autres lois que celles qu'on tire des
faits observés. Mais pour faciliter l'étude à nos lecteurs et
pour les diriger à l'avance dans le dédale des permutations,
on trouvera bon que nous devancions ici le résultat de l'ob-
servation en indiquant, par leurs caractères essentiels, les
principes qui président à la permutation des consonnes. »
Il pose ensuite deux grands principes de permutation : l*» le
principe de transition; 2° le principe de la moindre action.
Le principe de transition « consiste en ce que la permuta-
tion ne marche que pas à pas et ne fait qu'un pas à la fois.
Ainsi le k sanskrit, permutant en cette langue avec le ç, ne
fait que changer d'ordre, mais non de famille, les palatales
n'étant que des gutturales affaiblies. De même en grec, le
k originaire, permutant avec % ou x, ne change que de fa-
mille, non d'ordre ni de degré. »
— 472 —
Une grande vérité, empruntée à l'histoire naturelle des
langues, suggère ensuite à notre auteur- les réflexions sui-
vantes : « Le principe de transition contient, pour ainsi dire,
la condition des permutations, mais il n'en donne pas les
causes. Elles doivent être cherchées dans une tendance gé-
nérale du langage à se rendre plus facile à mesure que les
mots passent au sens dit symbolique, qui les emploie pour
exprimer une certaine idée, sans plus se soucier des élé-
ments représentatifs qui les ont amenés à cette signification. »
Si le principe de transition représente l'axiome des scien-
ces naturelles : Natura non facit saltus, le principe de la
moindre action correspond à un autre principe de dynami-
que vitale, celui du moindre effort ou dé la moindre dépense
de force.
Ce dernier principe se manifeste dans les permutations
« de quatre façons principales :,1° par la substitution ; 2*'par
l'affaiblissement; 3° par l'accommodation ; 4° par la méta-
thèse. »
Alors (p. 86) est exposée pour la première fois, dans ce
livre si bien fait d'ailleurs, cette étrange pensée que le con-
sonnantisme germanique qui, tout entier, est un perpétuel
RENFORCEMENT des articulations du langage aryaque, de-
vrait cette métamorphose du faible au fort (de D à T, de G
à K, etc., etc.) au procédé de substitution, la substitution
étant « une des quatre façons principales » dont se manifeste
« le principe de la moindre action ou du moindre effort. »
Qu'il me soit permis de renvoyer ici le lecteur aux pages
283-289 de la Revue et au travail de M. Abel Hovelacque,
intitulé : La théorie spécieuse de Lautverschiebung
(Paris, Maisonneuve, 1868), car la question est grave, très
grave, et je ne pourrais la reprendre ici avec tous les déve-
loppements qu'elle comporte.
L'accommodation euphonique des consonnes, troisième
— 473 —
mode de manifestation du principe du moindre effort,